BELLE DE ZUYLEN, LES CONSTANT ET LES NECKER |
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L’apparat critique de la correspondance dans les Oeuvres Complètes d’Isabelle de Charrière fait souvent mention dans les notes explicatives de sources qui pourraient guider le lecteur au besoin vers des recherches complémentaires. Comme certains lecteurs n’auront pas l’occasion de consulter les archives que nous signalons, nous avons cru utile de consacrer régulièrement quelques colonnes de la Lettre de Zuylen a des documents intéressants, relatifs à des personnes et des événements qui ont joué un rôle dans la vie d’Isabelle de Charrière. Le document ci- dessous concerne une lettre de Constant d’Hermenches à son fils Guillaume-Anne, âgé de 31 ans.
D’Hermenches écrivait à Belle de Zuylen le 4 janvier 1768
(O.C., II, lettre 291) alors que le projet de mariage avec le marquis
de Bellegarde traînait depuis bientôt quatre ans: ‘que mon
fils n at il quatre ans de plus ma Chere Agnes et une compagnie aux gardes!
je vous l’offrirois pour votre mari,4 ne pouvant vous epouser
vous seriés au moins ma belle fille, et nous passerions notre vie
ensembles, comme les patriarches, c’est toujours la conclusion de mes voeux,
et de mes prières, de pouvoir me raprocher un jour de vous ma bonne
amie!’
La note 4 signale une lettre du 19 août 1781 de d’Hermenches à
son fils aîné dans laquelle il lui fait part d’une conversation
qu’il eut à son sujet avec Mme Necker et sa fille, qui avait alors
15 ans. Il croit possible que son fils soit accepté comme candidat-mari
et il lui recommande vivement d’épouser Germaine. Nous reproduisons
ici le texte intégral de cette lettre et de deux annexes: une copie
d’une lettre de Germaine Necker et une de sa mère. Ces trois documents
- inédits - se trouvent à l’Algemeen Rijksarchief de La Haye.
A Paris, le 19e aout. adressés chéz
MM. Riliiet rue Montmartre. 1781
Mon fils, j’hesite coment je vous ferai part d’une circonstance si heureuse
pour votre sort, qu’elle n’est pas croiable, mais dont peut etre ne m’aiderés
vous a profiter; n’importe, je ferai mon metier de pere et d’ami jusques
au bout. J’ai retrouvé Madlle Necker un vrai prodige, elle
est grande, bien faite, et tres formée pour la figure, et plutot
belle que laide, car elle a de tres superbes ijeux, des dents; et des cheveux
bruns et epais. mais c’est le moral qui est incroiable, tout l’esprit du
monde, la plus grande douceur, de la gaieté, plus de raison que
qui que ce soit de nous, sachant tout, musicienne, dites tout le bel esprit
et la pedanterie; aidant son Pere et sa Mere, faisant leur consolation
et leur soutien dans leur retraite et leurs meaux a St. Ouen1,
enchantée de ce qu’ils ne sont plus en place, et ne desirant que
de faire le bonheur de quelqu’un qui l’aime: il n’y a rien d’outré,
ni d’exageré dans ce tableau, et depuis six semaines que je les
vois assidument et intimement je n’ai pas trouvé une exception a
faire. Le Pere et la Mere en sont idolatres, lui veulent un Mari de 28
a 30 ans qui pense come eux, qui puisse faire leur societé, et diriger
leur enfant dans le monde. Elle sent sa superiorite sur tout jeune homme,
et dit que plutot de faire come mlle de Montbarrée, elle
prendroit un Mari de 60 ans qui puisse l’entendre et se plaire avec elle.
