Raymond Trousson
ISABELLE DE CHARRIERE ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU silhouet
Conférence donnée au château de Zuylen le 25 octobre 1986.

La critique a souvent souligné l’étendue insolite de la culture de Mme de Charrière. Un peu partout, dans ses oeuvres ou sa correspondance, elle multiplie les jugements sur les écrivains d’autrefois et de son temps. Parmi ces derniers, Rousseau devait tenir une place privilégiée, non seulement en raison de sa célébrité tapageuse qui le disputait à celle de Voltaire, mais aussi parce que Mme de Charrière a vécu, à Neuchâtel, dans un milieu où le souvenir du Genevois était demeuré vivace. Rousseau fut-il donc l’un des maîtres de la dame de Colombier?
Sa gouvernante genevoise, Jeanne Prevost, joua sans doute un rôle important dans l’éveil d’une curiosité littéraire qui prit vite des proportions étonnantes. A partir de 1754, installée à Neuchâtel, Mlle Prevost échange avec son ancienne élève une correspondance familière qui est à l’origine des premières lectures rousseauistes de la jeune fille, qu’elle entretient du Discours sur l’origine de l’inégalité, du Devin du village ou de la Lettre à d’Alembert.
Sous la plume de Belle de Zuylen la première allusion apparaît en 1762 dans une lettre à d’Hermenches. Elle lui reproche en badinant d’avoir aidé à conclure un mariage entre un officier suisse et une femme riche mais laide: ‘Est-ce là’, lui dit-elle, ‘la loi de la nature et de la raison? [...] Oh! que Julie et Emile font peu d’effect sur leur admirateur!’1 Peu importante en soi, la boutade montre que Belle continuait à suivre de près les publications de Rousseau. Au fil des années, d’autres allusions parsèment ses lettres. Conviée par d’Hermenches à donner son opinion sur Mme Pater, elle plaisante: ‘Je dirois s’il faloit parler d’elle, je dirois comme Rousseau à l’Archevêque, qu’y a-t-il entre vous et moi?’ (29 juin 1763, I, 152). La Lettre à Christophe de Beaumont se vendait depuis avril: cette fois encore, Belle suit l’actualité. La Nouvelle Héloïse a naturellement impressionné la jeune femme, même si, raisonnable en esthétique, elle devait renâcler parfois devant le pathos et l’emphase. Prisant peu l’affectation et les fadeurs galantes du monde, elle assure préférer la société des petites gens et, l’espace d’une soirée parmi les moissonneurs de la ferme de Zuylen, Mlle de Tuyll s’est représentée en Julie d’Etange:
‘Je viens de souper avec 90 paysans et paysannes. Les paysans avoient battu tout le jour une certaine graine dont je ne sais pas le nom, jugez comme ils avoient chaud, mais notre paysan, le maître du logis, etoit si aise de me voir là assise a coté de lui, il posoit de si bonne foi ses mains suantes sur les miennes, sa femme faisoit avec tant de plaisir les honneurs a mon frere et a moi, nos domestiques aussi trouvoient si plaisant d’être a table avec nous que cette fête n’a pas laissé de me paroitre agréable; je me suis comparée un moment a Julie avec orgueil’ (9 juillet 1764, I, 204-205).
C’est bien l’idylle rustique, le paternalisme un peu douceâtre de la scène fameuse de Clarens. A cette époque où commencent à se presser les ‘épouseurs’ et où elle éprouve le besoin d’aimer, le roman de Jean-Jacques l’exalte et la fait rêver au bonheur sur les bords du Léman: ‘Ma lecture’, confie-t-elle au baron van Pallandt, ‘c’est Rousseau, son Heloïse, mes pensées et mes souhaits se tournent vers les vertus que je pourrois aquerir, le bonheur que je pourois gouter dans ce meme Païs choisi pour la scene du Roman et choisi en effet par la nature pour etre la scene la plus brillante de ses beautés’ (27 mars 1765, I, 400). Elle ne sait pas encore que son rêve se réalisera en partie: à défaut d’un Saint-Preux. il lui faudra se contenter d’un Wolmar un peu terne.
La lecture d’Emile lui inspire en même temps des réflexions plus austères, en particulier sur sa propre religion. Elle se désole de la tiédeur de sa dévotion, découragée par ‘la sèche orthodoxie’ et ‘le triste fanatisme’ de son pays. Elle fait à James Boswell une profession de foi ou son ‘doute modeste’ est comme un écho au ‘doute respecteux’ du Vicaire savoyard:
‘Je ne puis forcer mon esprit a crolre sans comprendre. [...] La question entre le Déisme et le Christianisme est assez interessante sans doute pour mériter nos plus soigneuses recherches, mais elle l’est trop pour ma santé, pour mon repos, pour mon bonheur. Je l’evite, craignant l’erreur, j’attens dans un doute modeste et tranquille que la verité vienne éclairer mes yeux’ (18 juin 1764, I, 196).
Ces références fréquentes témoignent d’une réelle familiarité avec l’oeuvre du Genevois, mais n’impliquent pas une vénération inconditionnelle. Quand Boswell sollicite l’autorisation de soumettre à Rousseau quelques pièces de poésie de son amie, Belle refuse en lui adressant ces vers facétieux:

Du Lac Leman je connois les rivages
Cent fois mes yeux en ont admiré les appas.
