Valérie Cossy

L’éCRITURE DE LA PATERNITé OU L’ENFANCE DES PèRES: PREVOST-DASSIER, SIR WALTER FINCH… ET VICTOR FRANKENSTEIN silhouet

Article basé sur la conférence donnée au Château de Zuylen le 14 octobre 2000

Cet article propose de contextualiser le thème de la paternité tel qu’il apparaît dans les Finch (O.C., IX) en comparant la vision du père selon Isabelle de Charrière à celle que l’on peut découvrir dans deux textes de l’époque aux statuts fort différents: un document historique et un roman fantastique.
Le document historique consiste en un exemple authentique de journal tenu par un père sur les progrès de ses enfants, un garçon et une fille, entre 1789 et 1808, à Genève.1 L’intérêt de ce texte réside dans sa forme, qui est exactement celle qu’Isabelle de Charrière fait adopter à son personnage de fiction: un cahier qui commence avec la naissance des enfants et suit leurs progrès jusqu’à l’âge adulte à travers une période politique troublée. Ce père patriote et républicain, René-Guillaume-Jean Prevost (1749-1816), dit Prevost-Dassier (du nom de son épouse, Olympe-Caroline-Charlotte Dassier), est notaire, membre du Conseil des CC,2 issu d’une famille patricienne de la République: il se présente sur la page de titre comme Conseiller d’Etat et lieutenant de police. Il est le frère de Pierre Prevost, professeur à l’Académie de Genève et correspondant d’Isabelle de Charrière. Les lettres dont nous disposons dans les Œuvres complètes ne mentionnent pas l’éducation des enfants Prevost, mais on ne peut exclure, néanmoins, qu’Isabelle de Charrière ait eu vent du cahier rédigé par le frère de son ami. Et même s’il est impossible d’établir un lien direct entre la rédaction des Finch et ce cahier tenu par un père genevois, la forme que prennent le document historique et le roman d’Isabelle de Charrière de même que les années concernées (la période de 1789) rendent la comparaison intéressante.
Le lien entre les Finch et Frankenstein, roman de science fiction écrit en 1816 par une jeune auteure de dix-huit ans, Mary Shelley, peut paraître moins évident. La présence du thème de la paternité et le contexte genevois du roman encouragent néanmoins les rapprochements. Au-delà de l’exploit scientifique, Mary Shelley nous offre avec Frankenstein une réflexion séculière sur la nature de l’humanité et de la liberté dans la droite ligne de Rousseau. Elle inscrit cette réflexion dans un récit que l’on peut qualifier de fantastique mais dans lequel la relation père-fils occupe néanmoins le premier plan. Ainsi le lecteur est très bien renseigné sur le père du scientifique fou et sur l’éducation qu’il a donnée à celui-ci. Et c’est par rapport à ce modèle représenté par la relation entre Alphonse (le père) et Victor Frankenstein que Mary Shelley détaille par la suite la relation entre ce dernier et la ’créature’ à laquelle il donne la vie, la vie seulement, devrait-on dire.
Le caractère fantastique du récit éclipse souvent l’ancrage socio-géographique clairement défini de l’œuvre. Car Frankenstein est genevois non seulement de par l’histoire de sa rédaction (fruit d’un jeu littéraire auquel s’étaient livrés Byron, son médecin Polidori, Shelley et Mary durant leur résidence à Genève), mais il l’est aussi de par son contenu, de par ses personnages et les lieux de l’action. Comme il l’explique en préambule à son récit, Victor et son père sont de vrais Genevois:

  I am by birth a Genevese; and my family is one of the most distinguished of that republic. My ancestors had been for many years counsellors and syndics; and my father had filled several public situations with honour and reputation.3

La lecture comparée de ces textes vise à dégager une image de la paternité, à mieux cerner ce que ce concept pouvait recouvrir comme réalité mais aussi comme attentes et comme modèles au moment où Isabelle de Charrière rédigeait les Finch. Cette lecture croisée montrera ce que des femmes, notamment, pouvaient adresser comme critique à l’image du père telle qu’elle se dessinait à leur époque. Indépendamment de ce qu’un magistrat genevois, une précoce intellectuelle anglaise et la dame du Pontet aient pu savoir ou non les uns des autres ou de leurs écrits, leurs textes, en tout cas, sont traversés d’un même fil rouge, et ce fil rouge, comme on peut s’y attendre, c’est Rousseau. Implicitement et explicitement, l’auteur de l’Emile, le citoyen de Genève, est présent dans les trois textes. Ainsi Prevost-Dassier invoque ’l’immortel Jean-Jacques’ lorsqu’il explique comment, avec sa femme, il a choisi de vêtir ses enfants sans ’aucune des entraves usitées anciennement’. Et, lorsque son fils est âgé de huit ans, il l’envoie chez un menuisier pour occuper ses loisirs. La référence au menuisier est aussi présente dans les Finch, mais de manière critique, lorsque, dans un salon parisien, un ’jeune philosophe élégant’ suggère à Sir Walter de suivre le ’conseil que donne Rousseau’ (p. 543). La mère du petit William, attachée jusqu’à l’entêtement à son rôle de nourrice, place d’emblée la naissance et l’éducation de son fils dans un contexte très rousseauiste (p. 519). Quant au texte de Mary Shelley, il est véritablement truffé de références à Rousseau. Dans le premier volume du roman, l’éducation de Victor, le scientifique, est très clairement présentée comme une éducation naturelle ou négative:

  Our studies were never forced; and by some means we always had an end placed in view, which excited us to ardour in the prosecution of them. It was by this method, and not by emulation, that we were urged to application. […] Perhaps we did not read so many books, or learn languages so quickly, as those who are disciplined according to the ordinary methods; but what we learned was impressed the more deeply on our memories (Frankenstein, pp. 21-22).

