Guillemette Samson
Guillemette Samson
UNE ‘BELLE’ ANGLAISE. ISABELLE DE ZUYLEN / MME DE CHARRIERE silhouet

Entre Mme de Charrière et l’Angleterre se déroule une longue histoire d’amour qui remonte à l’adolescence de l’écrivain. Belle aurait commencé l’apprentissage de l’anglais vers 1752 et, treize ans plus tard, en décembre 1765, elle écrit qu’elle ‘parle anglais comme une Anglaise’ (I, 446).1 Lors de la visite à Utrecht du général Eliott et de son épouse, Belle est particulièrement appréciée car Mrs Eliott qui ne ‘parle qu’anglais se trouve le mieux du monde avec [sa jeune amie] qui enten[d] son langage et sa gaieté anglaise’ (I, 446). Ce qui semble n’être qu’une rencontre sans lendemain aura des répercussions importantes puisque Mrs Eliott s’attache tellement à Belle qu’elle l’imagine lui rendant visite à Londres. Belle écrit à ce sujet: ‘si vous voyez avec quelle délectation elle imagine [...] la bière que je boirai, les oratorios de Haendel où elle me mènera’ (I, 447). A cette époque, elle supporte difficilement les obstacles que rencontre son projet de mariage avec le désinvolte marquis de Bellegarde et c’est avec soulagement qu’elle obtient de son père la permission d’aller à Londres (I, 509). L’ami du marquis, Constant d’Hermenches, s’oppose violemment à ce projet: ‘[...] il vous faut un peu de gêne et beaucoup d’amusements, c’est précisément ce que vous ne trouverez pas dans ce pays-là2 [...] voulez-vous devenir singulière et mélancolique? cela ne vous manquera pas’ (I, 508). Très désireuse d’approfondir ses connaissances, chaperonnée par son frère, Belle arrive en décembre 1766 chez Mrs Eliott (I, 509). Il s’agit pour elle de ‘voi[r] l’Angleterre autant qu’une femme peut la voir en hiver’ (II, 32). Constant d’Hermenches écrira après coup qu’elle était ‘dans un enthousiasme effrayant pour les Anglais’ et qu’elle avait la ‘passion de parler anglais’ (II, 38). Le séjour se déroule fort bien: ‘Je m’amuse très bien, on me fait beaucoup d’accueil [...]’ (II, 23).3
   Dans ses lettres, Belle est amenée à évoquer la vie qu’elle mène en Angleterre. Invitée chez lady Harrington, elle y passe une soirée mémorable où ‘le propos devient si équivoque ou pour mieux dire si peu équivoque que [Belle ne savait où elle en était et crut] ne pouvoir garder un trop profond silence’. Voici la description des lieux: ‘L’étrange ameublement que je vis là! Un grand écran, un tapis usé, de vieux rideaux, de [p. 73] mauvais fauteuils, deux grands lourds vilains lits de repos, mais tant de jolis bras, de jolies pendules, de jolies poupées, de belles cassettes, sur une table, tant de riches bagatelles! Des présents, sans aucun doute des présents’ (II, 30). A deux heures du matin, elle s’enfuit, poursuivie par Milord March qui tient absolument à la raccompagner: ‘Il ne manquait que d’accepter pour compléter la fête’ (II, 30). D’où ces remarques sur les prétentions masculines: ‘Les femmes ici sont très réservées [...] soyez un peu plus gaie, un peu plus libre, on vous marche sur le pied, on vous serre la main et le bras lorsque vous y pensez le moins’ (II, 30). Les dames anglaises sont aussi croquées: ‘[...] de la beauté sans aucune grâce, de belles tailles qui ne font pas une révérence supportable, quelques dames de la première vertu ayant l’air de grisettes, beaucoup de magnificence avec peu de goût’ (II, 35). L’élasticité des liens conjugaux la laisse perplexe: ‘C’est un étrange pays. On compta hier dans notre voisinage six femmes séparées de leurs maris [...] La femme du meilleur air que j’aie encore vue [...] a donné un nombre infini de pères à ses enfants’ (II, 35). Elle est particulièrement sensible à une souplesse dans le choix du conjoint au vu de sa situation personnelle: ‘Je voudrais que l’aristocratie ne se mêlât du moins pas des mariages [...]. En Angleterre, on est passablement raisonnable sur ce point’ (III, 345).
   Ses centres d’intérêt sont nombreux: une séance de la chambre des Communes (‘Milord Chattam [...] se querella avec Milord Temple, c’était la plus curieuse chose du monde, une chose unique pour moi [...]’, II, 29); le souhait de visiter Windsor (II, 35), Richmond, Kew, Chelsea et Greenwich (II, 39); de la curiosité pour ‘le gouvernement, les productions et les auteurs de ce pays [...] les bons poètes’ et même Shakespeare (II, 31). Belle rencontre Hume puis l’invite à dîner (II, 39). En toute simplicité, ils discutent du roast-beef et du plum-pudding et jouent au whist...
   En mars, Belle part chez sa cousine dans le Surrey, à 21 miles de Londres. Alors que la capitale lui avait beaucoup plu même si ‘rien ne [l]’avait étonnée’ (II, 35), la première impression de la campagne anglaise n’est guère élogieuse: ‘Cette maison est vilaine, la campagne n’est pas belle et le chemin et tout le pays depuis Hounslow tout inondé de l’eau de la Tamise est la plus triste chose du monde’ (II, 33). Belle déplore la mauvaise occupation des sols: d’un Œil d’économiste, elle regrette l’importante superficie des terres incultes autour de Londres (II, 33). Néanmoins, peu à peu, elle goûte les charmes de la campagne anglaise (II, 33 et 35). Deux éléments la marquent particulièrement: les ‘ruines bâties à neuf’ (II, 35) et les ‘brebis à cornes’ (III, 310).
   Finalement, son appréciation globale du pays est très louangeuse: ‘le peuple y est riche, les ouvrages publics sont admirables, les voyages y sont faciles’ (II, 41) ou encore ‘les arts, le luxe, l’esprit libre et ingénieux de la nation offr[ent] chaque jour [du] nouveau et [du] précieux’ (III, 466) mais ses réflexions sur le caractère des Anglais sont plus caustiques: les Anglais seraient ‘pas extrêmement sociables, [...] réservés et selfish’ (II, 41), très dépensiers (II, 37), etc. Toutefois, Belle souligne avec justesse la relativité [p. 74] de son opinion: ‘Il y a une infinité de mŒurs différentes dans Londres, encore ne vois-je que le quart et je ne devine qu’un autre quart’ (II, 30).4