Cent et cent fois mes pieds en ont foulé la plage.
Mais vers ce peuple libre et sage
Si je voulois porter mes pas
Ami, l’on ne m’y voudroit pas
Un peu de vers et de Philosophie
Avec Rousseau me brouilleroit.
A tout venant il crieroit
Non, ce n’est pas ma Sophie
Fille à brochures et Billets,
Oui ne fit onc manchettes ni lassets
Ni Savonnage ni Purée
Mais des Contes et des Portraits
En un mot Fille un peu lettrée
Doit rester Fille à jamais (X, 345).

Agnès - ainsi la nommait d’Hermenches - n’était pas Sophle, en effet: Jean-Jacques eût peu goûté l’esprit parfois fantasque et les hardiesses de Mlle de Zuylen, qui, de son côté, ne devait guère approuver l’éducation des filles selon les recettes de l’Emile.
Pendant plusieurs années, sauf détails insignifiants, la correspondance ne mentionne plus Rousseau, sinon pour vanter son ‘stile’ (8 juillet 1767, II, 47). En Angleterre Belle rencontre à dîner David Hume, brouillé avec Jean-Jacques et dont l’Exposé succint était déjà connu. Elle le trouve charmant, mais ils ne semblent pas s’être entretenus du Genevois: ‘De quoi pensez vous que nous avons parlé?’ dit-elle à d’Hermenches: ‘Du roastbeef et du plum pudding’ (22 avril 1767, II, 39).
On le retrouve cependant plus tard dans son oeuvre, mais désormais elle ne fera plus guère référence qu’à l’auteur d’Emile, par exemple dans les Lettres de Mistriss Henley (1784), où l’intransigeant mari est donné pour un disciple un peu borné de Rousseau, qui ne jure que par l’allaitement maternel, ‘le premier et le plus sacré des devoirs’ (VIII, 120) et refuse l’enseignement des fables de La Fontaine. Dans les Lettres écrites de Lausanne (1785), puis dans Caliste, l’éducation des filles selon Rousseau se verra encore passablement malmenée, Mme de Charrière ne pouvant se satisfaire du dénuement intellectuel où le philosophe confinait son héroïne. En revanche, dans les Lettres d’un évêque français à la Nation (1789), elle s’efforcera - attitude exceptionnelle à l’époque -de comprendre, sinon de justifier l’abandon des enfants.
Le bilan rousseauiste de Mme de Charrière à la veille de la cinquantaine n’est pas lourd: les recommandations de Jeanne Prevost de la quinzième à la dix-huitième année, la lecture de La Nouvelle Héloïse et d’Emile, quelques allusions au décor du roman ou à la pédagogie, une réflexion sur le douloureux épisode de l’abandon des enfants. Mais pas d’allusion aux Lettres écrites de la Montagne, à la querelle avec Hume, rien sur le Contrat social, sur la mort de Rousseau, sur la publication des Rêveries et de la première partie des Confessions, aucune véritable analyse ou discussion des oeuvres ou des idées. C’est un peu surprenant si l’on songe qu’à partir de septembre 1771 elle s’était installée dans la principauté de Neuchâtel, vivement agitée, six ans plus tôt, par la présence de Rousseau. De plus, elle compte parmi ses plus anciens amis les deux fils du colonel Chaillet, ardent défenseur de Jean-Jacques, le pasteur David-Henri Chaillet, ‘enthousiasmé [...] de Rousseau’ (X, 218), et surtout Pierre-Alexandre Du Peyrou, qui avait entretenu avec le Genevois une abondante correspondance.

Plainte et défense de Therèse Levasseur
L’intérêt de Mme de Charrière se réveille en 1789. Les Lettres sur les ouvrages et le caractère de J.J. Rousseau de la jeune Germaine de Staël avaient paru à la fin de 1788 et Belle entreprend aussitôt de rivaliser avec cette ‘jeune dame d’un esprit ingénieux et brillant’ dans un texte intitulé De Rousseau, inachevé (X, 125), où elle découvre l’originalité de l’écrivain dans ‘la sensibilité de son oreille’, qui fait de lui un prodigieux styliste. Quelques mois plus tard, en août 1789, paraît, anonyme, la Courte république à l’auteur d’une longue réponse qui s’en prend à l’‘ambassadrice’, lui imputant malicieusement des idées parfois ‘plus subtiles que neuves, que justes, qu’intéressantes’ et revendiquant, contre Mme de Staël et Rousseau, la même éducation pour la fille et le garçon (X, 169).
Ces escarmouches n’avaient pas apaisé la combativité de la dame du Pontet, d’autant plus qu’elle s’était irritée à la lecture de la Vie de J.J. Rousseau (1789) du comte de Barruel-Beauvert, qui, sur un point, réjoignait Mme de Staël. Les deux ouvrages s’en prenaient en effet durement à Thérèse Levasseur, veuve de Rousseau, reprenant contre celle-ci les attaques de Mme d’Epinay, de Voltaire ou de Grimm. A son tour, Mme de Staël s’en était prise à ‘l’indigne femme qui [...] avoit appris assez à le [= Rousseau] connoître pour savoir le rendre malheureux’, la traitant de ‘mère dénaturée’ et l’accusant d’avoir provoqué le suicide de Rousseau en le trompant avec ‘un homme de l’état le plus bas’. Ces déclarations parurent à Mme de Charrière un excellent prétexte pour river son clou à la baronne dans la Plainte et défense de Thérèse Levasseur. Feignant d’être Thérèse elle-même dictant sa défense à une voisine, Mme de Charrière fond sur les détracteurs de la veuve, en particulier sur Mme de Staël. Rousseau se serait donné la mort en découvrant sa liaison avec un homme de basse condition? Double absurdité!