Puis, dans le deuxième volume, la ’créature’ raconte à son tour ce [p. 7] qu’il est convenu d’appeler son ’enfance’ dans un récit à la première personne où sont évoquées toutes les étapes des apprentissages d’Emile: éveil des sens, des émotions, apprentissage des mots et des choses, de l’usage des outils, de la lecture, révélation de sa sensibilité, puis développement de sa pensée et de sa morale. La ’créature’ passe toutes ces étapes en une année (p. 107). L’être créé par Victor Frankenstein est aussi une illustration par l’absurde du postulat sur la volonté de toute-puissance de l’homme par lequel s’ouvre Emile: ’Il […] défigure tout, il aime la difformité, les monstres; il ne veut rien tel que l’a fait la nature, pas même l’homme’.4
Au-delà des allusions particulières, une idée surtout relie les textes de Prevost-Dassier, Isabelle de Charrière et Mary Shelley à l’Emile de Rousseau: l’éducation est non seulement le devoir mais la prérogative des pères. Les parents que nous rencontrons au fil de ces textes sont en effet dans la droite ligne de la séparation absolue des rôles qu’établit Rousseau dans la première partie de son traité:

  Comme la véritable nourrice est la mère, le véritable précepteur est le père. Qu’ils s’accordent dans l’ordre de leurs fonctions ainsi que dans leur système; que des mains de l’une l’enfant passe dans celles de l’autre (Emile, p. 22).

Lorsqu’elle était encore Belle de Zuylen et qu’elle écrivait à Constant d’Hermenches, l’auteur des Finch rêvait pour sa part d’être à la fois mère et précepteur, de s’approprier, en tant que femme, le rôle que Rousseau réserve exclusivement aux pères:

  Une de mes plus douces esperances c’est d’élever un jour mes fils; j’apprendrai nuit et jour tout ce qu’on voudra, tout ce qu’ils devront savoir pour le leur enseigner ensuite; je hais les gouverneurs, me laissera-t’on en tenir lieu à mes fils? Me laissera t’on tacher d’en faire des hommes heureux, des citoyens utiles? 5

Ce désir de femme d’assurer l’éducation et le bonheur de ses fils à venir est-il encore présent dans son dernier roman où elle a choisi d’adopter la voix d’un père? Comme perspective d’approche, je me propose de regarder comment l’invisibilité des femmes est thématisée dans chacun des trois textes, une perspective qui devrait contribuer à mieux saisir la charge ironique contenue dans les Finch.

  Mon plan est d’inscrire successivement, sans travail & sans gêne, autant que mes occupations me le permettront, tout ce dont je croirais utile pour nous, ou pour vous, de conserver le souvenir.

Voilà comment Prevost-Dassier décrit sa tâche au début de son cahier. La mère apparaît comme lectrice potentielle du cahier, lorsqu’il passe de ’je’ à ’nous’, et les enfants, ’pour vous’, sont présentés comme les dépositaires du texte. S’il n’annonce aucune méthode de rédaction particulière, Prevost-Dassier inscrit néanmoins l’éducation de ses enfants dans un contexte public, clairement républicain:

  Votre bonne santé, Votre gaîté & votre bon caractère nous donnent les meilleures espérances. Votre position dans une République libre, où la paix est enfin rétablie, & où fleurissent les sciences, les arts & le commerce; Une fortune médiocre, mais suffisante […]; de bons parens & de bons amis; un frère excellent sous tous les rapports, […] qui vous servirait de père si je venais à vous manquer; tout concourt, mes chers enfants, pour nous promettre les plus heureux succès. - mais les circonstances sont rarement constantes, & c’est dans notre propre constance, dans notre attachement à l’ordre, à l’instruction, à la perfection physique & morale; c’est dans cette noble ambition que vous aurez de mériter l’estime publique & l’attachement de vos parens & de vos amis.