Comme d’autres voyageurs, Belle profite au maximum de son séjour pour mieux connaître l’Angleterre. Mais l’Angleterre va se révéler être davantage qu’une école de langue, de littérature, de politique, de mŒurs étrangères... Belle voit dans ce séjour une opportunité unique pour être regardée différemment et pour se présenter sous un autre jour. La jeune fille respire en Angleterre parce qu’elle peut y être quelqu’un d’autre en cachant certains aspects de sa personnalité et en privilégiant une facette d’elle-même. L’Angleterre est ainsi une bouffée d’oxygène, un moment de répit, une parenthèse dans sa vie. Elle y fera référence longtemps encore après son séjour. Prudemment, elle met en sourdine son côté provocateur et brillant et se fond dans la masse des gens: ‘Je trouve peu de gens à mon unisson mais tant mieux, j’apprends à me mettre à l’unisson des autres’ (II, 32). Loin d’être le pays du spleen, de la singularité ou de l’ennui comme le lui annonçait Constant d’Hermenches, l’Angleterre est pour cette jeune fille le pays du rire, de l’amusement, du plaisir et de la gaieté.

Le départ approche. Son frère Ditie vient la chercher (II, 34). Retourner à Utrecht, c’est retrouver des soucis qui avaient été mis de côté. Le 26 avril 1767, Belle écrit: ‘J’ai été oppressée d’un poids de mille sensations diverses pendant toute la journée, je finis par pleurer. Je suis trop fâchée de partir. Pourquoi en suis-je si fâchée? Pourquoi si triste?’ (II, 40). Ce que Belle regrette tout d’abord, ce ne sont ni l’Angleterre, ni les Anglais, mais cet autre elle-même qui a pu exister pendant quelques mois, cette jeune fille qui n’a ‘point de prévention à détruire ni d’imprudences à réparer’ (II, 39). De plus, en Angleterre, Belle vivait intensément le moment présent ce qui faisait disparaître le souci de l’avenir (‘A quoi sert de penser? D’ailleurs, je n’ai pas le temps’, II, 23). Détachée du passé, ne pensant plus à l’avenir, Belle croquait à pleines dents le bonheur que lui procurait son séjour qui, davantage qu’un voyage touristique et culturel, doit être considéré comme une évasion: ‘Je pars avec regret [...] je suis libre5 [en Angleterre]’ (nous soulignons, II, 39) ou encore: ‘Je suis heureuse et libre à présent’ (II, 23).6