‘Est-ce la coutume, je vous prie, que les maris se tuent pour ces sortes de choses? [...] Selon vous, il se seroit donc mieux consolé si j’eusse aimé un prince?’ (X, 174). Surtout, Mme de Staël a manqué de coeur en piétinant une femme âgée, sans ressources et sans appuis:
‘Oui, madame la baronne, vous manquez de bonté, car vous dites du mal d’une pauvre femme qui ne vous en a point fait, et qui est dans des circonstances moins brillantes que les vôtres. Mon célèbre ami est mort, votre célèbre et respectable père est, Dieu merci, plein de vie; vous êtes riche, vous êtes baronne et ambassadrice et bel esprit; et moi, que suis-je? Vous manquez aussi de justice, car vous avancez des faits qu’il vous est impossible de prouver, comme à moi de les réfuter pleinement; de sorte que je reste chargée à jamais d’une accusation grave et d’un soupçon odieux (X, 174).
Pourquoi Mme de Charrière a-t-elle attaqué Mme de Staël à plusieurs reprises, avec une hargne mal dissimulée? Certes, sa génerosité naturelle la poussait à défendre les humbles et elle a pu être choquée de voir la grande dame s’acharner, sans preuve aucune, sur une servante illettrée. Peut-être s’y joignait-il un motif plus personnel? Mme de Charrière n’aimera jamais Mme de Staël et, dans la suite, elle opposera aigreur et défiance aux avances de sa jeune rivale qu’elle ne rencontrera qu’en 1793. Le fait est surprenant, puisque M. de Charrière connaissait les Necker et que, en 1786-1787, lui et sa femme voyaient les Suard, chez qui fréquentait aussi Mme de Staël. Peut-être se sont-elles entrevues ou croisées sans lier connaissance? Certaines antipathies naissent à première vue. La femme mûre, désenchantée, déçue par le mariage, retirée dans la monotonie de Colombier, ne devait-elle pas envier la jeune Germaine évoluant dans une société brillante, déjà fêtée et admirée, personnalité remuante et tapageuse dont les précoces succès lui représentaient ce qu’elle aurait pu être elle-meme, vingt-cinq ans plus tôt? Le désir de défendre Thérèse a pu se combiner avec celui d’être désagréable à Mme de Staël, de faire rire à ses dépens, de troubler une première victoire littéraire insolemment ajoutée à la réussite mondaine. D’Oleyres rapporte ce jugement du marquis de Serant sur la Plainte: ‘Il me semble que c’est son esprit beaucoup plus qu’une affection profonde, qui a dirigé sa plume’2. C’est fort bien vu: l’ironie y a plus de part que la compassion, et Belle écrit moins pour Thérèse que contre Germaine.
Mme de Charrière venait d’ailleurs de trouver une nouvelle occasion de s’occuper de Rousseau en s’inscrivant au concours de l’Académie française pour le prix d’éloquence de 1790, réservé à un éloge du Citoyen de Genève. L’issue de cette aventure académique est inattendue: Mme de Charrière renonce soudain à concourir et décide de faire aussitôt imprimer son Eloge de Jean-Jacques Rousseau.
Au milieu de la profusion des textes rousseaulâtres publiés entre 1778 et la fin de la Révolution, ce texte ne manque pas d’une originalité due, au moins en partie, à une admiration raisonnée, dédaigneuse des adulations à la mode. Mme de Charrière montre Rousseau prisonnier d’une ‘imagination forte et brillante’ et d’une ‘extrême sensibilité’ qui le jettent dans le pays des chimères. Sa force de persuasion, il la doit ‘au charme du style, charme puissant et indéfinissable’, ‘à sa voix de sirène’. Car seul ce chant magique rend séduisants ‘des projets et des hypothèses chimériques’, [...] une éducation impossible, [...] un contrat social, qu’aucune sociéte n’a fait ni ne peut faire, [...] cette nature, qui n’est en aucun lieu et dont on ne sait qu’elle ait été en aucun temps (X, 204-205). On le voit: Mme de Charrière n’a qu’une foi limitée dans les doctrines rousseauistes, dont le principal mérite lui paraît être d’estomper un instant l’amère réalité et de faire aspirer à l’idéal: ‘Les beaux rêves de cet homme extraordinaire demeurent’ (X, 207). Et cet homme, ‘c’étoit un aventurier distingué, intéressant, plein de charmes, de talens et de travers’. Puis il découvre sa morale, s’en enthousiasme et se veut alors - mais alors seulement - aussi grand qu’elle. Ce solitaire avait besoin d’aimer, ce chasseur d’idéal était voué aux amitiés imparfaites. Rousseau ingrat? Non, mais déçu toujours de voir s’évanouir les fantômes qu’il tente d’étreindre.