Mme Necker des mon arrivée, m’a dit quelle trouvoit le jeune d’Erlon2
trop peu formé et sensible, pour sa fille, et que toute proposition
par speculation et dans attachement reciproque ne seroit pas ecoutée,
dans leurs dispositions actuelles: me fit plusieurs questions sur divers
partis qui se presentent, et conclud de maniere que ne voulant pas parler
de vous, pour mille raisons, je nomai le Chevalier Du Langallerie3,
come quelqu’un qui reunissoit le plus des Choses qu elle desire; loin de
le rejetter elle me dit quelle y reflechiroit et que nous en parlerions
cet hivert: la conversation est tombée quelque fois sur votre
Chapitre, sans affectation et je l’ai laisse tomber. la jeune persone s’est
prise pour moi de belle amittié, et de confiance. Sa Mere et son
Pere m’ont donne tous les moiens de causer beaucoup avec elle, de la faire
chanter, lire, declamer ect: loin de la prevention que je croiois (par
la gaucherie de le petite Hubert4, qu’elle avoit contre nous,
elle a herité de cette espece d’entousiasme de la mere pour les
beaux jours de Lausanne, enfin elle est asséz simple et asséz
bete pour me trouver un Ami tres agreable et tres essentiel, et desire
mon sufrage et mes avis. elle a voulu avec sa Mere lire successivement
les petites brochures5 que j’ai faites, au milieu des academiciens,
des Noialles, des Breteuil, des de Castries qui sont leurs fideles amis,
je trouve ma bonne place avec eux, et les Soirées quand tout le
monde est parti la petite se detache nous allons causer en nous promenant,
et de retour rentrés d’une telle ronde nous faisons une lecture,
et je me laisse juger. le directeur general est la bonhomie meme, il prend
interet a tout plaisante avec sa fille, se persiflant et la Mere s’occupe
de ses bonnes oeuvres. se sont des gens d’ une vertu et d’une probité
si sublime qu’il est impossible de n’etre pas penetré de veneration
pour eux et qu’ils en sont presque trop credules, et trop faciles a force
d’ignorer le vice. un lovelace6 mettroit cette maison sens dessus
dessous: dans les conversations premières on disputa de J.J. Rousseau.
la petite le soutenoit sans l’avoir beaucoup lu, disoit la Mere. Je dis
que j’etois son antagoniste, que je le detestoit pour tout le mal qu’il
a fait aux jeunes tetes, on parla de vous et de votre Soeur, et d’un discours
que j’ai intitule d’un Suisse a son fils elle me fit promettre de
le lui envoier; je l’adressai a la mere, moi bien surpris de recevoir la
lettre dont je vous joins ici copie. l’engagement est allé toujours
plus loin, j’ai laché le discours sur le deisme, a la fille pour
la Mere. et dans les conversations la jeune persone m’a souvent embarassé
et pique: entr autres elle me dit un jour, vous avés bien de
l’esprit, vous etes bien fin,7 mais on ne me trompe pas,
je vous vois venir, vous faites Semblant de vous amuser avec moi, et le
tout c’est pour me marier avec votre Neveu,8 il n’en
sera rien, je le crois fort honete home mais il est aussi trop petit
trop chafoin, je fus deconcerté, et je lui ai fait tant d’agiots,
qu’au moien d’un petit apologue que j’ai adresse a la Mere, pour savoir
si elle trouvoit bon de le donner a sa fille, je lui ai dit que si j’avois
20 ans de moins, et point d’enfants, je me presenterois pour finir mes
jours avec eux; mais que si mon fils ect: et par une suite de Si
j’ai conclud que vous seriés parfaitement leur fait, et que vous
aviés les preventions les plus avantageuses d’elle, et la plus grande
defiance de vous meme. Voici la reponse de la mere; sur cella je les ai
vu; la jeune persone m’a dit que je l’embarassois beaucoup, qu’elle ne
s’attendoit pas a cette Chute si subite, mais qu’elle meritoit sa reconoissance,
et enfin m’a parle en presence de sa gouvernante avec le Sens et la raison
de Mme de Corcelle ou de qui vous voudrés (la gouvernante me paroit
s’interesser pour nous) j’ai dit, pourquoi etre embarassee? repondés
moi des Mais, la gaieté a repris elle a dit Eh bien, mon Mais
est qu’il faut se conoitre et se voir, et au bout de trois ou quatre conversations,
je saurai bien si nous nous convenons, tout le reste est l’affaire de mes
parents, je suivrai ce qu’ils jugeront a propos, au gout pres qu’ils
me laissent libre, et sur lequel je ne suis pas romanesque, pourvu
que je croie que je plais, et que ce n’est pas pour mon argent. je me suis
en allé, le baron de Breteuil etoit avec les parents, et on repondoit
a Chatelun en Amerique, avec qui le public la marie, depuis lors je ne
les ai pas vu, mais j’ecris a la Mere, et je vai envoier l’estampe de la
barone a la petite qui me la demande chaque fois; j’y joins quatre lignes:
voiés a present l’effet que tout ce travail de six semaines produit
sur vous: certainement c’est dans la totalite le parti le plus agreable
de toute l’Europe en combinant le personel, le moral, la celebrité,
et la fortune, et les caracteres, ils sont dans ce moment encor derouté
du coup de sa retraite, ils sont a la campagne et ne recoivent que des
amis particuliers, persone n’a presque vu cet aloès depuis son explosion.
