MADAME DE CHARRIERE ET LA REVOLUTION FRANÇAISE |
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Quand j’ai commencé à m’intéresser à Mme de Charrière, ses biographes m’ont entraînée dans deux directions:
Les uns, Geoffrey Scott, dans le Portrait de Zélide, et, à sa suite, Simone de Beauvoir, dans Le Deuxième Sexe, décrivaient à loisir la monotonie de son existence à Colombier, aux côtés d’un époux insignifiant. Elle aurait ecrit - pour se distraire - quelques romans, puis se serait réfugiée dans le silence:
‘Les années passaient de façon aride. M. et Mme de Charrière vieillissaient côte à côte, séparés par tout un monde, et plus d’un visiteur, poussant un soupir de soulagement au sortir de la maison, avait l’impression d’échapper à une tombe close... La pendule battait son tic-tac, M. de Charrière, en bas, travaillait à ses mathématiques; de la grange montait le rythme des fléaux... La vie se poursuivait bien que les fléaux l’eussent vidée de son grain... Une vie de petits faits, désespérément réduits à boucher les moindres crevasses de la journée, voilà où en était arrivée cette Zélide qui détestait la petitesse.’ G. Scott: Portrait de Zélide (cité par S. de Beauvoir dans Le Deuxième Sexe, p. 123). Conclusion: ‘C’est le mariage qui a lentement assassiné l’éclatante Belle de Zuylen.’ Voilà comment, au nom du féminisme, une femme pouvait parler d’une autre femme, écrivain comme elle!
D’autres biographes, plus attentifs et plus sérieux, Philippe Godet par exemple, dans son remarquable ouvrage Mme de Charrière et ses Amis, tout en reconnaissant l’importance de son oeuvre, ont insisté avant tout sur le scepticisme de sa pensée. Elle aurait considéré la littérature comme un jeu et l’histoire comme un drame dans lequel il serait inutile d’intervenir:
‘A quoi bon agir, en effet? A quoi bon s’enthousiasmer? A quoi bon vivre? A quoi bon? Cela résume, hélas! pour Mme de Charrière, sa conception de l’humaine destinée. Par là s’explique son dilettantisme fiévreux, cette activité à tout propos, mais un peu vide, sans but précis, dans laquelle la pauvre désenchantée a consumé sa vie’ (op. cit., p. 79). Montaigne disait: ‘Que sais-je?’ Elle, répétait: ‘A quoi bon?’
Dans les deux cas, l’action et l’oeuvre de Mme de Charrière sont escamotées. D’ailleurs, en France, la critique universitaire reflète encore fidèlement ces attitudes, en les radicalisant parfois. Consultez des histoires de la littérature: jusqu’à une date récente, Isabelle de Charrière - quand elle y figurait - avait droit tout au plus à deux lignes. Seuls les spécialistes de Benjamin Constant lui accordent un peu de considération, mais c’est pour la cantonner dans un rôle secondaire, celui d’égérie.
Peu satisfaite de ces interprétations, je suis retournée aux textes, à tous les textes que rassemble la monumentale édition Van Oorschot. A l’approche du bicentenaire de la Révolution française, j’ai voulu surtout étudier la manière dont cette femme avait vécu les troubles qui secouaient l’Europe entière. Les résultats sont curieux.
On découvre d’abord que c’est indubitablement la Révolution qui a révélé à Belle, égarée jusque là dans les divertissements mondains, sa vraie nature d’écrivain, en l’orientant vers une carrière de pamphlétaire, voire de journaliste, à laquelle semblait la destiner depuis longtemps sa verve caustique. Seulement, elle ne disposait encore que d’un terrain d’observation limité, géographiquement et socialement: la bonne société d’Utrecht, celles de Lausanne ou de Neuchâtel, mondes clos et un peu figés. Cela donnait d’excellentes caricatures, dans sa correspondance de jeune fille, des contes satiriques comme le Noble, ou de beaux romans épistolaires.
Arrive la Révolution: la scène s’élargit aux dimensions de l’Europe... Les péripéties du drame allaient être aussi nombreuses qu’imprévisibles. Comment Belle, si attentive à l’actualité, aurait-elle pu rester indifférente ou silencieuse? Les années 1788-1794 seront pour elle une période d’intense création: lettres. pamphlets, poésie, roman, théâtre. Elle touche à tous les genres, pour traiter sous tous ses aspects un seul et même immense sujet: le phénomène révolutionnaire.