L’Eloge, consacré jusqu’ici à l’artiste et à un essai de compréhension de l’homme, s’achève sur une actualisation des prophéties du penseur: ‘Il a averti, et plût à Dieu qu’on eût été plus attentif à ses pronostics! il a averti la société de son bouleversement prochain, quand il présage qu’Emile aura besoin de ses bras pour vivre!’ (X, 211). Mme de Charrière ajoutait cette remarque judicieuse dont la lucidité et la modération s’adressaient aux deux partis: ‘L’auteur du Contrat social lui-même appelleroit bouleversement ce que nous voyons arriver, et il est fort douteux qu’il prévît aujourd’hui mieux qu’un autre si l’ordre doit sortir du chaos. Au reste, on auroit tort, selon nous, d’attribuer la révolution aux ouvrages de Rousseau, soit pour la lui reprocher, soit pour lui en rendre grace. L’Homme aux quarante écus et Candide y ont contribué tout autant que l’Emile et le discours sur l’inégalité; mais sans que Voltaire ni Rousseau eussent écrit, il suffisoit pour nous mener où nous en sommes, des vices des grands, de la misère du peuple et de l’ambition envieuse trop commune chez des gens qui ne sont ni peuple, ni grands’ (X, 582).
Au milieu des pages polémiques et tapageuses consacrées alors à Rousseau et à son rôle, l’Eloge de Mme de Charrière frappe par sa sobriéte et sa retenue. Elle demeure étrangère à la campagne de déification ou d’exécration, et son Rousseau n’appartient qu’à elle: visionnaire, restaurateur d’idéal, magicien du style, dispensateur de consolantes chimères. Il y a dans cette évocation beaucoup de scepticisme un peu triste et de la résignation sans amertume de la dame de Colombier.

Les Confessions
Décidément fertiles en suggestions, les années 1789-1790 offraient encore à Mme de Charrière un autre motif de s’intéresser à Rousseau. Assurée par le trio Du Peyrou-Moltou-Girardin, la première partie des Confessions avait paru en 1782 dans l’édition des Oeuvres. Du Peyrou, fidèle à la volonté de l’écrivain, ne se souciait pas de livrer au public la seconde partie, où étaient nommées trop de personnes encore vivantes. Or, en octobre 1789, il a la surprise d’apprendre que les libraires genevois Barde et Manget se préparent à l’éditer. Après une confuse dispute fort bien débrouillée par Charly Guyot3, il découvre que le responsable n’est autre que Pierre Moultou, le fils de l’ami défunt, qui publie un texte où Du Peyrou dénonce des ‘balourdises’, des ‘fautes’ mais aussi des ‘fautes d’omission bien volontaires’ (10 nov., 1789, III, 163; 4 dec., III, 165). Une seule solution, pense alors Du Peyrou, pour ‘que le public connoisse à fond cette affaire’ (18 dec., III, 170): procurer le texte authentique confié jadis par Rousseau à Moultou père et l’éditer à Neuchâtel, chez Fauche-Borel.
Dans sa dispute avec les éditeurs genevois et Pierre Moultou, Du Peyrou bénéficie de l’aide active de son amie. Mme de Charrière publie en 1790 des Eclaircissements relatifs à la publication des Confessions de Rousseau, où elle met en évidence la bonne foi de Du Peyrou et condamne les agissements indélicats de Pierre Moultou. Elle ne s’en tient pas là. Non seulement elle rédige un avis du libraire et une épître destinée à servir de textes liminaires à l’édition des Confessions (III, 219) et intervient discrètement dans le Discours préliminaire, mais elle se démène à la recherche de portraits susceptibles d’illustrer l’édition.
Elle voudrait réunir ceux de Milord Maréchal, du Maréchal de Luxembourg, de Duclos, de Malesherbes, de Mme de Warens. A Chambrier d’Oleyres, ambassadeur du roi de Prusse à Turin, elle demande de s’enquérir de portraits de M. de Gouvon ou de son fils l’abbé (12 déc. 1789, III, 167). La tâche n’était pas aisée. Comment imaginer, répond d’Oleyres, que ces hauts personnages ou encore Mlle de Breil, devenue comtesse de Verrue, acceptent de figurer dans les mémoires de leur ancien domestique? Elle n’eut pas plus de chance avec Gibbon, qui lui refusa le portrait de Mme de Warens, arguant qu’il n’en était que le dépositaire (29 janv., 1790, III, 180; 30 janv., III, 182). En vain aussi, elle lança d’Oleyres sur les traces de Marion - l’héroïne de l’épisode du ruban volé - qui, en la supposant encore vivante, devait avoir alors environ quatre-vingts ans (III, 178, 180).
Une dernière fois, l’année suivante, Mme de Charrière s’occupera de Rousseau dans une lettre inachevée: A Monsieur Burke. Le célèbre publiciste contre-révolutionnaire avait signé le 19 janvier 1791 une Lettre de M. Burke à un membre de l’Assemblée nationale de France.