Pays de la liberté mais surtout de sa liberté, auréolé d’un indéfectible potentiel affectif, l’Angleterre devient la référence de Mme de Charrière [p. 75] qui conseille cette destination à son frère Vincent pour son fils (III, 110), à son amie Henriette L’Hardy (‘L’Angleterre serait mon pays favori pour vous’, III, 466 ou encore IV, 126), à son neveu Willem-René (‘J’approuve fort le choix que vous feriez de l’Angleterre s’il vous fallait quitter votre pays natal’, IV, 509).
   La présence de l’Angleterre dans la vie de Mme de Charrière perdure grâce à de nombreuses correspondances et des rencontres variées dont les plus connues, celles avec Boswell ou Benjamin Constant (pendant l’été de 1787), ne sont pas les plus importantes. Belle conduit des échanges avec des personnes très impliquées dans la vie anglaise comme Suzanne Moula, la maîtresse de français des jeunes princesses anglaises, de 1777 à l’automne 1785 (II, 398, 421, 423) ou Dudley Ryder, qui devient sous-secrétaire d’Etat en 1790. Les lettres des membres de sa famille entretiennent aussi son intérêt: par exemple, lors de son séjour à Londres, son frère Vincent lui adresse ‘des tableaux intéressants et agréables’ (II, 355); son neveu Arend Jacob lui envoie des comparaisons sur les villes qu’il traverse lors de son voyage en Angleterre (III, 157). Des personnes moins proches mais bons témoins de la vie anglaise, M. van Effen, Mme de Montrond, communiquent avec elle. Par ailleurs, en Suisse même, Mme de Charrière fréquente des voisins qui ont séjourné en Angleterre et qui vraisemblablement évoquent de temps en temps leurs expériences anglaises. Le médecin De la Roche s’installe à Lausanne en octobre 1793 après un séjour d’un an à Londres (IV, 213), Claude de Narbonne-Pelet de Salgas, secrétaire de l’ambassadeur hollandais à Londres en 1761 et 1762, puis précepteur du prince de Galles de 1771 à 1778, s’établit à Genève puis à Rolle.7 A toutes ses relations, il faut ajouter qu’elle continue de lire assidûment les auteurs anglais qu’il lui arrive de traduire (Nature and Art d’Elizabeth Inchbald) ou d’adapter (sa comédie L’Enfant gâté et la Suite des Finch doivent beaucoup au roman de Godwin, Adventures of Caleb Williams).

En toute logique, la Grande-Bretagne a sa place dans les écrits de Mme de Charrière, à la fois par suite de l’anglomanie de l’époque mais surtout en raison de l’affection personnelle que l’auteur éprouve pour ce pays: ainsi les personnages anglais sont les plus nombreux après les Français dans son Œuvre narrative. Cependant, paradoxalement Mme de Charrière y réinvestit davantage un héritage littéraire8 que sa propre expérience: les remarques que livre la correspondance ne sont pas exploitées dans la création littéraire. Aucune lettre ne fait référence à un Anglais mélancolique comme William (Caliste) et inversement, un épisode mémorable comme la soirée chez lady Harrington ne devient pas un matériau romanesque. Alors que Belle avait trouvé les Anglais dépensiers et égoïstes, ses [p. 76] personnages anglais ne le sont pas: Sir Walter Finch serait même plutôt économe.