Deux qualités essentielles définissent l’oeuvre de Mme de Charrière au cours de cette periode: un remarquable talent d’observatrice, dû en grande partie sans doute à sa position privilégiée au centre de l’Europe; une volonté affirmée d’influencer par sa plume les événements et les hommes, car elle croit à l’efficacité de la littérature et se comporte volontiers en ‘écrivain engagé’.
Talent d’observatrice? Le hasard fait bien les choses: Mme de Charrière s’est toujours trouvée, d’une manière ou d’une autre, au coeur de l’actualité révolutionnaire. La première fois, c’est à Paris, en 1786-’87. On sait qu’elle avait décidé d’y faire un long séjour, peut-être pour échapper au ‘spleen’, peut-être aussi pour s’adonner à la littérature et aux arts dans la capitale des Lumières. Or la ville où elle débarque est en pleine effervescence. Les salons qu’elle fréquente, celui des Suard, celui de Mme Saurin, lui permettent de rencontrer les futurs ‘leaders’, La Fayette, Bailly... Elle participe aux grands débats d’idées qui préludent à la convocation des Etats-Généraux: sur l’arbitraire et les lettres de cachet, sur la liberté religieuse, les richesses de l’Eglise, l’inegalité sociale, la peine de mort... Ses premiers pamphlets, les Observations et conjectures politiques, en 1788, et les Lettres d’un Evêque françois à la nation, en 1789, portent la marque de ces débats et de l’enthousiasme généreux qu’ils suscitaient en elle.
Ensuite, c’est à Colombier même, où elle est revenue s’enfermer pour le restant de ses jours. Là, dans les années 1789-’92, on pourrait la croire indifférente au monde extérieur, comme un ermite... Erreur: jamais elle n’a vécu aussi intensément. Grâce au réseau qu’elle anime, elle se situe vraiment au centre.
Comme Voltaire à Ferney, elle vibre à chaque événement dont la nouvelle lui parvient, et sa correspondance retentit des échos de toute l’Europe.
A Paris, Mme Saurin, Mme de Serent, D. de La Roche et quelques autres évoquent pour elle, non sans réserves, les travaux des assemblées (la Constituante, puis la Législative), bref le déroulement de cette révolution bourgeoise qui correspond à ses voeux.
Aux Pays-Bas, ce sont naturellement ses proches qui la tiennent au courant: après l’échec de la révolution, le retour au statu quo ne va pas sans problèmes.
A Turin, premier refuge de l’émigration française, elle possède un correspondent bien informé: Jean-Pierre de Chambrier d’Oleyres, Ministre de Prusse auprès du roi de Sardaigne.
A la fin de l’année 1791, par le plus grand des hasards, son réseau va s’étendre jusqu’à Berlin: son amie Henriette L’Hardy devient dame de compagnie de la comtesse Dönhoff, la ‘demi-reine’, et séjourne dans l’entourage du roi Frédéric-Guillaume II. La correspondànce des deux amies, bourrée de détails romanesques et domestiques, laisse filtrer des indications curieuses sur la politique prussienne.
N’oublions pas, dans ce tour d’horizon, les innombrables missives que Benjamin Constant lui adresse de Brunswick, ni les nouvelles qui lui parviennent de la remuante république de Genève, et aussi de Lausanne, de Neuchâtel...
Rares sont les contemporains qui ont pu centraliser une telle masse d’informations. Aussi la vision qu’elle nous donne, non seulement de la Révolution française, mais encore des révolutions occidentales en général, est-elle d’une ampleur remarquable. Et cette vision panoramique n’est entachée d’aucun chauvinisme, d’aucun préjugé de classe.
Le 10 août 1792, tout bascule. Colombier cesse d’être un balcon protégé, un observatoire privilégié, car la Révolution, si l’on peut dire, rejoint Belle à domicile. On connaît le fait décisif: son voisin et ami, Georges de Montmollin, le fiancé de la jeune émigrée Julie de Trémauville, le ‘bel archet’ avec qui l’on faisait de la musique, a été tué aux Tuileries dans le massacre des Gardes suisses. Il faut lire l’annonce de la nouvelle dans la correspondance pour comprendre ce qu’a été le choc ressenti: Belle ne se remettra jamais de ce traumatisme. Pour elle, la violence l’emporte désormais sur la raison. Le Jacobin, voilà l’ennemi.