Hostile à Rousseau depuis 1756, Burke, irrité du culte de Jean-Jacques dans la France révolutionnaire, le prend violemment à partie: écrivain sans goût, utopique dans l’Emile, immoral dans La Nouvelle Héloïse, dangereux dans le Contrat social, scandaleux dans Les Confessions, le paradoxal Genevois, idolâtré par la Révolution, est aussi le grand maître de la ‘philosophie de la vanité’4. Dans le bref fragment de sa réponse Mme de Charrière ne porte pas la discussion sur le plan des idées. Elle s’indigne d’entendre traiter Rousseau d’écrivain diffus et sans goût, rend compte de l’abandon des enfants par la misère qui, chaque année, peuple les hôpitaux de France (X, 215-216) et explique la Révolution, car ‘les choses ne devoient pas rester comme elles étoient.’
Trois années durant, la dame de Colombier a donc déployé en faveur de Jean-Jacques une étonnante activité. Ce soudain déploiement d’énergie surprend un peu lorsqu’on se souvtent que, jusqu’en 1789, elle n’avait en somme témoigné à Rousseau qu’une attention mesurée. Pourquoi entre-t-elle avec tant d’ardeur dans l’arène?
La réponse à cette question n’est pas aisée. On a dit Mme de Charrière portée à secourir les humbles. Soit, mais l’explication, valable pour la Plainte et défense de Thérèse Levasseur, cesse de l’être pour les autres écrits. Selon Ph. Godet, Du Peyrou, enthousiaste de Rousseau, aurait fait participer son amie au culte. Fort bien, mais on ne voit pas trace de ce culte avant 1789 alors qu’elle fréquente Du Peyrou depuis de longues années. Et si l’on avance qu’elle tenait moins à honorer Rousseau qu’à aider son ami5, cette raison vaut pour les Eclaircissements et la recherche des portraits, non pour le reste. En revanche, Mme de Charrière a tout l’air d’obéir à des sollicitations extérieures. Mme de Staël publie ses Lettres et dans le sillage de ce succès, stimulée aussi, peut-être, par l’antipathie, Belle met en chantier son fragment De Rousseau, compose dare-dare la Plainte et défense, récidive avec sa Courte réplique. L’Académie inscrit-elle au concours l’éloge du Genevois, elle se met aussitôt sur les rangs; la querelle des Confessions fait-elle du bruit, elle rédige une brochure pour arbitrer le conflit; la Lettre de M. Burke émeut-elle l’opinion, la voilà qui reprend la plume. On ne peut s’empêcher de penser que Mme de Charrière profite de l’effervescence rousseauiste des années 1790-1791, de l’audience de Mme de Staël, du scandale des Confessions, pour attirer l’attention: ses écrits reflètent moins la passion pour Rousseau que le sens de l’opportunité littéraire. Ou bien faut-il attribuer au seul hasard le fait que ses éloges et ses plaidoyers répondent toujours, tantôt à un engouement de la société parisienne, tantôt à l’espoir d’une consécration académique? A l’époque même où elle compose ses écrits rousseauistes, certaines lettres à Chambrier d’Oleyres ne donnent pas le sentiment d’un enthousiasme chaleureux. Le personnage à la fois l’intrigue et l’agace: ‘J’avoue que je n’en suis pas encore au bout de mes etonnemens sur cet etrange homme. Je l’admire et me fâche contre lui encore tous les jours à neuf’ (29 janv., 1790, III, 181). L’homme des Confessions éveille une sympathie limitée:
‘Au lieu d’entretenir la postérité de ses remords sur Marion, il auroit dû de son vivant la chercher et réparer sa faute. [...] Après la mort de Claude Anet et la joie de posséder son habit noir il croit que les larmes que cette vilaine joie fait verser à Mme de Warens effacera de son coeur tout sentiment vil de convoitise et de sordide interet; cependant nous le voyons depuis un peu voleur, parfois, souvent menteur, et plus souvent ingrat. [...] Dupe de sa propre éloquence, il prend de ce qu’il peint la même impression qu’il n’avoit d’abord que cherché à en donner aux autres’ (19 février 1790, III, 185-186).
Admiration sans aveuglement, disait P. Valkhoff. Soit, mais cette lucidité est un pauvre stimulant pour consacrer à Rousseau sept écrits en un peu plus de deux ans si l’espoir de tirer parti des circonstances n’aide à prendre la plume. Sauf lorsque, vingt-cinq ans plus tôt, elle s’enfiévrait de La Nouvelle Héloïse, Mme de Charrière ne s’est vraiment intéressée qu’à l’Emile. C’est encore sur cet ouvrage qu’elle reviendra le plus souvent dans ses oeuvres ultérieures, tandis que la conjoncture historique renforcera, au fil des années, son animosité à l’égard du penseur politique.
La tournure des événements en France préoccupe en effet Mme de Charrière. Au début, tant qu’il s’agit de réaliser des réformes sous le contrôle du roi, elle a pour la Révolution compréhension et sympathie.
Favorable à une monarchie constitutionnelle à l’anglaise - ce qui l’éloignait d’emblée de Rousseau - elle se réjouit de la ruine de l’ordre féodal et des privilèges. L’attitude de beaucoup d’émigrés, leur frivolité, leurs préjugés et leur incompréhension de la situation lui déplaisent. Mais elle n’accepte pas non plus les outrances révolutionnaires et elle est, comme Benjamin Constant, bouleversée par la mort du roi, par les massacres et les pillages. Ses sympathies de 1789 vont donc s’effriter pour faire place au désenchantement d’un profond scepticisme politique. Les extrêmes se touchent. A ses yeux, le républicanisme déchaîné ne vaut pas mieux que la tyrannie.