Comme le narrateur d’Isabelle de Charrière, Prevost-Dassier ouvre son cahier sous le coup d’une crainte. Mais alors que Sir Walter se met à écrire pour soulager une angoisse d’ordre privé, liée aux chances de survie de la mère et de l’enfant, c’est la peur des bouleversements collectifs qui est à l’origine du journal de Prevost-Dassier, ’commencé le 3 juillet 1789’, selon l’indication de la page de titre. Dans le roman d’Isabelle de Charrière, l’écriture au présent commence quatre jours après la naissance de William; elle nous livre en direct l’image d’un père en détresse, désemparé face à un nourrisson chétif: ’O vivez, mon fils! ô Dieu, conservez mon fils!’ C’est en aparté, à la troisième personne, comme si, après celle de sa mère, il anticipait la mort du bébé, que Sir Walter nous révèle la raison d’être de son cahier: ’J’ecris ceci pour que mon fils, s’il peut vivre, sache un jour dans quelle anxiété je suis aujourd’hui pour lui.’ (p. 519). Dans le cahier de Prevost-Dassier, par contre, l’écriture au présent ne commence que lorsque les enfants sont âgés de quatre et trois ans (Marianne est née en 1785, Charles en 1786). Leur naissance et leurs premières années sont racontées rétrospectivement, en deux ou trois pages, ce qui, dans le cadre de cette éducation très genevoise, réduit encore la présence de la mère, puisque ces premières années sont précisément les seules où son rôle est censé être prépondérant.
En plaçant d’emblée sur un même pied ’l’estime publique’ et ’l’attachement de vos parens’, Prevost-Dassier témoigne d’un esprit républicain totalement étranger à la tournure aristocratique de Sir Walter. Charles et Marianne appartiennent à leur famille et à la république. La ’constance’ privée que Prevost-Dassier veut leur inculquer doit parer à une perte d’identité collective, voire à la restaurer, au moment où la République de Genève peut être menacée dans son existence. Dans le roman d’Isabelle de Charrière, le père vit replié sur sa bibliothèque, et c’est Ralph, son valet, qui se charge d’ambitionner pour l’héritier des Finch un destin politique et des devoirs d’homme public.
De nombreuses entrées du cahier sont consacrées aux leçons et aux maîtres choisis par Prevost-Dassier, aux différentes matières que Charles et Marianne commencent à tel ou tel âge et à leurs progrès scolaires. Répondant à la moindre stimulation, apprenant avec facilité, Marianne semble faite pour une instruction sans contrainte. La concentration est pour elle une attitude spontanée, apprendre un jeu. Au moment où son père entame son cahier, alors qu’elle est âgée de quatre ans et demi, et après seulement ’quatre mois de leçons’, ’elle commence à lire assez bien sans épeler, les monosillabes, les mots qui lui sont familiers. -Elle apprend aussi un peu à coudre et à tricoter’. Elle fait honneur à tous les livres que son père lui lit (L’ami des enfants de Berquin, en 1789) ou lui offre (des contes de fées, Caroline de Lichtfield, Don Quichotte, Adèle et Théodore, Les Veillées du Château, Plutarque, en 1795). En plus de son aptitude à l’étude, Prevost-Dassier se plaît à déceler chez sa fille des qualités typiquement féminines. Alors qu’elle a un peu plus de quatre ans, il loue sa ’douceur’ et sa ’flexibilité naturelle’. La même année, il relève, inquiet mais attendri, ses ’élans de sensibilité’. Lorsqu’elle a dix ans, il s’extasie sur sa ’naïveté’ et sur sa ’pureté’, des qualités, bien sûr, qui ne servent jamais à qualifier [p. 8] son fils. Ce désir du père de voir confirmé en sa fille un certain idéal féminin ne va pas toujours sans mal, au point qu’il en arrive à se décrire comme contraint de ’consigner ici le mal comme le bien’. Le ’mal’, c’est la vivacité de sa fille, présentée comme un accident dans un caractère essentiellement féminin, accident qu’il s’agit de corriger, voire d’éradiquer, pour faire de Marianne une femme accomplie. Il adresse à sa fille, lorsqu’elle a onze ans, une lettre sur ’l’importance d’acquérir plus de douceur dans le caractère’, et, en 1798, il lui offre le Legs d’un père à ses filles, de Gregory, une brochure qu’il a lue lui-même avec ’beaucoup d’intérêt’. L’original, A Father’s Legacy to His Daughters, publié pour la première fois en Angleterre en 1774, est un de ces livres d’instruction pour jeunes filles que Mary Wollstonecraft qualifiera de fléau dans sa Vindication of the Rights of Woman (1792) et John Gregory, l’auteur, un de ces écrivains qu’elle accuse d’’avoir fait des femmes des objets de pitié, voire de mépris’ (cf. le titre de son cinquième chapitre) en négligeant leur qualité d’être rationnel.6
Charles Prevost, comme William Finch, est un élève à qui il n’est pas aisé d’apprendre. Etourdi, turbulent, il ne se plie à aucune des méthodes adoptées successivement par son père pour lui apprendre à lire et à écrire. Education domestique, collège, qu’il commence avec une bonne année de retard sur ses camarades, pensions, rien ne semble faire façon de ce que son père, à mainte reprise, appelle sa ’vivacité naturelle’. Alors qu’elle est considérée comme un défaut de caractère chez Marianne, cette vivacité n’est envisagée que comme un frein à l’instruction chez Charles: ’son extrême vivacité & sa légèreté le rendent peu capable d’attention & d’application’, observe-t-il en 1793. Mais cela n’entame en rien ce qu’il appelle son ’bon caractère’: ’vif & quelquefois impatient, mais bon, franc & généreux; toujours disposé à donner, gai & bon compagnon avec ses amis, mais léger & étourdi’. Le père ne mentionne pas avoir laissé des billets d’instruction ou de remontrance à son fils au sujet de sa vivacité. Il faudra pourtant renoncer même aux séances chez le menuisier, ’qui étaient une occasion inévitable de dissipation’ (1798). En septembre 1794, le père a été obligé de reconnaître que son fils ’a 8 ans accomplis & ne sait pt lire’. Il lui fait alors donner, avec quelque succès, des leçons de lecture par son oncle, Pierre Prevost. Après avoir tâté de plusieurs pensions à Genève et dans le canton de Vaud, Charles sera finalement soumis à un régime plus radical. A quatorze ans, il est envoyé dans le Yorkshire, chez un pasteur quaker, M. Tatam. Il y restera deux ans, au cours desquels la discipline et l’austérité semblent avoir porté quelques fruits puisque son père peut alors le former aux affaires et se met en quête d’une place d’apprentissage dans le commerce, loin de Genève, qui présente encore trop de distractions…
Toutes les décisions concernant l’éducation de Charles et de Marianne sont prises par leur père. Leur mère est soit consentante, soit à persuader. Le cahier révèle ici et là, entre les lignes, des dissensions entre les parents au sujet du fils. La mère a du mal à se séparer de lui, rechigne à l’envoyer en pension; le père craint les effets de la tendresse de sa femme sur son éducation. Prevost-Dassier oscille dans son journal entre la complaisance vis-à-vis de ce qu’il considère comme une propension naturelle et féminine, la tendresse maternelle, et la réprobation. On imagine aisément qu’il doit souvent s’autocensurer, tant nous surprennent, lorsqu’ils surviennent, les reproches qu’il adresse parfois à sa femme. Ces reproches détonnent en effet dans l’atmosphère générale du tableau familial qu’il dépeint à l’usage des siens. Ainsi, lorsqu’il envoie Charles, âgé de dix ans, dans une pension à Vufflens il observe que ’c’est un cruel déchirement pr [sa] femme, qui souvent ne peut retenir ses larmes’. Prevost-Dassier soupçonne néanmoins Charles de ’laisser surtout un libre cours à sa sensibilité devant sa mère, dont il augmente l’attendrissement’. Et lorsqu’il reçoit le premier rapport du directeur de la pension, très sévère au sujet du manque de sérieux de Charles, Prevost-Dassier accuse directement sa femme: ce ’ton de miniardise, qui vient sans doute de l’habitude d’être fort caressé par sa tendre mère’. Et, quatre ans plus tard, lorsqu’il s’agit de persuader Mme Prevost-Dassier d’envoyer Charles en Angleterre, il la qualifie de ’mère si tendre & qqfois si faible’. Sous la plume du père, la mère apparaît uniquement comme dispensatrice de tendresse n’ayant pas le sens des responsabilités, justifiant ainsi le partage établi par Rousseau qui confie l’éducation au seul père.
La dernière entrée du cahier au sujet de Marianne date de février 1806. Elle relate la naissance de son premier enfant, ’une fille très bien portante’, qui fera, ’comme sa mère, le bonheur de ses parens’. Charles apparaît pour la dernière fois en juin 1808, alors qu’il entre comme associé ’dans la maison Lombard & Lullin, Banquiers très estimés’. C’est après avoir établi sa fille dans la vie privée et son fils dans la société que Prevost-Dassier referme définitivement son cahier. Cet authentique journal d’éducation genevois nous donne donc à voir une éducation dirigée par le père et une éducation parfaitement différenciée en fonction du sexe des enfants.