mais toute l’Europe guete, et combine, et dresse ses batteries. il n’y
a pas jusqu’au fils du pauvre defunt Alexandre Golofkin qu’on voudroit
pousser, il est superbe garcon. j’ai vu la mere dans Sa douleur, de tres
bonne amittié. le gros des combineurs est arreté par D’Erlon,
ou par le cousin fils de Mr de Germain; mais leur affaire est [detourné]
il ne faut qu’un moment pour donner quelque nouvelle idée; et il
est inesperé, inatendu, qu’avec ces telluson qui ont chacun cent
mille livres de rentes, un Vermenon tous ces Genevois, nous n’aions pas
un concurrent a craindre a l’heure qu’il est: Je lache a la Mere que je
crois que quelques mois de sejour a la haÿe de tems en tems pouroit
tres fort convenir a son mari et a elle, en y aiant un objet d’interet:
je lui parle d’acheter la baronie de Bercher (?) (sur quoi vous me dirés
si elle seroit a vendre) j’ofre fantaisie, la maison de son Mari: ect:
mais les francois vienent toujours a la traverse par des propositions de
terres d’un Million ect: je vous peins le plus a lavantage que je puis,
mais sans mensonge, et d’une maniere que vous etes capable de soutenir,
et j’interesse par votre detachement, et votre peu d’avidité et
le refus de sacrifier votre liberté a des tonnes d’or mal eduquées.
Voiés donc, vous recevrés ma lettre jeudi, et j’attends votre
reponse, etc pour partir pour la Suisse: Mais ce ne sera pas sans avoir
permission par ecrit de la Mere de venir vous presenter vous meme, et parole
de ne point prendre avant cella d’autres engagements: tout ce qu’il y a
a craindre, c’est un voïage qu’ils meditent a Geneve et au pais de
Vaud, ou certainement nous serions atendus, quoique j’y prepare bien la
mere et la fille sur la detractation ou j’ai ete toujours en butte meme
dans ma propre famille - Adieu Mon fils voici trois dimanches que je [
] a cette afaire je fais faux bond a Versailles.
Vous sentés que la moindre confidence la moindre indiscretion meme
a votre Soeur perdroit tout. votre oncle de Geneve sait seulement que je
suis bien avec eux.
Copie d’une lettre tres bien peinte.
Ma Chere Maman a lu avec un tres grand plaisir Monsieur la lettre pleine d’esprit que vous avés eu la bonté de lui envoier, elle me charge de vous en faire tous ses remerciments. pour moi Monsieur je vous rends grace de m’avoir instruit en m’interessant et en fixant egalement mon attention, et par les idées et par l’auteur. fortifiée par ces sages reflexions je lirai sans crainte et pour la premiere fois le discours de J.J. Mr votre fils etoit excusable avant la lecture de votre lettre, il ne le seroit plus maintenant. en effet une imagination ardente est aisement entrainée par le charme irresistible du Stile de Rousseau, et peut se livrer a ses faux principes, mais elle sera de meme ramenée desque l’on essaiera de la convaincre, non par une froidre discussion, mais lorsque l’on opposera comme Vous Monsieur, l’entousiasme a l’entousiasme, et quand le parti de la raison sera aussi bien defendu que cellui de l’erreur. j’ai lhonneur d’etre avec des sentiments tres distingués Monsieur v.t.h. servante
signé, Necker
ce Jeudi 26e Juillet
P.S. Ma Chere Maman a esperé Monsieur, que vous voudriés bien lui pardoner et trouver bon qu’elle m’aie chargé de vous répondre.
Copie d’une lettre de Mme N. en reponce d’un billet tres court par lequel je la chargeois de quelques vers pour Sa fille, si elle n’y trouvoit rien de deplacé, et de la demande que j’avois faite de bouche a sa fille du jugement de Sa mere sur ma lettre a Voltaire sur le Deisme.
J’ai lu Monsieur avec un grand plaisir Votre exellante reponse a Voltaire, vous ecrivés a merveilles, et vous avés fait un tres bel ouvrage sur un fort beau Sujet, tant de Sagesse et tant de raison vous donnent des droits que je n’accorderois pas a un autre, ma fille verra les Si, c’est un badinage ingenieux, qui lui fait trop d’honneur pour qu’il puisse m’efaroucher, nous Vous presentons tous avec empressement Monsieur, l’homage de nos Sentiments.
a St. Ouen ce lundi Soir 13e
Comme d’Hermenches le craignait, d’autres familles rêvaient également
d’un tel parti et Eric Magnus de Staël l’emporta finalement après
sept années de patience, le mariage fut célébré
à Paris le 14 janvier 1786.