Pour situer ses intrigues, Mme de Charrière se contente de quelques noms de villes très connues (Londres, Bath, Cambridge, Bristol, Oxford, Warwick, ou plus au nord, York, Edimbourg, Glasgow) sans ajouter la moindre description alors que, jeune fille, elle avait trouvé les ouvrages publics ‘admirables’ et les moyens de communication performants. Sir Walter Finch serait à cet égard l’Œuvre la plus anglaise: le narrateur fait référence aux particularités du système politique et de l’histoire britanniques et l’éducation dont bénéficient les jeunes protagonistes masculins et l’ambition professionnelle qu’ils manifestent sont représentatives de ce pays. Par contre, dans les Lettres de Mistriss Henley, Caliste, les Ruines de Yedburg, Miss Mennet et le Roman de Charles Cecil, la présence de l’Angleterre est réduite afin que ne soit pas atténuée la portée générale de ces Œuvres. L’Angleterre est alors une toile de fond que le lecteur imagine à sa guise. Mme de Charrière pouvait sans scrupule se contenter de poser vaguement le cadre de son histoire dans la mesure où l’engouement pour tout ce qui était anglais à l’époque donnait une connaissance (livresque au moins) susceptible de pallier son silence. On constate ainsi que Mme de Charrière se montre réticente à un emploi plus personnel de la matière romanesque que représente le monde anglais. Elle préfère en rester aux lieux communs sur le caractère de la nation anglaise, sans faire intervenir son opinion et son témoignage personnels, ce qui explique le caractère conventionnel de ses Œuvres à cet égard.
   Elle choisit alors la mise en avant des différences linguistiques pour angliciser ses personnages, car ce domaine relativement objectif et peu polémique est susceptible d’être considéré comme un registre minimum et suffisant. Là se trouve la marque personnelle de l’auteur ce qui ne surprend pas puisque Mme de Charrière était passionnée par les langues. Même des personnages sans grande importance bénéficient de ce traitement comme on peut le constater dans les exemples suivants:
   Sir James (Trois Femmes) écrit une lettre truffée de fautes typiquement anglaises (IX, 142). Ce sont elles qui renforcent le caractère anglais du personnage qui n’avait été que faiblement annoncé par un patronyme sans originalité:
- absence du premier élément <ne> dans les négations: ‘Je suis donc pas’, ‘votre mari vous aime pas’, ‘si vous êtes pas plus heureuse’, ‘il prendra pas garde’, ‘je demande pas’;
- erreur de genre: ‘vous ferez pas un mauvais action du tout’, ‘vous me donniez un réponse’, ‘personne fut malheureuse’;
- anglicisme: ‘vous demanderez après la maison’ (to ask after);
- insertion d’un terme anglais: ‘hospitable’ pour hospitalier;
- inversion de deux termes: ‘cet hospitable château’.
   Cependant, l’utilisation et la confrontation de l’anglais et du français engendrent des problèmes que Mme de Charrière s’efforce de résoudre. Par exemple, consciente que des Œuvres, dont les narrateurs ou les épistoliers sont de langue anglaise, surprendront le lecteur qui les découvrira [p. 77] écrites en français, Mme de Charrière, selon un procédé habituel à l’époque, pour pallier cette incohérence et authentifier les textes, avance qu’ils ont été traduits: ‘Si [...] mes lettres ont quelque justesse, [...] traduisez-les [...]’ (cas des Lettres de Mistriss Henley, VIII, 102). Le cadre de la Suisse francophone justifie que les lettres de William soient écrites en français (Lettres écrites de Lausanne) mais on admet avec plus de réticences que Sir Walter Finch écrive en français un compte rendu dont l’unique destinataire est son fils. Par contre, rien ne permet de mettre en doute le caractère authentique des Letters of Peter and William rédigées en anglais (IX, 502-504).
   Néanmoins, dans quelques cas, Mme de Charrière est moins convaincante. Quand les changements de langue à l’intérieur d’un texte sont mal justifiés, l’auteur fragilise l’identité anglaise qu’il a accordée à ses personnages ou même manque de logique. Quelques exemples vont illustrer ce propos:
- Caliste et William sont Anglais: ils se parlent en anglais. Nous le savons parce que William, qui s’adresse en français à la mère de Cécile, doit souligner les moments où Caliste s’exprime en français comme lors de cet épisode: ‘Ah! Fanny, Fanny, s’écria douloureusement Caliste, vous ne dites que trop bien. Qu’ai-je fait dit-elle en français.’ (VIII, 205, nous soulignons). Le premier cri de douleur de Caliste (‘Ah! Fanny [...] trop bien’) aurait dû être en anglais dans le texte pour faire ressortir le choix de la langue française dans la soudaine prise de conscience de l’héroïne. Retranscrite totalement en français, l’anecdote s’affadit. L’émotion de Caliste est moins bien transmise au lecteur qui, d’abord, lit toutes ses réactions sur le même registre émotionnel. Ce n’est qu’en lisant ‘en français’ à la fin de la phrase qu’il comprend que Caliste se dédouble et se jauge; l’emploi du français est alors tout à fait pertinent puisque c’est une autre Caliste qui juge celle qui n’a pas su se taire et qui parlait anglais. Caliste aurait été plus ‘anglaise’ si les deux langues avaient été utilisées.
- Un peu plus haut dans le texte, deux lettres sont envoyées par William à la mère de Cécile. L’une est la lettre de Caliste au père de William que William a ‘traduite de [son] mieux’ (VIII, 200). La lettre est en français; le lecteur suppose alors que la lettre originale est en anglais. La seconde lettre est la réponse que William n’a ‘pas la force de [...] traduire’ (VIII, 201). Elle est pourtant encore en français (or elle devrait être en anglais puisqu’elle n’est pas traduite). L’authenticité de cette deuxième lettre est alors remise en question par le lecteur, ce qui aurait pu être évité grâce à l’insertion d’une note de l’éditeur précisant qu’il l’avait traduite à la place de William.
- Dans Les Ruines de Yedburg, les lettres que Charles écrit à son frère James pour lui dire qu’il aime sa future belle-sŒur sont en français (IX, 346-348). Or, Charles a été élevé comme un paysan et son frère n’a appris qu’un ‘peu de musique’ à l’Université de Glasgow (IX, 334). Comment l’un et l’autre peuvent-ils écrire et lire une langue qu’ils n’ont pas apprise? Ici encore, pour que le choix linguistique fût pertinent, il aurait fallu une note de l’éditeur avertissant qu’il avait traduit ces lettres.