C’est à une subversion radicale des images attachées à l’idée de paternité que nous convie Mary Shelley dans Frankenstein, qu’elle dédie à son propre père lorsqu’elle le publie en 1818. Son père, faut-il le préciser, était William Godwin, auteur qu’admirait beaucoup Isabelle de Charrière.7 Ecrit en 1816, Frankenstein est un roman dont l’action se déroule dans la seconde moitié du XVIIIe siècle; il s’agit en partie, comme dans le cas des Finch, d’un commentaire sur la période révolutionnaire (genevoise et française). Dans le cadre de cette étude sur la paternité, deux questions m’intéresseront plus particulièrement: pourquoi Mary Shelley a-t-elle jugé utile de décrire en détail l’enfance et l’éducation de Victor Frankenstein, dominées par un père exemplaire? Quel(s) lien(s) établit-elle entre cette relation père-fils et le comportement de Victor?
Dans le premier chapitre de l’édition de 1818, Mary Shelley fait narrer par Victor l’histoire du mariage de ses parents et de son enfance genevoise. Comme Julie d’Etange, Caroline Beaufort a épousé en Alphonse Frankenstein un ami de son père; elle est un [p. 9] gage de l’amitié entre les deux hommes: son mariage sert à payer une dette morale contractée par son père, et son mari est également pour elle une figure paternelle. Elle se soumet sans difficulté à ce mariage et, sur son lit de mort, elle-même unira son fils Victor à Elizabeth, la nièce de son mari qui a grandi dans son foyer. Ce mariage des enfants est voulu comme ’a consolation for your father’ (p. 26). A leur tour Victor et Elizabeth se conforment sans discuter à ce qu’exige le bonheur paternel, Victor parce qu’il ne pense qu’à ses études et Elizabeth parce qu’elle apparaît dépourvue de volonté propre. Le portrait de Mme Frankenstein qui orne la bibliothèque de la maison familiale illustre parfaitement cette culture du patriarcat: elle n’y a pas été dépeinte seule, mais sous la forme d’un ’historical subject’. Selon le vœu de M. Frankenstein, le tableau montre sa femme en figure de la piété filiale, ’in an agony of despair, kneeling by the coffin of her dead father’ (p. 58). Avec la famille Frankenstein, Mary Shelley a mis en scène un microcosme obnubilé par le père. La ’créature’ elle-même finit par comprendre, pour son malheur, que ce qui fait le bonheur dans la société humaine c’est ’high and unsullied descent’ (p. 96), une conception de la descendance qui implique le culte du père.
C’est dans ce contexte d’extrême valorisation de l’image paternelle qu’il faut comprendre l’ambition de Victor Frankenstein:

  A new species would bless me as its creator and source; many happy and excellent natures would owe their being to me. No father could claim the gratitude of his child so completely as I should theirs (p. 36).

