Raymond Trousson
PRESENCE DE VOLTAIRE DANS L’OEUVRE D’ISABELLE DE CHARRIERE silhouet
Résumé de la conférence donnée au château de Zuylen le 8 octobre 1994.

Lorsque Constant d’Hermenches, séjournant à Ferney, entonne un chaleureux dithyrambe à la gloire de Voltaire, Mme de Charrière lui répond, laconique, le 23 avril 1772: ‘C’est un méchant homme de beaucoup d’esprit. Je le lirai, mais je n’irai pas l’encenser.’1 Ce jugement aussi sévère que lapidaire résume assez bien son opinion sur l’écrivain le plus illustre de son siècle.
A cette époque, il y a beau temps que ses écrits lui sont familiers. Les premières allusions apparaissent dans les lettres qu’adresse à Belle sa gouvernante, qui a regagné la Suisse à la fin de 1753, mais entretient avec elle une correspondance affectueuse. La jeune Belle continue de pratiquer Voltaire de son côté: en 1755, elle tient dans Nanine le rôle de l’aigre baronne de l’Orme. En 1758 enfin, Mlle Prévost l’informe que Voltaire est aux Délices et presse son ancienne élève de faire sans trop tarder le pèlerinage. Un conseil que Belle ne suivra que vingt ans plus tard.
Mlle Prévost était engageante, mais peut-être fallait-il à Belle un intercesseur à la fois plus convaincant et plus prestigieux. Elle le rencontre en la personne de Constant d’Hermenches. Nul n’était mieux qualifié, puisqu’il était en rapport avec le grand homme depuis son arrivée en Suisse et qu’il entretiendra avec lui, jusqu’en 1777, une correspondance régulière. Le 22 novembre 1755 déjà, Voltaire lui a offert un exemplaire de L’Orphelin de la Chine et surtout n’a pas tardé à découvrir chez le brillant officier des aptitudes d’acteur non négligeables. Lorsque son service ne le retient pas en Hollande, d’Hermenches interprète des rôles dans certaines pièces de Voltaire qui s’est installé à Montriond, près de Lausanne. Vous êtes, lui écrit-il le 13 décembre 1758, le ‘plus aimable colonel suisse qui ait jamais servi les Bataves’. Il le recommandera en 1764 à la duchesse de Grammont, soeur du duc de Choiseul. Le philosophe se rend à dîner chez d’Hermenches, qui, lui-même, séjourne à l’occasion à Ferney. Les deux hommes seront aussi en rapport au moment de l’affaire Calas et le 5 novembre 1776. Voltaire félicitera encore son ami à l’occasion de son second mariage.
Belle n’ignore pas ces flatteuses relations et, dès le début de sa correspondance avec d’Hermenches, en juillet 1762, elle se défend de la continuer en assurant, modeste ou coquette: ‘Mes lettres ne donneraient guère de plaisir à un homme accoutumé à celles de M. de Voltaire.’ Détrompez-vous, se récrie le galant officier: ‘Vous écrivez mieux que personne que je connaisse au monde, je n’en excepte pas Voltaire.’
Les références à Voltaire sont jusqu’ici de l’ordre du badinage, mais l’affaire Calas ramène son nom dans leur conrespondance. En meme temps qu’il lui propose de lire Statira, d’Hermenches adresse à la jeune fille les textes récemment publiés par Voltaire pour la défense de la malheureuse famille, ainsi qu’un poème de sa façon, Beaux génies où il célébre le courage et la générosité du patriarche. Par le même courrier, il lui fait parvenir le Mémoire à consulter de l’avocat Pierre Mariette, dont l’avant-propos en forme de lettre encense Voltaire. La réaction de Belle est mitigée: si elle compatit au sort des protestants persécutés par l’intolérance et salue l’intervention de Voltaire, elle flaire cependant la recherche de la publicité et manifeste devant cette ostentation une antipathie instinctive. Vous êtes injuste, répond d’Hermenches, les louanges en tete du Mémoire à consulter sont parfaitement méritées: ‘M. de Voltaire est vraiment louable, parce qu’il n’avait aucune vocation pour aider cette famille protestante; les Genevois leur refusaient un asile, il s’exposait à déplaire au ministre de France qui le comble de caresses, en mettant au jour les suites de l’esprit d’intolérance et en attaquant la probité et la justice d’un parlement; il se ferait mille ennemis puissants pour soutenir des gens abandonnés de leur propre parti.’