Sa réaction est d’autant plus vive que la Révolution et, du même coup, la Contre-Révolution, font irruption dans son univers familier: l’agitation jacobine envahit la Principaute... Le 15 décembre 1792, on plante à Colombier un arbre de la Liberté!
Les véritables envahisseurs, cependant, ce sont les aristocrates français en exil. Leur nombre n’a cessé de croître au fil des ans dans cette principauté accueillante. La vision de Belle s’oriente alors dans d’autres directions: l’afflux des émigrés, en bouleversant les conditions de sa vie quotidienne, relègue au second plan les événements extérieurs et propose à son talent une nouvelle source d’inspiration.
Sensible à la détresse des exilés qu’elle s’emploie à soulager, elle saisit pourtant sur le vif leurs ridicules: étroitesse d’esprit, attachement nostalgique à des privilèges périmés, incapacité de s’adapter au monde nouveau. Mais elle a la surprise de découvrir parmi les plus jeunes des personnalités attachantes, celle, par exemple, de Camille de Malarmey de Roussillon avec qui elle correspond longuement, sans doute parce qu’il lui ressemble: perpétuellement errant, étranger aux sociétés qu’il traverse, il lui renvoie souvent, comme un miroir, sa propre image.
Sur ce point, on peut dire que Belle nous offre de l’Emigration une des peintures les plus originales et les plus nuancées. Ainsi, la connaissance qu’elle a pu avoir du phénomène révolutionnaire nous paraît aussi peu conventionnelle que possible, puisqu’elle résulte d’expériences et de contacts personnels: la vie à Colombier n’était peut-être pas aussi monotone que le prétendent les biographes!
Comme on est loin aussi, pendant toute cette période, du scepticisme qui, sur la foi de ses propres déclarations, lui a été souvent attribué! C’est vrai, sa correspondance traduit un certain désenchantement: elle renvoie dos à dos aristocrates et démocrates, Jacobins et Jésuites, surtout après le 10 août, quand les violences parisiennes lui font horreur. Mais, dans ces lettres, il faut faire la part des réactions épidermiques déclenchées par l’annonce d’un événement précis qui la choque, ou par la personnalité de son correspondant. Avec Benjamin Constant, par exemple, il est de bon ton d’afficher un scepticisme élégant.
Or, si nous négligeons ces aveux, trop souvent dictés par les circonstances, et si nous regardons son activité d’écrivain, nous voyons apparaître chez elle une profonde certitude: la littérature est une arme plus qu’un divertissement. On doit pouvoir, par la seule force de l’écrit, infléchir la politique des princes, diriger l’opinion publique, modérer les mouvements populaires. Belle est bien de son siècle quand elle affirme les pouvoirs de la Raison et des mots.
J’en donnerai pour preuve l’histoire de ses oeuvres pendant la période révolutionnaire: toutes ont été écrites très rapidement, à chaud, si l’on peut dire, pour répondre à quelqu’un ou à quelque chose; toutes visaient un destinataire précis, même si leur portée universelle permet encore de les apprécier aujourd’hui. En un mot, elles correspondent exactement à la définition de la ‘littérature engagée’!
Voyez son premier pamphlet, qui traite à la fois de la révolution batave et des événements parisiens, les Observations et Conjectures politiques: elle le diffuse d’abord auprès des personnalités hollandaises, et elle dira plus tard: ‘Je voulais aussi qu’on l’envoyât et le vendît à Paris, comme on aurait pu faire de tout autre ouvrage périodique.’
C’est reconnaître ouvertement sa vocation de journaliste d’opinion. Comme Voltaire et Diderot, elle rêve de conseiller les princes, surtout au début de la Révolution, quand elle croit possible l’établissement en France d’une monarchie à l’anglaise. Comment comprendre autrement l’étrange itinéraire qu’elle fait suivre à ses deux contes moraux, Bien-né et Aiglonette? Le premier parvint peut-être à Versailles... et valut en tout cas un emprisonnement aux libraires qui le diffusaient. Le second est, par ses soins vigilants, envoyé directement à Marie-Antoinette, aux Tuileries. L’histoire ne dit pas si le conte est arrivé à bon port et a pu inspirer à la Cour des réflexions salutaires. Mais Belle ne désarme pas: quand l’occasion se présente, c’est au roi de Prusse qu’elle s’adresse, directement ou non: on la voit, par exemple, suggérer à son amie Henriette L’Hardy de saines lectures à faire au Roi pour le soustraire à l’influence pernicieuse de son favori et de la secte des Illuminés. Et les Lettres trouvées dans la neige contiennent, à son adresse, une lettre fictive bourrée de bons conseils, qui, très probablement, parvint jusqu’à Berlin. Il est difficile de prendre ces audaces répétées pour un simple jeu.