Victor rêve donc d’être le père d’une race qui lui devrait absolument tout. En donnant la vie, en supplantant la nature, il rend superflue toute intervention d’un élément féminin, que la tradition dans laquelle il a grandi voue exclusivement, précisément, aux fonctions naturelles. Mais ce qu’il découvre en même temps que le mystère de la vie, c’est qu’elle n’est en soi pas grand-chose: un processus matériel qui s’explique et se reproduit aisément, naturellement ou artificiellement. Dans le roman de Mary Shelley, il n’y a pas exaltation mais au contraire démystification de l’acte de création et de la naissance (cf. pp. 38-9; 77; 110). Par cette démystification elle force ses lecteurs à s’interroger sur la dévalorisation implicite des fonctions naturelles et maternelles dévolues aux femmes. Elle suggère qu’en leur assignant seulement la tâche de donner la vie et d’en prendre soin, les femmes sont susceptibles d’être supplantées voire escamotées, au point de devenir des gages entre les hommes, des quantités négligeables dans le processus symbolique de filiation.
Mary Shelley montre également que ce qu’il y a de plus difficile à donner, ce n’est pas la vie, mais l’humanité. ’You raise me from the dust by this kindness’, dit la créature à l’aveugle qui consent à lui adresser la parole (p. 109). Pour le monstre, le faire surgir de la poussière ne signifie donc pas lui avoir donné la vie, mais le traiter en être humain. Mary Shelley admet dans sa préface que, selon les savants de son époque, il n’est pas exclu qu’un jour l’exploit scientifique de Frankenstein devienne réalité (p. 3). En cela, elle ne fait que renchérir sur son père, William Godwin, qui, à la fin de Political Justice, prédit la domination prochaine de l’esprit humain sur la matière.8 Ce qui intéresse Mary Shelley dans le récit de Frankenstein c’est, comme elle le dit, qu’il offre un ’point de vue’ ’for the delineating of human passions’ (p. 3). C’est donc les sentiments humains et la nature de l’humain, non l’exploit scientifique en lui-même, qui l’intéressent.
Mary Shelley prend soin de définir l’humanité, celle de Victor et celle de sa créature, en termes philosophiques. La dimension rousseauiste du personnage de Victor Frankenstein ne tient pas seulement à son éducation, mais au fait que son humanité est déterminée par le désir de perfectionner sa condition, par sa perfectibilité, qualité qui, selon le Discours sur l’origine de l’inégalité, différencie l’homme de l’animal.9 La qualité sur laquelle se fonde l’humanité du monstre, inséparable de la perfectibilité dans la pensée de Rousseau, c’est la liberté, qui fait de l’homme une créature capable de dépasser son instinct: ’Ce n’est donc pas tant l’entendement qui fait parmi les animaux la distinction spécifique de l’homme que sa qualité d’agent libre’.10 Ayant fait un mauvais usage de sa liberté, Frankenstein en arrive à oublier que cette liberté est constitutive de son humanité: ’If our impulses were confined to hunger, thirst, and desire, we might be nearly free’, s’exclame-t-il, rongé par les remords (p. 75). Evoquant sa souffrance, la créature recourt au même enchaînement d’idées, révélant par là même qu’elle est un être libre et perfectible et qu’elle partage avec son créateur sa condition humaine: ’Oh, that I had for ever remained in my native woods, not known or felt beyond the sensations of hunger, thirst, and heat’ (p. 96). Lorsqu’elle comprend sa condition d’être libre, égal aux hommes, la créature demande alors à son créateur de le reconnaître comme son fils. Elle a trouvé la preuve de sa filiation dans le journal de Frankenstein, dérobé lors de son évasion du laboratoire: ’I learned from your papers that you were my father’ (p. 114). Le monstre qualifie ici Victor de ’père’ et la trace écrite fonctionne, dans le contexte ironique du roman de Mary Shelley, comme signe unique et dérisoire de la filiation.
Alors que la littérature du XVIIIe siècle est remplie de scènes de ’malédictions paternelles’,11 Mary Shelley construit son intrigue autour d’une malédiction filiale. Chez elle, c’est le fils qui menace le père en lui rappelant ses devoirs: ’Do your duty towards me, and I will do mine towards you and the rest of mankind’, voilà ce qu’exige la créature, sous peine de détruire la famille Frankenstein. C’est donc forcé et contraint que Victor finit par reconnaître qu’il a des devoirs de père vis-à-vis de l’être sensible et rationnel auquel il a donné la vie:

  For the first time, also, I felt what the duties of a creator towards his creature were, and that I ought to render him happy before I complained of his wickedness (p.79).