Préférez-vous donc ces bons chrétiens qui ne veulent rien savoir ou cet ‘homme de poids’ devant qui Voltaire déplorait le sort des Calas et qui répondit: ‘Que nous importe qu’on ait roué un homme quand nous perdons la Martinique?’ (14 octobre 1762, t. I, pp. 139-140).’ Belle accepta la mercuriale et se rendit aux arguments de son ami:
‘L’apologie de l’avis de l’éditeur est très juste et très satisfaisante. M. de Voltaire a fait plus que je ne savais. La réponse de cet homme de poids est abominable. On pourrait faire bien des réflexions sur la folie et la cruauté de ces politiques qui sacrifieraient tout a ce qu’ils appellent la gloire et le bien de l’Etat et qui ne s’embarrassent pas du bonheur de ceux qui le composent (18-19 octobre 1762, t. I, p. 141).’
Frappante réflexion chez cette jeune femme de vingt-deux ans qui fera un jour le même commentaire sur les révolutionnaires plus soucieux de l’Etat et du gouvernement que des citoyens.
D’Hermenches se défend d’ailleurs d’etre en tout d’accord avec Voltaire. ‘Je suis en guerre ouverte avec lui sur le déisme,’ explique-t-il, le 17 novembre novembre 1763 (t. I, p. 159). Voltaire venait en effet de publier son Catéchisme de l’honnête homme qu’il attribuait malicieusement à Jean-Jacques Rousseau, et auquel d’Hermenches osa opposer sa Réponse d’un Suisse qui lui valut en retour un Billet de M. de Voltaire au Suisse. Sa riposte eut un effet inattendu. Non seulement Belle l’apprécia et l’en félicita (25-27 décembre 1764, t. I, p. 367), mais elle en donna lecture à des amies qui changèrent soudain d’opinion sur le sulfureux d’Hermenches.
Ces discussions n’ont pourtant pas fait de Belle une grande-prêtresse du culte voltairien. Après le printemps de 1767, le grand homme disparaît à peu près de leur correspondance pendant cinq ans. Lorsqu’il est à nouveau question de lui, Mlle de Zuylen est devenue Mme de Charrière et, transplantée en Suisse, elle ne demeure plus aussi loin de l’illustre. Le 23 mars 1772, d’Hermenches entame, depuis Ferney, le los de son idole, mais Mme de Charrière répond, obstinée: ‘C’est un méchant homme de beaucoup d’esprit[...] (23 avril 1772, t. II, p. 275).’ Les années ni la proximité n’ont rien changé à son opinion.
C’est qu’elle porte sur le philosophe un jugement qui est d’abord d’ordre moral, puis d’ordre esthétique. Voltaire lui semble avoir bien des côtés méprisables et même, comme l’en avait jadis accusé Rousseau dans le Discours sur les sciences et les arts sacrifier la profondeur au souci de briller.