Rousseau était trop lié au développement de la Révolution, trop souvent invoqué par les deux partis, pour ne pas subir les effets du détachement, puis de l’horreur de Mme de Charrière devant les tumultes de ces années sanglantes. Dans les oeuvres contemporaines des écrits apologétiques de 1789-1791 continuent d’apparaître, de temps à autre, une appréciation de l’une de ses thèses ou la référence à l’une de ses oeuvres: allusion aux Confessions, vers 1790, dans le Roman de Charles Cecil, aux Confessions encore, à la Lettre à d’Alembert et au Discours sur les sciences et les arts, en 1792, dans Henriette et Richard.

Avis sévère
Mais dans les années suivantes, à mesure que parviennent à Colombier les échos des événements en France, se précise l’hostilité au penseur politique vénéré par les extrémistes: Proteste-t-elle quand l’émigré Malarmey de Roussillon lui écrit: ‘C’est ce jean jacques qui a fait tourner tant de mauvaises têtes’ (23 juin 1793, IV, 105)? Elle-même déclare à Constant: ‘Il ne faut plus rien dire à ces gens qui n’ont plus de theatre interressant que l’échafaud. [...] Voltaire et Rousseau eux mêmes ne se feroient plus entendre au milieu du bruit qu’ils ont excité’ (20 avril 1794, IV, 400); à L.F. Huber, elle parle de ‘la vilté des Voltaire, Rousseau etc.’ (20 juin 1794, IV, 465); à Henriette L’Hardy elle écrit: ‘J’ai toujours cru que Voltaire et Rousseau etoient jaloux de Jesus Christ, desesperant de faire une si longue sensation et d’etendre leur influence sur autant de lieux et de siècles (15 nov. 1794, IV, 633-634). Un mois plus tard, elle ajoute:
‘Je ne dirai pas que Rousseau n’eut jamais aucune intention morale, aucun mouvement de conscience, aucune veritable aprobation ou desaprobation, mais chez ces hommes voués comme lui au public et à leur gloire il n’y a que des sentiments melés, compliqués, et l’honneur de bien-dire accompagne incessament l’intention de dire quelque chose d’utile’ (27 déc., 1794, IV, 683). Mme de Charrière ne demordra plus de cet avis sévère, distillé d’ailleurs dans les oeuvres composées et publiées à partir de 1795. Dans Trois femmes, tantôt Rousseau dit la liberté sans prix, tantôt la prétend achetée trop cher s’il faut la payer d’une goutte de sang: ‘Oh! qu’il est naturel qu’on ait de l’autorite sur la multitude, quand tour à tour on flatte avec art des penchans opposés! Ici la révolte est sanctifiée, là c’est la soumission" (IX, 106). Les excès révolutionnaires ont enseigné à Mme de Charrière la méfiance à l’égard de ces marchands d’orviétan dont les doctrines insincères servent toutes les démagogies. Dans la déification de Voltaire et de Rousseau par la Révolution, elle voit la négation même de l’esprit éclairé, la naissance d’une nouvelle superstition qui ne le cède en rien à l’ancienne:
‘Pourquoi un Panthéon? Pourquoi des Apothéoses? Voltaire et Rousseau, à votre avis, ressembloient-ils à des Dieux? [...] Je me prononce hautement contre de pareils hommages. Les saints du calendrier ne font plus ni bien ni mal, et je voudrois qu’on les laissât en repos; mais il me semble qu’on devroit se faire scrupule de préparer à l’esprit humain une éternité d’enfance: certainement ceux qui vont renouvellant sans-cesse ses poupées, ne veulent pas qu’il sorte jamais de tutelle. Le Clergé philosophique est aussi clergé que l’autre, et ce n’étoit pas la peine de chasser le Curé de St. Sulpice pour sacrer les Prêtres du Panthéon’ (IX, 104-106).
Son opinion arrêtée sur les effets historiques et politiques de la pensée de Rousseau, Mme de Charrière n’évoquera plus guère dans ses oeuvres, de 1795 à 1805, que le moraliste et le pédagogue. Trois femmes, où les allusions à Rousseau sont les plus nombreuses, récuse la théorie de l’état de nature du Discours sur l’inégalité: ‘Le sauvageon est naturel, sans doute; mais c’est aussi la nature qui donna à l’homme la pensée et l’art de greffer la pêche perfectionnée sur le sauvage amandier. On sépare mal-à-propos la société d’avec la nature’ (IX, 121).
Le roman pose aussi un problème qui ramène l’auteur à Rousseau. Théobald, seigneur d’Altendorf, s’occupe de l’éducation du peuple, et Constance résume pour l’abbé de la Tour la question de la diffusion des lumières: ‘Seroit-ce un bien, seroit-ce un mal, que la majorité d’une nation fut plus instruite qu’elle ne l’est; ou en d’autres termes, la portion de lumières que peuvent acquérir des artisans et des laboureurs par le moyen de l’instruction, seroit-elle utile ou nuisible, soit à eux, soit à la sociéte à laquelle ils appartiennent?’ (IX, 101).