Pour faire de son ’fils’ un être heureux et sociable, Victor va devoir accomplir une tâche assez différente de celle de son père. Son ’fils’ n’exige pas de lui une ’éducation’, qu’il a su se procurer tout seul, [p. 10] car, dans le roman de Mary Shelley, les pères aussi finissent par être remplaçables. Non, ce qu’exige le monstre de son créateur, c’est une compagne: ’You must create a female for me’ (p. 118). Dans un premier temps, Victor accepte la tâche que lui confie son ’fils’: ’I shall deliver into your hands a female who will accompany you in your exile’ (p. 122). Il part créer un nouveau laboratoire au fin fond de l’Ecosse et se lance, une seconde fois, à corps perdu dans son bricolage scientifique. Il n’achèvera pourtant jamais cette créature féminine car ce qu’il comprend en la fabriquant - ce que son éducation genevoise ne lui avait pas appris - c’est que ce sujet féminin qu’il est en train de créer, qui va être doté de qualités humaines, sera, comme son ’fils’, un sujet libre:

  He [the creature] had sworn to quit the neighbourhood of man, and hide himself in deserts; but she had not; and she, who in all probability was to become a thinking and reasoning animal, might refuse to comply with a compact made before her creation (p. 138).

Effrayé, Victor renonce alors à remplir sa promesse (p. 139). De son incapacité et de celle de son ’fils’ d’envisager l’autonomie d’un sujet féminin naîtront des malheurs en série, imputables, en dernier recours, à la culture patriarcale dans laquelle Victor a été élevé.

Une lecture comparée du thème de la paternité permet d’évaluer le potentiel allusif et ludique de Frankenstein par rapport à un contexte historique et idéologique dont le journal de Prevost-Dassier fournit le cadre. Si le cahier du magistrat genevois suggère un alignement non problématique sur des notions de masculinité et de féminité dérivées de la pensée de Rousseau, il en va tout autrement du roman fantastique écrit par la fille de Godwin et Wollstonecraft. Dans ce roman, le modèle de la famille républicaine et patriarcale est mis en relation avec les notions d’humanité et de liberté telles que Rousseau les a définies. Il en ressort clairement que l’homme universel auquel est censée s’appliquer la notion de liberté est un sujet masculin, et que Victor se retrouve confronté à une impossibilité conceptuelle dès lors qu’il s’engage à créer à l’usage de son fils un sujet humain qui soit féminin et libre. Selon le roman de Mary Shelley, il est donc moins difficile de créer un être vivant de bric et de broc dans un laboratoire que de réconcilier ces deux pans de la pensée de Rousseau que sont sa conception de la femme et sa définition de l’humanité.

Pour conclure ce parcours, j’aimerais me concentrer sur la manière dont Isabelle de Charrière thématise dans les Finch l’absence et l’invisibilité des femmes dans le discours philosophique et pédagogique de son époque. Isabelle de Charrière ne va certes pas aussi loin que la jeune radicale anglaise: il n’y a pas extinction de la race des Finch au terme de son roman. Mais la critique ludique de Mary Shelley doit nous inciter à prendre avec prudence les propos de Sir Walter et à ne pas sous-estimer l’ironie de son auteur. La voix de Sir Walter peut-elle être confondue avec celle d’Isabelle de Charrière? Sinon, où peut-on situer les zones de tension ou de rupture entre l’auteur et son narrateur? La jeune femme qui rêvait d’être elle-même un gouverneur pour ses fils est-elle vraiment devenue avec les années aussi bêtement pragmatique et résignée que les propos parfois misogynes de Sir Walter le laissent supposer?
Contrairement à Prevost-Dassier et contrairement à Alphonse Frankenstein, Sir Walter est un père qui livre à son fils de nombreuses réflexions sur les femmes et sur ses propres relations avec elles. Le récit de ses échecs et de ses désillusions remplit les premières entrées de 1780, écrites en toute liberté alors que William, encore nourrisson, représente un lecteur très hypothétique. Sir Walter commence par déclarer avoir été élevé ’dans la peur des femmes’ par un père déraisonnable et misogyne (p. 523). Il n’évoque sa mère qu’une seule fois, en passant, au point que le lecteur ne sait même pas si elle était morte ou vivante durant son enfance (p. 531). Son adolescence a été marquée par le triste spectacle de son père dominé et terrorisé par une maîtresse vulgaire et malhonnête. Puis, envoyé à l’Université pour se préparer, comme beaucoup de fils cadets de l’aristocratie, à devenir ecclésiastique, il préfère passer sa jeunesse à bonne distance des femmes. Au moment où d’autres découvrent le sentiment amoureux, l’exemple malheureux de son frère aîné qui se consume, ’pâle’ et ’décharné’, pour l’amour de Lady Mary aggrave encore son éloignement des femmes (p. 524). L’absence de contacts avec les femmes est néanmoins palliée par l’imagination: il pare une inconnue (qui s’avèrera être cette même Lady Mary) des qualités de deux héroïnes de fiction, Julie d’Etange et Clarissa Harlowe (p. 526). Cette ’chimère’ qu’il s’invente est en fait la seule femme dont Sir Walter sera jamais amoureux, au point d’en rendre jalouse sa jeune épouse (pp. 525, 527). Même lorsqu’il finit par rencontrer Lady Mary pour de bon, devenue entre temps l’épouse de son meilleur ami, Lord Frederic, la femme vivante suscite en lui beaucoup moins d’émotions que son image rêvée. Il admet même avoir été ’détourné d’elle par son image’ (p. 530).
C’est seulement après la mort de son frère aîné que Sir Walter est confronté à la nécessité de se choisir une femme. Lui que rien ne prédisposait à la vie conjugale se retrouve, en tant que seul dépositaire du patrimoine familial, dans l’obligation de se marier. Contrastant avec les lignes sentimentales consacrées à la ’chimère’, le récit de son mariage est d’une platitude effrayante:

  Dès que je m’appelai sir Walter Finch, avec un bien clair et libre de toutes dettes, on me pressa de me marier. […] Je différai tant que je pus, mais enfin, je fus conduit à épouser ta mère. L’amour, de mon côté du moins, n’eut pas la moindre part à ce mariage; de sorte que les premiers jours j’étois sans cesse tenté de vivre comme si je n’avois pas été marié (p. 527).

Pour compléter le tableau, Sir Walter avoue qu’avant son mariage, alors qu’il rêvait encore à sa chimère, il s’est laissé piéger, comme son père avant lui, par une femme vulgaire et manipulatrice, Fanny Hill, à laquelle il a fait un enfant (p. 525). ’Fanny Hill’, c’est évidemment le nom de l’héroïne de Memoirs of a Woman of Pleasure de John Cleland (1748-9), le roman érotique le plus célèbre d’Angleterre. En montrant Sir Walter tomber dans les bras de Fanny Hill alors qu’il rêve à Julie et à Clarissa, Isabelle de Charrière choisit de suggérer, chez son narrateur, un niveau maximal d’aveuglement et d’incompétence. Ainsi le père de William est un homme qui ne connaît qu’un modèle abstrait de femme, à qui, comme il l’admet, ’la compagnie des femmes […] déplaît’ (p. 527). L’’ange’ qu’il imagine (p. 526), créature sans volonté propre, à l’entendement borné, est bien la seule ’femme’ susceptible de partager la vie de cet ermite, qui déclare n’aimer dans la vie ’que les théories’ (p. 527). Ce qui le différencie néanmoins des pères que nous avons évoqués jusqu’ici, c’est qu’il a la candeur de le dire à son fils.
Tout au long de son cahier, Sir Walter apparaît à la fois attiré par la question du rôle des femmes, conscient même de son importance pour le bonheur de son fils. Il ne rechigne pas à relever des faits qui contredisent à la fois l’opinion dominante et ses préférences personnelles. Mais il apparaît simultanément enclin à se re- [p. 11] plier rapidement sur une position conformiste qui, pourtant, il le sait, ne conduit pas au bonheur. Ainsi il a pris soin de noter les velléités égalitaires de sa jeune épouse qui, lors d’une promenade, lui demanda s’il n’était pas d’avis ’que les femmes partageassent avec les hommes toutes les charges et tous les honneurs’ (p. 521); et il évoque Lady C. abordant ’le vieux chapitre des droits méconnus des femmes’ (p. 534). Il pense même que William doit connaître l’existence de ce mécontentement féminin, lui conseillant de lire ces épisodes ’avant de prendre une femme’ (p. 521). Mais, ayant à peine soulevé le voile sur la question des droits des femmes, il l’élude aussitôt par une anecdote à la conclusion cynique, où il dit s’accommoder d’une situation où les femmes feraient tout ce que font les hommes, mais de manière non officielle: ’J’aime ces suppléans qui, sourdement, sans bruit, sans gloire, font la besogne du fonctionnaire en titre, mais ne le débusquent pas.’ (p. 533). Poursuivant la plaisanterie, il déclare même vouloir être l’auteur d’un roman où l’héroïne ’peinte d’après cette idée, soit l’âme invisible de tout ce qui l’entoure. Nécessaire à chacun, elle s’ignorera elle-même: personne ne saura ce qu’elle est, ce qu’elle fait, ce qu’elle vaut’ (p. 536). En dehors de cette plaisanterie, le cahier de Sir Walter ne fournit pas à William de modèle autre que celui de la ’suppléance’ ou de ’l’âme invisible’. On imagine aisément qu’à cet endroit du texte, l’ironie et peut-être l’amertume de l’auteur, Isabelle de Charrière, vont beaucoup plus loin que l’ironie du narrateur, Sir Walter Finch.12
En faisant intervenir des personnages féminins au statut fictionnel évident - Julie, Clarissa, Fanny - Isabelle de Charrière a clairement suggéré le niveau d’abstraction voire d’aliénation auquel se nouent les rapports entre les sexes. C’est d’ailleurs un personnage féminin qui trouble la vraisemblance de son propre roman: en étant simultanément la femme dont le frère de Sir Walter a été éperdument amoureux, la chimère dont lui-même rêve et, finalement, l’épouse de son meilleur ami, Lady Mary a l’air de fonctionner comme un modèle ou une idée plutôt que comme un personnage. Elle est la femme pour une génération entière de personnages masculins. Ce qu’il y a d’intéressant, c’est qu’Isabelle de Charrière la fait graduellement évoluer du statut d’objet fantasmé à celui de femme vivante, qui s’exprime, et dont Sir Walter reproduit les propos. Entre le début et la fin de ce parcours, Lady Mary aura passé du modèle sentimental rousseausiste et richardsonien au modèle féministe à la Wollstonecraft. L’épisode où elle apparaît enfin en tant que personnage la montre en effet contredisant son mari sur la manière d’éduquer leur fille (pp. 538-39). Ce passage est tout à fait conforme à l’esprit du cinquième chapitre de la Vindication of the Rights of Woman: l’argumentation de Lady Mary est dans la lignée du féminisme rationnel de Wollstonecraft alors que Lord Frederic s’exprime comme Gregory, l’auteur que Prevost-Dassier recommande à sa fille. Dans ce débat, Sir Walter se range du côté de l’argument rationnel, féministe en l’occurrence, et conclut que ’Lady Mary avait raison’ (p. 539).
Qu’elle ait ou non lu le traité de Mary Wollstonecraft, Isabelle de Charrière, comme Mary Shelley, apparaît incapable de faire l’économie d’une réflexion sur le statut du sujet féminin dans un roman d’éducation autour duquel plane forcément le fantôme de Rousseau. La question du mariage de William est celle sur laquelle se termine le cahier de Sir Walter. Isabelle de Charrière n’a pas représenté d’échec à l’instar d’Emile et de Sophie ou de Frankenstein, mais un mariage différé indéfiniment en dehors de l’espace du roman.13 La question du couple dans la formation de William fonctionne comme une absence visible dans le roman d’éducation d’Isabelle de Charrière. Sir Walter a beau être un père progressiste, aimant, favorable au rapprochement des conditions, se refusant à user de son autorité paternelle, pas plus que le précepteur d’Emile, il ne parvient à préparer son fils au bonheur conjugal. Le bonheur à Williams Bourg est un bonheur entre hommes, clairement stigmatisé, dans la ’Suite’, comme une régression dans le monde de l’enfance (p. 588). Mais Sir Walter, en laissant à son fils ses réflexions sur les femmes, fait plus que les autres pères évoqués dans cet article. En cela, il est peut-être un ’nouveau père’.
Il appartient à chaque lecteur et à chaque lectrice de décider si ce ’nouveau père’ fait du dernier roman d’Isabelle de Charrière une œuvre optimiste ou pessimiste.