En 1773, davantage par curiosité que par véritable intérêt, elle s’informe de la santé du vieillard, qu’une fois de plus, on dit mourant, et d’Hermenches la rassure. C’est la dernière fois qu’il sera question de Voltaire dans leur correspondance (t. II, p. 296). Tant d’années d’entretiens n’avaient pas suffi, et Constant d’Hermenches avait échoué à faire entrer son amie dans la troupe des thuriféraires de Voltaire. Elle devait pourtant céder, quatre ans plus tard, à la tentation d’approcher ce personnage entré dès son vivant dans la légende. Les circonstances s’y prêtent, puisqu’elle s’est liée, à Genève, avec Mme Cramer, l’épouse de l’éditeur du philosophe, qui la presse de se rendre à Ferney. Elle rend compte de sa visite à son frère Vincent, en ces mots:
‘Je n’ai vu M. de Voltaire qu’un moment; je le trouvai moins laid, moins vieux, moins maigre, moins hâve qu’on ne me l’avait dépeint. Il me tint quelques propos d’humilité sur son âge et d’honnêteté pour moi, après quoi il se retira dans sa chambre, m’assurant qu’il ne pouvait faire autrement et qu’il allait s’y enfermer lorsque j’étais entrée. Il y fit appeler Mme Cramer avec qui nous étions allés. En revenant dans l’appartement de Mme Denis, bonne, ennuyeuse femme, nièce de Voltaire, autrefois galante, à présent malade, Mme Cramer nous dit qu’il était de mauvaise humeur, qu’il avait pris de la casse, qu’elle le tracassait, que cependant il se proposait de revenir auprès de nous, mais il y vint d’autre monde, des gens que M. de Voltaire n’aime pas, des espèces de parents, parasites, établis à Ferney, et d’autres gens encore, de sorte que Voltaire resta sur sa chaise percée. J’en fus très fâchée; j’aurais voulu le voir seulement un demi-quart d’heure à mon aise, pour que son visage en face et en profil, etc., me fût resté nettement dans l’esprit. Je n’étais pas fort curieuse de l’entendre: il n’y a qu’à le lire. S’il avait su à quoi se bornaient mes prétentions et qu’il n’y avait pas besoin d’esprit avec moi, je crois qu’il se serait laissé voir malgré sa médecine. Je m’ennuyai ce jour-là plus que je n’avais fait pendant tout mon séjour à Genève; je m’étais attendu à m’amuser; d’ailleurs il faisait assez mauvais temps. Le château de Ferney est très beau. Jamais poète n’a été si riche ni si bien logé. Le village est superbe. Beaucoup de gens opulents y ont fait des campagnes, beaucoup d’artisans à qui M. de Voltaire a avancé de l’argent y ont bâti des maisons, ou plutôt c’est lui qui les bâtit et ils s’y logent, et il leur prête de l’argent. Tout cela s’augmente tous les jours et lui fait beaucoup d’honneur. Il y a bâti une église. Voilà, mon cher Vincent, ce que j’ai vu de Ferney et du seigneur de Ferney (7 juin 1777, t. II, p. 339).’
Au-delà de cette décevante entrevue, Mme de Charrière se confirme dans son antipathie à l’égard de l’homme. Lorsqu’elle lit en 1788 la correspondance de l’écrivain avec Frédéric II, elle recommande à Chambrier d’Oleyres les lettres du souverain, mais celles de Voltaire l’irritent. Elle apprécie la légèreté et la vivacité du style ou son esprit d’à propos, mais déteste son amour des titres, sa méchanceté à l’égard de Maupertuis et surtout le flagorneur, le courtisan qui encense bassement le roi de Prusse. Au cours des mois suivants, elle a poursuivi sa lecture des volumes de l’édition de Kehl dans la réimpression de Bâle et parcouru les lettres à d’autres correspondants, désagréablement impressionnée toujours par les mensonges et les flatteries de l’écrivain, mais aussi par son défaut de véritable personnalité. Caméléon littéraire, Voltaire écrivait pour recueillir les applaudissements du public.
‘Une des choses qui m’a le plus frappée, c’est le peu de verve avec laquelle il composait. Toujours prêt à changer pour plaire davantage ou plus vite, il n’avait point de conception forte, ni vive, ni entière de ses caractères, ni de son sujet et il prostituait ses tragédies à peu près comme ses louanges (7 juin 1789, t. III, p. 140).’
Lorsque Benjamin Constant, bien des années après son oncle, tente de la convaincre que ce Voltaire qu’elle déteste était ‘un bon homme au fond’, généreux et moins vaniteux qu elle ne croit (10 décembre 1790, t. III, p. 250), elle donne la mesure de son incurable hostilité:
‘C’est toujours bien inutile de me dire du bien de cet hommt qui louait, prêtait, donnait quand il avait quelque service à demander, quelque livre ou pièce de théâtre à faire applaudir et qui hors de là ne se mettait en peine de personne, qui n’aime jamais personne, pas même sa Châtelet, et qui sut si aprement haïr et si cruellement déchirer ceux qui avaient le moins du monde égratigné son amour-propre (8 janvier 1791. t. III, pp. 263-264).’