De plus, Belle a découvert, comme ses contemporains, les journalistes et publicistes français, la force qui régit les sociétés modernes: l’opinion publique. Et, du même coup, le pouvoir de ceux qui peuvent la gouverner. Je me contenterai de deux exemples:
C’est d’abord le rôle important qu’elle joue en 1790 dans l’édition de Rousseau, aux côtés de Du Peyrou, et dans la défense de Thérèse Levasseur. Elle contribue ainsi à diffuser ce mythe rousseauiste qui fortifiera la pensée révolutionnaire, et, ce faisant, prépare la séance historique du 21 décembre 1790 où l’Assemblée nationale décide d’élever une statue à J.-J. Rousseau et de servir à sa veuve une pension annuelle de 1200 livres.
Il y a ensuite la chance extraordinaire qui lui est offerte, en février 1793, par Charles-Godefroy de Tribolet, chancelier de la Principauté. Pour apaiser les esprits et mettre fin aux affrontements entre Jacobins coiffés du bonnet rouge et Monarchistes porteurs de la cocarde orange, il imagine de faire appel à l’opinion. Belle s’en charge et, avec sa promptitude habituelle - vertu journalistique par excellence - compose en trois jours les deux premières Lettres trouvées dans la neige. D’autres suivront, en quelques semaines, et leur efficacité semble démontrée, puisque le calme se rétablit assez rapidement.
Par deux fois, notons-le, les oeuvres de Mme de Charrière (ce texte et les Observations ont été attribuées au comte de Mirabeau. Attribution flatteuse: les faussaires reconnaissaient implicitement dans ces publications les qualités de l’homme politique le plus en vue du moment.
On pourrait croire que sa carrière d’écrivain engagé s’arrête là puisqu’elle retourne ensuite au roman et au théâtre. Or, si l’on se penche sur les oeuvres des années ’93-’94, les Lettres trouvées dans des porte-feuilles d’Emigrés et les trois comédies, l’Emigré, l’lnconsolable, la Parfaite Liberté, on s’aperçoit qu’elles restent, exactement comme les précédentes, au service d’une cause et qu’elles visent, comme les précédentes, des destinataires précis: les aristocrates français en exil. Belle prétend leur inculquer un idéal politique et une sagesse. L’idéal politique, c’est le libéralisme et la justice sociale. La sagesse, c’est l’acceptation du monde nouveau qui est en train de naître, et dont les principes, à condition d’être appliqués en douceur, lui paraissent excellents: fin des privilèges, régénération par le travail.
Certes, ces oeuvres ont eu, plus encore que les précédentes, une diffusion limitée, mais la volonté qui les sous-tend n’a pas changé. Malgré les déceptions qu’elle a éprouvées sur le plan littéraire, Mme de Charrière croit toujours au pouvoir des mots! La question qu’on peut légitimement se poser, pour finir, est la suivante: cette littérature militante a-t-elle eu l’impact souhaité sur les responsables politiques, sur l’opinion, sur les émigrés? L’oubli dans lequel elle est tombée nous inviterait à répondre par la négative... Qu’il me soit permis de proposer une autre interprétation: comme toute littérature engagée, elle est étroitement tributaire des opinions de son auteur. Or nous connaissons l’indépendance de Mme de Charrière, rebelle à toute étiquette partisane: trop aristocrate pour les uns, trop démocrate pour les autres, elle avait peu de chances de séduire un vaste public et de passer à la postérité qui préfère les personnages tout d’une pièce.
D’autre part, comme toute littérature d’actualité, elle disparaît aussi vite que l’actualité qui l’a suscitée. Tel est le sort, aujourd’hui, de ces feuilles imprimées que Mme de Charrière appelait ‘papiers-nouvelles’ et que nous appelons tout simplement journaux.
Mais, pour le lecteur moderne qui, à la veille du bicentenaire de la Révolution, cherche à y voir clair, lire ces oeuvres c’est retrouver à la fois la palpitation de la vie dans une chronique foisonnante et porter sur les événements le regard lucide du grand écrivain classique que fut Isabelle de Charrière.
Lettre de Zuylen et du Pontet, no. 13 (septembre 1988), pp. 5-7.