Notes

1. Prevost-Dassier, ’Journal d’éducation’, Genève, BPU: Ms Suppl. 880. Merci à Jean-Daniel Candaux qui, au moment où je préparais mon édition des Finch, a attiré mon attention sur ce document. J’ai cru bon de ne pas surcharger mon texte en indiquant pour chaque citation les références des feuillets. Les dates citées et l’âge des enfants permettront aux lecteurs intéressés par le document de retrouver aisément les passages concernés.
2. Le Conseil des Deux Cents (assurait, avec le Petit Conseil, le gouvernement de la République de Genève au XVIIIe siècle).
3. Mary Shelley, Frankenstein; or the Modern Prometheus (1818), édition de Marilyn Butler, Oxford, Oxford UP (World’s Classics), 1994, p. 18 (toutes les références ultérieures à Frankenstein s’appuient sur cette édition).
4. Emile ou de l’éducation (1762), édition de François et Pierre Richard, Paris, ’Classiques Garnier’, 1964, p. 5.
5. Lettre du 26 août 1764, O.C., I, p. 278. Raymond Trousson a montré que Belle de Zuylen lit Rousseau dès la parution de ses ouvrages. Elle avait donc lu l’Emile au moment où elle fait ce commentaire. Cf. Raymond Trousson, Défenseurs et adversaires de J.-J. Rousseau, d’Isabelle de Charrière à Charles Maurras, Paris, Champion 1995, pp. 30-35.
6. Mary Wollstonecraft, A Vindication of the Rights of Woman (1792), éd. de Carol Poston, New York, Norton, 1988 (2e édition), p. 99.
7. Dans cet article où il est question de l’absence des mères, il convient de rappeler que la mère de Mary Shelley, morte à sa naissance, était Mary Wollstonecraft.
8. Enquiry Concerning Political Justice (1793), éd. par Isaac Kramnick, Harmondsworth: Penguin. 1985, p. 759.
9. Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755), Œuvres complètes, Paris: Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, t. III, p. 142. Le concept de ’perfectibilité’ et la définition de l’homme qui en découle sont repris par Godwin au chapitre VIII du premier livre de Political Justice.
10. Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 141.
11. A ce sujet, voir Jean-Claude Bonnet, ’De la famille à la patrie’, dans Histoire des pères et de la paternité, sous la direction de Jean Delumeau et Daniel Roche, Paris: Larousse: 2000 (1ère éd., 1990), pp. 245-67, notamment la partie intitulée ’La scène paternelle’.
12. Dans la ’Suite des Finch’, William est amoureux de Molly Melvil comme son père l’était de Lady Mary: comme d’une femme imaginaire. Alors que des modèles romanesques présidaient à l’élaboration de la ’chimère’ du père, c’est précisément le passage du cahier traitant de la femme en tant qu’âme invisible qui inspire le fils (O. C., IX, p. 592).
13. Au terme de la ’Suite des Finch’ (demeurée inédite jusqu’en 1981), tout entière consacrée à la question du mariage, William n’a toujours pas trouvé d’épouse.

Valérie Cossy enseigne la littérature anglaise à l’Université de Fribourg.

In: Lettre de Zuylen et du Pontet, no. 26 (2001), pp. 6-11.