Loin de la convertir, les manifestations de l’époque révolutionnaire l’indisposent. Une nouvelle dévotion se met en place non moins fanatique, non moins aveugle que celle de naguère. A propos de l’exhumation de l’abbaye de Scellières, le 9 mai 1791, du cercueil de Voltaire, elle hoche la tête avec pitié: ‘Ce Voltaire qu’on exhume, dont les femmes font toucher le corps à leurs enfants est à mourir de rire. C’est le pendant des saints de la légende. Il me semble que l’homme ne peut être que fou (27 mai 1791, t. III, p. 299).’
S’ajoutant aux excès, aux violences de la Révolution, le culte des grands hommes à la fois l’exaspère et l’attriste. Ont-ils jamais fait autre chose que servir leurs propres intérets? ‘J’ai toujours cru que Voltaire et Rousseau étaient jaloux de Jésus-Christ, désespérant de faire une si longue sensation et d’étendre leur influence sur autant de lieux et de siècles (15 novembre 1794, t. IV, p. 634).’ Ce qu’elle dit dans sa correspondance, elle le répète dans son oeuvre littéraire:
‘Mais quant à Rousseau et Voltaire, prenez-en votre parti, tous les saints de la légende seraient décanonisés, que ces nouveaux demi-dieux n’en réussiraient pas davantage. On peut dire du demi-dieu comme du grand homme qu’il n’en est point pour son valet de chambre: or tous les lecteurs sont des valets de chambre de ces gens-ci (t. IX, p. 109).’
Se refusant à prendre parti et les enfermant dans le même sac, elle renverra une fois pour toutes dos à dos ces divinités des temps modernes qui ont servi à cautionner tous les partis.
‘Je crois Voltaire plus vain, Rousseau plus orgueilleux, Voltaire plus uniquement préoccupé de la gloire de son esprit, Rousseau mêlant à cet amour-propre la prétention d’une espèce de vertu dont il s’enthousiasmait avant que d’en enthousiasmer les autres. Il savait s’exalter et s’attendrir tandis que Voltaire ne savait guère que plaisanter (27 décembre 1794, t. IV, pp. 683-684).’
En 1797, elle livre à Isabelle de Gélieu son opinion définitive: ‘Voltaire a su être un marchand de ses livres, et une sorte de riche seigneur, mais il n’était pas un homme de génie (28 juin 1797, t. V, pp. 326-327).’
Mais si l’homme n’a pas trouvé grâce à ses yeux, qu’en est-il de l’artiste et de l’oeuvre? A quinze ans, elle a tenu un rôle dans Nanine et, bien des années plus tard, elle lit L’Indiscret en compagnie de Thérèse Forster, la belle-fille de Huber (26 janvier 1802, t. VI, p. 481). Comme de juste, le tragique retient davantage Mme de Charrière, quoiqu’elle se borne en général de simples allusions, qui attestent sans doute une lecture, mais sans guère de commentaires. Quand elle s’occupe, à la demande de Pierre Prévost, de l’Examen d’Electre elle trace un bref parallèle entre la tragédie d’Euripide et celle de Voltaire (t. X, p. 54). Son goût l’attirant surtout vers le XVIIe siècle, elle apprécie peu l’originalité de Tancrède, tragédie médiévale où les personnages portent boucliers et hauberts et qui avait obtenu à Paris un vif succès d’émotion et de larmes, il est vrai que certaines scènes n’appartenaient déjà plus au modèle classique. D’Alzire, de Mérope ou de La Mort de César elle cite un vers (28 mai 1794, t. IV, p. 444; fin juillet 1794, p. 509; De l’esprit et des rois, t. IX, p. 245). Elle en cite un aussi de Zaïre et même à plusieurs reprises (26 avril 1796, t. V, p. 239); Henriette et Richard (p. 326) et elle relit la pièce en 1802 avec Thérèse Forster, mais nous ne saurons pas ce qu’elle pensait de cette tragédie, qui devait, jusqu’au seuil du romantisme, bouleverser des générations de spectateurs étouffant d’émotion. Les commentaires sont peu abondants, mais on ne peut douter que Mme de Charrière n’ait tenu Voltaire pour le grand dramaturge du siècle. En 1764, elle l’égale à Racine, ce qui n’est pas sous sa plume un mince compliment (3 octobre 1764, t. I, p. 315), et trente ans plus tard prescrit toujours la lecture des tragédies à son neveu (3 août 1793, t. IV, p. 138). En 1798, déplorant la décadence du goût de cette fin de siècle, elle constate: ‘Cet art tire à sa fin, et bientôt il n’aura plus d’objet ni d’aliment. Les moeurs héroïques sont trop loin de nous et même de notre imagination. Brutus et Mahomet sont presque les seules bonnes tragédies qui soient encore jouables (4 avril 1798, t. V, p. 431).’