Dans la petite école improvisée, on enseignera à lire, à écrire, à compter, à parler correctement, un peu d’arithmétique, de géographie, de rhétorique et un sommaire des lois du pays. Il ne s’agit pas, précise Mme de Charrière, ‘de fonder de nouvelles sciences sur de nouvelles bases, enseigner, par exemple, une nouvelle morale indépendante de la religion’ (IX, 102), mais seulement ‘de fournir quelques alimens à la pensée’. Projet d’éducation populaire, mais limité, car le savoir sera dispensé à un seul enfant par famille. Pour les autres, Théobald ‘n’encouragera plus leurs études, et il favorisera au contraire leurs travaux ruraux ou méchaniques’ (IX, 102). Dans le domaine de l’éducation publique, la position de Mme de Charrière est assez voisine de celle de Voltaire: les lumières ne doivent pas être inconsidérément répandues sur tous ni diffusées trop vite et elles sont peu utiles à la population rurale, qu’il ne faut pas encourager à déserter les campagnes6. Pour le grand nombre, Mme de Charrière n’est pas favorable à une large diffusion du savoir, ce qui la fait aboutir parfois, comme Rousseau, à l’apologie de la ‘saine ignorance’. L’idée se retrouve dans Les Ruines de Yedburg: Charles Stair a-t-il eu raison d’arracher sa famille à la pauvreté, de pourvoir ses neveux d’une instruction qui les libère sans doute de l’ignorance, mais au détriment de leur foi et de leur bonheur? Il avait pourtant prévu, dès le début, les malheurs possibles: ‘L’ignorance est un avantage, négatif à la vérité, et qui ne peut être senti de celui qui le possède, mais qui n’en est que plus réel et plus intime: c’est notre sauve-garde intérieure contre mille maux’ (IX, 322). La civilisation et le savoir changent la condition sociale de l’individu aux dépens de son innocence, développent en lui ‘cette sensibilité exquise avec laquelle il est si difficile d’être heureux’, concourent même à le dépouiller de l’espoir de la vie future.
Il y a chez Mme de Charrière comme chez Jean-Jacques une défiance à l’égard d’un intellectualisme mal compatible avec le bonheur des natures simples. Plus nettement encore que les récits précédents, un autre roman, Sainte-Anne, exclut le grand nombre de la participation aux lumières, réservées à des esprits d’élite. ‘Je ne suis point fâché’, assure le héros, [...] de voir s’anéantir les anciennes écoles et les nouvelles ne s’établir point. Que la science soit de difficile accès. [...] Je sais bien que notre ignorance restera accompagnée de nos antiques erreurs, mais une science superficielle est trop souvent abusive, et à la place de quelques préjugés qu’elle nous ôte, elle nous donne un orgueil que je crains beaucoup plus’ (IX, 277).
C’est cette fois le thème développé dans le Discours sur les sciences et les arts, auquel la philosophie un peu triste de Mme de Charrière ajoute quelque nuance de scepticisme renforçant cet ésotérisme aristocratique.
Le souvenir de Rousseau paraîtra encore dans Sir Walter Finch et son fils William, histoire de l’éducation d’un jeune noble, qui est un peu l’Emile de Mme de Charrière, roman rédigé en 1799 et publié en 1806. Rousseau prétendait faire de son élève un homme, indépendamment de toute classe sociale; William est d’emblée destiné au ‘métier d’homme opulent’, il doit acquérir ‘des talens distingués’. Parce qu’on approche ‘de l’état de crise et du siècle des révolutions’, disait le livre IV d’Emile, même un jeune patricien doit savoir un métier, être capable de survivre par son travail. Mais Mme de Charrière ne se fait pas des artisans la même représentation idyllique que Jean-Jacques:
‘Aujourd’hui on a parlé en votre présence de l’Emile de Rousseau, d’Emile menuisier. [...] Un menuisier n’est pas seulement menuisier, c’est un homme du peuple, un homme d’ordinaire mal élevé, qui parle et pense grossierement. [...] Dans un livre, rien n’est mieux qu’un gentilhomme menuisier: il est l’un et l’autre avec noblesse, avec un plein succès, mais croyez que, dans la réalité, il sera un mauvais menuisier et un plat gentilhomme’ (IX, 543).
A l’idéalisme pédagogique de Rousseau, Mme de Charrière oppose le pragmatisme et le sens de la réalité, récusant un Emile élevé comme une fleur de serre.
Au total, dans le concert de louanges ou d’exécrations, élevé autour de Rousseau, surtout à partir de 1789, Isabelle de Charrière tient une place à part. Dès sa quinzieme année, elle a été familière de son oeuvre et a suivi régulièrement ses publications. Cependant, malgré un bref engouement pour La Nouvelle Héloïse, elle n’a jamais été une enthousiaste ni une disciple aveugle. Elle reconnaît le génie de Rousseau sans idolâtrer l’homme ni ménager les critiques à son caractère, déplore encore en 1798 ‘la guerroyante bile, l’amer orgueil de Jean-Jacques’ (X, 423). Son scepticisme devait aussi la proteger de tout engagement inconditionnel. Esprit ouvert, elle représente la fraction modérée des Lumières dont elle retient un désir de réformes, la haine des privilèges et des dogmatismes, un appétit de tolérance. Mais elle est réticente à l’égard du mythe de la bonté naturelle de l’homme, démenti par l’observation. En religion, imperméable à la métaphysique, proche de Voltaire et de son Dieu Horloger, elle ne frémit pas de la ferveur du Vicaire savoyard.