[p. 78] En soulignant les écarts entre la langue de son texte (le français) et celle des personnages, Mme de Charrière accentue le côté anglais de ses personnages.9 Cependant, parfois, ses choix manquent de logique ou de justifications, et le lecteur repère l’auteur sous les personnages. Mme de Charrière laisse donc volontairement planer un doute sur l’authenticité de ses textes; ses clins d’Œil au lecteur au sujet des langues utilisées par les protagonistes l’invitent à adopter une attitude critique.

La place de l’Angleterre dans la vie et dans l’Œuvre de Mme de Charrière est indéniable mais les registres autobiographique et fictif ne se recoupent guère. L’affection de l’auteur pour ce pays, davantage que l’anglomanie, explique le nombre important des personnages anglais et des intrigues situées en Angleterre. La ‘réalité’ anglaise s’inscrit principalement par le biais des différences linguistiques, en raison de l’intérêt général de l’auteur pour les langues mais on peut aussi voir dans le choix de ce procédé le souci de ne pas créer de polémique. L’idiome signale entre les personnages des différences qui ne sont pas des différences de valeur. On est ainsi amené à penser que la prudence dont a fait preuve la jeune fille quand elle était en Angleterre réapparaît dans les écrits de la femme. La présentation conventionnelle du monde anglais chez Mme de Charrière, loin d’être une méconnaissance de la réalité ou une facilité littéraire, résulte d’un choix personnel: la ‘Belle’ anglaise, qui se conduisait avec circonspection et retenue, a laissé ce pli à l’écrivain comme si, quand on écrit sur ce pays et ses habitants, il fallait être semblable aux Anglais, réservé.

Notes
1. Les chiffres romains renvoient aux tomes et les chiffres arabes aux pages de notre édition de référence: Isabelle de Charrière, Œuvres complètes, G.A. van Oorschot, Amsterdam, 1979-1984, 10 tomes.
2. ‘Je ne peux pas croire que vous vous amusiez véritablement à Londres’ (II, 26).
3. ‘J’ai trop de plaisir et trop peu de temps; tout m’amuse’ (II, 27).
4. ‘On aurait tort de juger de toute la nation par le petit nombre d’Anglais qu’une femme peut voir à Londres en six mois’ (II, 41).
5. De retour à Zuylen, elle écrit: ‘Je serais charmée de vivre libre et à la campagne en Angleterre’ (nous soulignons, II, 41). Sa nostalgie perce à travers le fait qu’elle se met alors à porter des robes à l’anglaise ‘avec des rubans et tout plein de choses’ (II, 52).
6. Lors d’un séjour à Spa en 1769 durant lequel elle a pu faire passer ses soucis au second plan, Belle utilise le même vocabulaire, significatif de l’emprisonnement qu’elle ressent à Zuylen: ‘J’étais à Spa avec ma cousine d’Athlone. Nous nous y sommes extrêmement bien amusées [...] j’étais libre et contente’ (nous soulignons, II, 150).
7. Georges III d’Angleterre aurait dit de M. de Salgas qu’il est l’homme qu’il estime ‘par-dessus tous ceux qu’il connaissait’ (VI, 487).
8. Voir l’article d’Alix Deguise, Lettre de Zuylen et du Pontet, 8 (septembre 1983), p. 13-15.
9. Ce procédé ne concerne que deux fois les Allemands: Constance écrit en français à l’abbé de la Tour. Lui racontant la découverte de l’athéisme de l’instituteur, elle précise que Théobald lui a ‘tout raconté en français’ (IX, 107). Théobald envoie son dictionnaire à l’abbé en précisant que ses articles sont rangés pour lui comme dans un dictionnaire français mais ‘qu’ils le seront tout autrement dans [sa] feuille allemande’ (IX, 117).

Conférence prononcée au dixième congrès international des Lumières, Dublin 25-31 juillet 1999.
Rapports - Het Franse Boek (RHFB). Numéro spécial sous la rédaction d’Yvette Went-Daoust, 70 (2000), p. 72-78