Du poète épique, elle a évidemment lu La Henriade qu’elle reprend avec Thérèse Forster; elle en cite quelques vers et la recommande à son neveu (3 août 1793, t. IV, p. 138; 22 octobre 1801, t. VI, p. 444; t. X, p. 268), mais elle en déplore l’alignement mécanique des alexandrins: ‘Rien ne serait plus beau sans la monotonie qui rend La Henriade même un ennuyeux poème (t. X, p. 268).’ Quant à la scandaleuse Pucelle Mme de Charrière ne s’offusque pas des passages indécents, mais lui reproche son genre hybride, son manque d’ordre et d’unité. Quant à Voltaire historien, il lui avait été recommandé déjà par Mlle Prévost et elle relit l’Essai sur les moeurs en 1764 avec son frère cadet (25 février-5 mars 1764, t. I, p. 173). A son neveu, elle impose la lecture de l’Histoire de Charles XII (26-28 août 1799, t. V, p. 613).
Au total, son jugement demeure mesuré. Elle assure bien qu’il faut apprendre à écrire, comme Voltaire, ‘avec autant d’élégance et de précision que de simplicité et d’esprit’. Il lui semble que le talent de Voltaire consiste surtout à draper d’une forme séduisante des réflexions sans grande profondeur.
A la fin de sa vie, ce Voltaire finalement ravalé au niveau des petits maîtres ne lui laisse guère plus d’impression que la mousse du champagne: ‘L’excellent peintre, l’excellent écrivain sont tous deux pareillement divers en ce qu’ils écrivent ou peignent. Voltaire, en dépit de tout son esprit et de toute sa verve, est cependant monotone: c’est qu’il n’avait pas de manière (6 janvier 1796, t. V, p. 190).’
Restent les contes. Mme de Charrière n’en cite que trois. En 1767, d’Hermenches évoque L’Ingénu et lui demande si cette ‘folie’ lui a plu. ‘L’Ingénu m’a fait plaisir’, répond Belle. ‘Il y a de très jolies choses, qui rachètent les choses rebattues et froides. Il ne faut pas considérer le tout ensemble ni vouloir que cela ait un but, mais à mesure qu’on lit on s’amuse, et si après avoir fini on fait des critiques, on est fâché pourtant d’avoir fini (19 septembre 1767, t. II, p. 57; 26 octobre 1767, p. 61).’ Le commentaire est peu explicite et surtout peu pénétrant, mais le souvenir fut assez agréable pour qu’elle fît du conte, dans les Lettres neuchâteloises la lecture d’Henri Meyer et de son ami Dorville (t. VIII, p. 71). D’une tout autre importance devait être la réflexion suscitée par Zadig et Candide.
La première mention de Zadig apparaît en 1764 dans une lettre à d’Hermenches et elle citera l’oeuvre ici et là jusqu’en 1802 (12 février 1802, t. VI, p. 484; t. X, p. 189). Elle la donnera aussi pour lecture à ses personnages: au début de Caliste, Cécile et sa mère l’emportent à la campagne (t. VIII, p. 183). En tout cas, elle l’a suffisamment séduite pour qu’elle en tire le sujet de son dernier opéra.