Sur le plan politique, le Rousseau fauteur de troubles l’inquiète. Jamais elle n’analyse ce ‘Contrat social, qu’aucune société n’a fait ni ne peut faire’ (X, 204), mais elle en enregistre les redoutables effets. Sa préférence ira donc à la monarchie constitutionnelle à l’anglaise, à l’Esprit des lois plutôt qu’au Contrat social. L’excès, sans doute, la rebute en tout chez Jean-Jacques, même chez l’auteur de La Nouvelle Héloïse. Certes, il y a chez Mme de Charrière des ‘âmes sensibles’, Mrs. Henley ou Caliste - mais aucune n’a la démesure de Julie et de Saint-Preux. Ses romans ignorent la passion, l’emphase, le pathos à la Rousseau. Lorsqu’en 1788, elle participe au concours ouvert par l’Académie de Besançon sur le sujet: Le Génie est-il dessus des règles?, elle se prononce pour une esthétique toute classique, où les règles manifestent la souveraineté de la raison, le respect de la mesure et de la sobriété. Elle apprécie le Rousseau ‘éloquent’ dans les bornes d’une certaine rhétorique, mais ses préférences vont aux écrivains du siècle précédent, évoqués avec vénération. ‘Aujourd’hui’, écrit-elle sur la fin de sa vie à Mme de Sandoz-Rollin, ‘tout est gigantesque à la fois et mesquin. La boursouflure et la trivialité se succèdent’7. ‘L’amphigouri’, l’excès de passion, ‘l’enthousiasme’ qui la rebutent chez Mme de Staël et Chateaubriand, lui déplaisent aussi chez Rousseau, et l’exhibitionnisme, l’égotisme sans retenue des Confessions choquent en elle moins la morale que le bon goût. Sans doute s’intéresse-t-elle davantage à l’Emile, dont elle est loin d’être cependant la ‘très fidèle disciple’8. Elle y apprécie la condamnation d’une science purement livresque, l’apologie d’un savoir pratique et utile, fondé sur l’expérience. De ‘l’éducation impossible’ de Rousseau elle accepte ce dont s’accommodent son pragmatisme raisonnable et son scepticisme.
Admiratrice mesurée, Mme de Charrière n’a pas subi la fascination de Rousseau. Son classicisme et son scepticisme lui inspirent une méfiance, tant à l’endroit des paradoxes du penseur que du caractère de l’homme qui éveille souvent son impatience irritée. Les circonstances ont contribué à lui faire prendre ses distances à l’égard du philosophe dont se réclamaient les partisans de la violence. Favorable aux réformes, même profondes, elle ne l’était pas à la révolution brutale à laquelle le nom du Genevois servait d’étendard. En mai 1790, elle achevait son Eloge en formant le voeu que la lecture des ‘écrits divins’ de Rousseau engagerait les hommes à ‘chanter Dieu, l’ordre et la paix’; la suite des événements lui montra que l’essai de réaliser les ‘hypothèses chimériques’ du Contrat social pouvait transformer des ‘rêves aimables’ en cauchemar.

Notes
1 29 novembre 1762, t. I, p. 146. Nous citons d’après les Oeuvres complètes, Amsterdam, G.A. van Oorschot, 1979-1984, 10 vol. Sous le titre: Isabelle de Charrière et Jean-Jacques Rousseau, une version beaucoup plus étendue de cette étude a paru dans le Bulletin de l’Académie Royale de Langue et de Littérature Françaises, XLIII, 1, 1985, pp. 5-57.
2 Cité par Ph. Godet, Madame de Charrière et ses amis, Genève, 1906, 2 vol., t. I, p. 434.
3 Ch. Guyot, Un ami et défenseur de Rousseau. Pierre-Alexandre Du Peyrou, Neuchâtel, 1958, pp. 190-197.
4 Cf. J. Voisine, J.J. Rousseau en Angleterre à l’époque romantique, Paris, 1956, pp. 127-137.
5 S. Dubois, Belle van Zuylen 1740-1805. Leven op afstand, Zaltbommel, 1970, p. 177.
6 Sur ces questions voir R. Mortier, ‘Voltaire et le peuple’, dans The Age of Enlightenment. Studies presented to Th. Besterman, Edinburg-London, 1967, pp. 137-151; id., Clartés et ombres du siècle des Lumières, Genève, 1969, pp. 73-83.
7 Cité par Ph. Godet, op. cit., t. II, p. 349.
8 Ch. Kimstedt, Frau von Charrière (1740-1805). Ihre Gedankenwelt und ihre Beziehungen zur französischen und deutschen Literatur, Berlin, 1938, p. 33.

Lettre de Zuylen et du Pontet, no. 12 (septembre 1987), pp. 4-10.






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