La réponse de Guillaume-Anne à son père n’a pas été
retrouvée. Sans doute avait-il déjà un autre projet,
car il épousa en 1782 la baronne Françoise Godardina Constance
van Lynden van Hoevelaken. Il est le fondateur de la première branche
hollandaise des Constant. Nommé lieutenant général
au service du roi Guillaume I des Pays-Bas en 1814, il devint en 1828 gouverneur
de la résidence royale à Bruxelles et mourut en 1838.
Rappelons que Constant d’Hermenches est mort à Paris le 25 février
1785. Isabelle de Charrière arriva dans la capitale française
en 1786 et y rencontra Benjamin Constant, fils de Juste et neveu de d’Hermenches.
Germaine de Staël rendit deux fois visite à Isabelle de Charrière
au Pontet, en août 1793 et en septembre 1794. Ce fut après
cette seconde visite qu’Isabelle incita Benjamin à rencontrer Mme
de Staël, qu’elle ‘admire sans savoir trop de quoi, si ce n’est d’une
facilité, rapidité et grâce extrême dans le parler’.
Constant la rencontrera et lui découvrira encore d’autres qualités
comme on pourra le lire dans sa lettre du 21 octobre 1794 (O.C.,
IV, lettre 1472).
Ajoutons, pour finir, à ces curieux événements traversant
la destinée de Belle de Zuylen, qu’elle rencontra Jacques Necker
à Paris lorsqu’elle y séjourna avec sa gouvernante J.-L.
Prevost, alors qu’il était encore commis de la banque Vernet à
Paris. D’après une lettre de cette gouvernante Belle a dû
recevoir au moins une lettre de Necker en novembre 1753 (O.C., I,
lettre 7). Dans sa lettre du 22 septembre 1767 (O.C., II, lettre
383) d’Hermenches écrit à Belle qu’il a eu le plaisir de
parler d’elle a Paris avec une femme digne de la connaître: ‘Rendorp
lui a beaucoup parlé de vous et lui â montré de vos
lettres; votre conte du Noble plaît beaucoup ici, et on le demande
pour le réimprimer Si vous voulez travailler votre Comedie, je suis
certain qu’elle auroit du succes; en la confiant à Mme Necker, qui
voit tous les Aristarques de ce pais ci;’ Samuel de Constant, enfin, le
plus jeune frère de d’Hermenches, a influencé profondément
un des premiers ouvrages d’Isabelle, Mistriss Henley (O.C., VIII).
Un jour, vers l’âge de 10 ans, sa destinée a mené la jeune Belle en Suisse et en France. Ce contact prolongé avec un monde différent de l’austère milieu dans lequel elle avait été élevée, influencera profondément son existence et son esprit.
Notes
1 Jacques Necker s’était retiré en 1781 dans sa maison
de campagne de Saint-Ouen après sa publication Compte-rendu au
roi, qui révéla au public les privilèges accordés
par le roi à ses favoris et causa tant de remous qu’il fut obligé
de démissionner.
2 Jean-Baptiste Drouet, comte d’Erlon (Reims 1765- Paris 1844) qui
commença sa carrière militaire en 1781 et devint maréchal
de France en 1843.
3 Charles de Gentils de Langallerie (1851-1835). Sa mère
était une soeur de Constant d’Hermenches.
4 Jeanne-Catherine Huber (1764-1781), amie de Germaine Necker, épousa
en 1781 Jean-Louis Rilliet. Elle publia sous le nom Catherine Rilliet-Huber,
Notes sur l’enfance de Mme de Staël.
5 Les brochures Réflexions d’un Suisse à son fils,
Sur le discours de J.J. Rousseau contre les arts et les siences
et A Monsieur de Voltaire, Réponse d’un Suisse au catéchisme
d’un honnête homme.
6 Personnage du roman Clarissa de Richardson.
7 Isabelle avait écrit à d’Hermenches dans une lettre
des 21-22 juillet 1764: ‘Vous êtes beaucoup plus fin que moi...’.
8 De Langallerie. Voir note 3.
Lettre de Zuylen, no. 5 (septembre 1980), pp. 7-11.