Mme de Charrière était consciente de la difficulté de l’adaptation: ‘Le roman philosophique de Zadig avoue-t-elle, ne paraissait pas propre à fournir le sujet d’un opéra (t. VII, p. 229).’ Le drame lui paraissait ‘joli et intéressant’ dans sa diversité d’action et de personnages, mais on ne voit pas trop ce qui pouvait y subsister du message proprement philosophique. Elle avait pourtant lu le conte voltairien avec d’autant plus d’attention que le thème recoupait certaines de ses préoccupations personnelles.2
En 1764, comme d’Hermenches lui a déconseillé de s’occuper de mathématiques parce qu’elles ‘rétrécissent l’imagination’, la jeune femme réplique:
’Une heure ou deux de mathématiques me rendent l’esprit libre et le coeur plus gai; il me semble que j’en dors et mange mieux quand j’ai vu des vérités évidentes et indisputables, cela me console des obscurités de la religion et de la métaphysique, ou plutôt cela me les fait oublier, je suis fort aise de ce qu’il y a quelque chose de sûr dans ce monde. [...] Il est honteux de négliger la connaissance de la nature. L’arrangement que Dieu a mis dans l’univers est trop beau pour que je veuille l’ignorer, je voudrais comme Zadig savoir de la physique ce que l’on en sait de mon temps, et pour cela il faut les mathématiques: je n’aime pas les demi-connaissances (25 février-5 mars 1764, t. I, pp. 170-171).’
Le raisonnement est celui de Zadig lui-même, au début du conte. Comme lui, Belle croit à la possibilité d’une appréhension rationnelle de l’ordre du monde et à la cohérence de l’univers créé. L’organisation de la nature, à la différence des voies de la Providence, n’a rien d’impénétrable à l’esprit humain.3
Bien des années plus tard, lorsque Benjamin Constant l’entretient de sa vision pessimiste et s’interroge sur ‘le cui bono de cette sottise qu’on appelle le monde’, dont il ne comprend ‘ni le but, ni l’architecte’ (24 décembre 1790, t. III, p. 254), Belle l’adjure de renoncer aux débats métaphysiques sans issue: ‘Pourquoi chercher sans cesse le pourquoi de notre existence? Puisque nous existons, il fallait bien que nous existassions. Qui vous dit qu’il y ait dans tout cela un seul choix de fait, un seul acte de volonté vraiment libre? (8 janvier 1791, t. III, p. 264)’.4
Et Mme de Charrière de conclure: ‘Existons tout doucement et de bonne grâce.’
La discussion sur la destinée et la liberté reprendra l’année suivante avec Henriette L’Hardy. Libre arbitre ou prédestination? Peu m’importe à ‘moi, grande fataliste’ dit-elle (18 octobre 1792, t. III, p. 425). L’ordre du monde, fût-il incompréhensible, appelle la soumission: encore une fois, les pourquoi et les mais sont inutiles. C’est la faillite de l’anthropocentrisme et de l’orgueil humain, mais chaque chose est à sa place, Voltaire le disait dans le sixième Discours en vers sur l’homme: ‘Rien n’est grand ni petit; tout est ce qu’il doit être.’ La nécessité, l’enchaînement rigoureux des causes et des effets ont remplacé la liberté mais, pour Mme de Charrière, de la découverte de la nécessité naît une sorte d’apaisement, non un pessimisme: le ‘Tout est bien’ de Pope et de Leibniz est devenu ‘Tout est nécessaire’.5
Candide enfin ne l’a pas moins intéressée que Zadig. Elle eut l’intention, on le sait, de composer une suite au plus célèbre des contes de Voltaire. Elle n’est pas la seule, puisque l’on compte, jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, une bonne vingtaine de ces suites ou adaptations, et une cinquantaine jusqu’à nos jours.6 Cette fois encore, il reste peu de chose de son projet. Le 30 août 1790, elle parle à Benjamin Constant d’un ‘Candidet fils de Candide ou suite de l’Optimisme’, commencé la veille, mais devenu, dix mois plus tard, Frenet.7
Comme dans le cas de l’opéra de Zadig, cette suite inachevée n’est qu’un des témoignages de l’intérêt porté par Mme de Charrière au conte voltairien. Cet intérêt était ancien. Déjà Le Noble, sa première oeuvre, rappelait Candide par le ton. Au début célèbre - ‘Il y avait en Westphalie, dans le château de monsieur le baron de Thunder-ten-Tronck...’ - répond, comme un écho : ‘Il y avait dans une des provinces de France un château très ancien, habité par un vieux rejeton d’une famille encore plus ancienne.’ Le baron d’Arnonville n’est pas moins fier que son modèle allemand de ses quartiers de noblesse et, si l’intrigue et le sujet n’ont rien de commun avec Candide, la manière, l’ironie, le style rapide et enlevé font irrésistiblement songer au conte de Voltaire. Surtout Candide, comme Zadig, offre à Mme de Charrière un sujet de réflexion et une leçon de vie.
Ni les questions ni les systèmes ne résolvent rien. Le remède est dans l’activité, dans l’effort d’améliorer, si peu que ce soit, sa condition, non par une spéculation idéaliste ni par la quête de la perfection, pas plus en politique qu’en philosophie - Candide ne refuse-t-il pas de s’arrêter en Eldorado? - mais par l’action sur l’immédiat, le quotidien. Qu’elle aide les émigrés ou soutienne Henriette Monachon, elle aussi composera sa vie de ‘petites choses’8, peu spectaculaires mais utiles: là est sa morale, digne de la métairie de la Propontide.
Cette morale, on la verra encore illustrée dans Trois femmes. Dès le début, des détails viennent rappeler Candide au lecteur, à commencer par les lieux: même si l’acteur ne se montre nullement sarcastique à l’égard de l’Allemagne, ne sommes-nous pas ‘dans la plus jolie maison du plus joli village de la Westphalie’ (t. IX, p. 44)? Le brave baron d’Altendorf, solennel et pompeux, n’a pas les ridicules du baron de Thunder-ten-Tronck, mais il présente avec lui une certaine parenté. Gentilhomme ‘à soixante-quatre quartiers’, son habituel silence ‘fort grave et assez imposant’ ne témoigne pas d’une intelligence très vive: toute lecture fait irrésistiblement bâiller et s’endormir ‘le moins malin des hommes’ et son faste d’apparat n’en impose qu’à lui.
Le plus significatif n’est pas cependant dans ces échos de détails.9 Comme on sait, le roman repose sur la mise à l’épreuve de la vie de la notion de devoir selon l’impératif kantien. S’il ne s’agit plus de Leibniz, il s’agit bien, comme dans Candide de montrer la faillite des systèmes confrontés à la complexité du réel10: la démarche est identique.
On pourrait enfin, mais la recherche serait plus délicate et plus hasardeuse, s’interroger sur ce que Mme de Charrière doit à Voltaire écrivain. Car, moins sarcastique mais aussi impertinente, elle n’est pas sans avoir assimilé un ton, une manière d’écrire. Le petit récit intitulé Bien-Né, adresse à Louis XVI, est digne de Voltaire. La supercherie de la Courte réplique à l’auteur d’une longue réponse, dont l’anonymat sous-entendait habilement l’attribution à Mme de Staël, n’eût pas été reniée par le maître du genre, et même le titre résonne comme un écho de la Courte réponse aux longs discours d’un docteur allemand.11 Il y a bien chez elle, en particulier dans le pamphlet, un savoir-faire tout voltairien. On le retrouverait d’ailleurs dans un autre texte, le Fragment d’un voyage chapitre 100e, dont les premières lignes, on l’a remarqué12, sont voltairiennes par la cadence, la rapidité de l’énumération, le sens du raccourci.
Mme de Charrière s’est moins attardée sur Voltaire que sur Rousseau, dont l’intéressaient en particulier les principes pédagogiques et que Du Peyrou l’avait amenée à fréquenter assidûment à l’époque où elle l’aidait à préparer l’édition de la seconde partie des Confessions. Elle n’a voulu être la disciple ou la dupe ni de l’un ni de l’autre et dans les deux cas, son scepticisme et sa lucidité l’ont préservée d’une admiration aveugle. Ses jugements sur l’homme Voltaire sont sévères et témoignent de peu d’estime pour celui qu’elle tient pour un opportuniste, un flagorneur des grands, un esprit insincère et à qui elle concède plus de talent, de savoir-faire, que de génie. Elle n’en a pas moins subi son influence et Zadig ou Candide ont alimenté sa réflexion. Ne partageait-elle pas aussi nombre de convictions voltairiennes? Déiste, elle rejette à la fois la révélation et l’athéisme et prêche la tolérance. Penseur politique, elle se situe comme lui dans la ligne d’un réformisme libéral, non dans celle d’un bouleversement révolutionnaire. Dès les Observations et conjectures ou les Lettres d’un évêque français, elle a émis sur la redistribution des richesses de l’Eglise, l’abolition de la peine de mort ou la restitution de leurs droits aux protestants, des opinions qui étaient aussi celles du patriarche de Ferney... Plus proche de lui peut-être qu’elle ne le croyait ou ne consentait à l’admettre.

Notes
1 Nous citons les Oeuvres complètes, Van Oorschot, Amsterdam, 10 vol., 1979-1984.
2 Asychis ou le Prince d’Egypte est sans doute, comme elle dit, ‘frère très cadet de Télémaque’ (25 mai 1800, t. VI, p. 80), mais il rappelle aussi Zadig par l’orientalisme et la description de la corruption de la cour (t. IX, p. 361). Mme de Charrière jugeait elle-même l’oeuvre composite: ‘Ici du Fénelon, là du Voltaire (30 septembre 1802, t. VI, p. 510).’
3 Voir C.P. Courtney, ‘Belle van Zuylen and the Enlightenment’, Documentatieblad 27-29, 1975, p. 173.
4 Ce passage est également relevé par C.P. Courtney, Isabelle de Charrière. A Biography, Oxford, Voltaire Foundation, 1993, p. 494.
5 Sur ces raisonnements, voir R. Mauzi, L’Idée du bonheur au XVIIIe siècle, Paris, A. Colin, 1965, pp. 554-555. Cette nécessité fonde également son esthétique. Dans Trois femmes (t. IX, p. 135), elle explique que rien d’essentiel, dans un roman, ne doit dépendre d’un événement fortuit. Au contraire, tout doit y être nécessaire et il ne doit rien arriver aux personnages ‘qui pût ne pas leur arriver’. En somme, ‘il faut la pressante logique d’un enchaînement nécessaire de causes et d’effets.’ Voir là-dessus l’étude de D. Wood, ‘Un enchaînement nécessaire de causes et d’effets’, Documentatieblad 27-29, 1975, pp. 150-170.
6 Voir Ch. Thacker, ‘Son of Candide’, Studies on Voltaire 58, 1967, pp. 1515-1531; J. Rustin, ‘Les suites de Candide au XVIIIe siècle’, ibid., 90, 1972, pp. 1395-1416; J. Vercruysse, ‘Les enfants de Candide’, dans Essays on the Age of Enlightenment in honor of I.O. Wade, ed. by J. Macary, Genève, Droz, 1977, pp. 369-376.
7 Sur ce qu’on sait de la genèse, voir OC, t. IX, p. 719.
8 C.P. Courtney, Isabelle de Charrière, p. 690.
9 A. Deguise (Trois femmes. Le monde de Madame de Charrière, Genève, Slatkine, 1981, pp. 198-205) en a relevé quelques-uns.
10 C.P. Courtney, Belle van Zuylen and the Enlightenment, p. 182.
11 La remarque est faite par J. Vercruysse,OC, t. X, p. 163.
12 OC, t. IX, p. 707.

Lettre de Zuylen et du Pontet, no. 20 (septembre 1995), pp. 3-7.






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