ENTRE CHARYBDE SCYLLA: ISABELLE DE CHARRIERE ET SA MORALE |
![]() |
Conférence donnée au château de Zuylen le 22 octobre 1983.
Il ne serait ni original ni exact de définir Belle de Zuylen
(ou Isabelle de Charrière car il s’agit en effet des deux phases
de sa vie) comme un personnage entre deux mondes. On penserait alors sans
doute à la Suisse et aux Pays-Bas, à des antithèses
comme la raison et le sentiment ou encore l’époque d’avant et d’après
la Révolution.
Si la perspective dans laquelle je voudrais la placer a certains liens
avec ces différentes options, elles n’en forment pourtant pas la
base essentielle. Car cette perspective se rapporte à sa morale
et à son attitude devant la vie, qui sont indissolublement liées
à son tempérament et à son caractère. Ceux-ci
furent toutefois influencés, mais non pas formés, par des
contradictions réelles avec lesquelles Belle de Zuylen a été
confrontée dans son expérience de la vie, et qui ont déterminé
ses réactions.
Si je la situe entre Charybde et Scylla plutôt qu’entre deux mondes,
ce n’est pourtant pas comme une naufragée entre les brisants et
les tourbillons, mais comme quelqu’un qui s’efforce de trouver son chemin
entre les catastrophes menaçantes, s’appuyant sur une conception
de vie, une philosophie capable de parer aux formes multiples de violence.
A l’époque d’Isabelle de Charrière la notion ‘morale’ a subi
une transformation fondamentale. Dans les premières décennies
du 18ème siècle elle était synonyme de religion. Il
était entendu que le comportement de l’homme devait être guidé
par les commandements de Dieu et de l’Eglise et non par des principes indépendants
d’eux ou par une conscience individuelle. Les philosophes des Lumières
- le terme y fait allusion - se sont efforcés de libérer
la morale de cette contrainte.
La ‘religion naturelle’ qui en résulta était une notion très
vague qui posait le problème de la morale dans des termes particulièrement
élémentaires. Mais au fond cela suffisait. Car dès
que la morale se rendait indépendante de la religion révélée
et des dogmes, c’est la responsabilité personnelle qui intervient.
Et dès lors toute discussion concernant cette responsabilité
personnelle formera une part essentielle de chaque conception philosophique,
chez Kant comme chez Hegel, chez Schopenhauer comme chez Nietzsche, chez
Marx comme chez Sartre. Cette discussion dépendant du caractère
des dispositions individuelles, est par définition une discussion
sans fin, comme on a pu le constater dans presque tous les écrits
des philosophes des Lumières. Les désaccords entre eux sont
nombreux, souvent profonds, et se rapportent à ce que chacun d’eux
entend par ‘réalité’, ainsi qu’à l’importance qu’il
attache aux arguments non soumis à la raison, les ‘raisons du coeur’
dont parle Pascal.
C’est dans ce monde des idées et des sentiments qu’a vécu
et écrit Isabelle de Charrière avec une franchise inusitée,
sans préjugés et avec la volonté d’être et de
rester libre et ouverte. Une indépendance aussi totale que possible
était pour elle la condition primordiale pour une manière
de penser et de sentir personelle, base de sa morale et tout au fond cette
morale même.
Nous connaissons le contenu de sa pensée par ses écrits,
ses ‘contes philosophiques’, ses romans et ses nouvelles, sa poésie,
son théâtre, ses pamphlets et essais et peut-être mieux
encore par ses lettres.
Exprimer des sentiments et des idées propres, plutôt que de
donner expression à une vue sur le monde moins personelle ou du
moins, moins individuellement subjective et idéalisée, a
été la préoccupation essentielle des écrivains
du 18ème siècle. Par rapport aux siècles précédents
l’accent y fut mis si fortement que l’histoire littéraire a sous-estimé
l’importance et la valeur littéraire du 18ème siècle
comparativement à celle du ‘Grand Siècle’. Emile Faguet entre
autres considère la littérature du 18ème siècle
comme anémique parce que d’après lui elle s’était
détachée de la tradition française et chrétienne
à laquelle elle devait sa grandeur. Aujourd’hui on ne partage généralement
plus cette opinion et il existe d’excellents motifs pour ne plus y souscrire.
On ne peut pourtant nier que, ce qui a fait la valeur du siècle
des Lumières, est devenue aussi sa tragédie. Ses vues, ses
idées de liberté, de justice et d’égalité humaine
ont abouti au paradoxe tragique de la Révolution, paradoxe parce
que la Révolution ne peut écraser la force et la puissance
de l’injustice, de l’inégalité et de la contrainte que par
la force, ce qui mène inévitablement à la vengeance
et à l’injustice, à la contrainte et à la terreur.
Aucun des philosophes les plus importants du 18ème siècle
n’a vécu la Révolution. Elle a été une coupure
radicale. Voltaire, Rousseau, Diderot, Helvetius, Condillac, d’Alembert,
d’Holbach, Buffon sont tous morts avant ou en 1789. Comme écrivain
le rôle joué par Beaumarchais, Laclos, Bernardin de Saint-Pierre
était terminé. La Révolution même a liquidé
Condorcet, Chamfort, Chénier, alors que d’autres qui survécurent
comme Marmontel, Raynal, Rivarol émigrèrent ou moururent
désillusionnés.
Pour Isabelle de Charrière la situation était différente.
Il va de soi qu’une vie de 65 années est influencée par l’expérience,
mais dès le début de son existence son attitude a été
déterminée par un caractère resté pareil à
lui-même. Dans ce caractère, aguerri par ses expériences,
se concentre sa morale.
Maintenant que l’édition de ses oeuvres est presque terminée,
nous pouvons suivre son évolution pas à pas. Il est impossible
de le faire dans ce bref exposé mais je m’efforcerai d’en souligner
quelques lignes essentielles. Peu d’écrivains sont aussi complètement
et indivisiblement présents dans ce qu’ils écrivent qu’Isabelle
de Charrière, et de toute manière il serait impossible de
la saisir d’emblée dans sa complexité. Mais cette difficulté
en revanche est compensée par le fait que l’accès à
son authenticité est toujours direct et immédiat.
Si on apprend déjà à la connaître quelque peu
par les lettres qui lui ont été adressées par sa gouvernante,
Jeanne-Louise Prevost, entre sa treizième et sa dix- huitième
année, il ne s’agit ici que de renseignements indirects. Dès
l’instant qu’elle prend elle- même, à 19 ans, la parole dans
la première lettre à Constant d’Hermenches, elle est entièrement
présente. Je me suis arrêté assez longuement à
cette correspondance lors du colloque de Zuylen en 1974 et je ne me répéterai
donc pas aujourd’hui. On sait que dans ces lettres Belle de Zuylen parle
de tout, des moindres faits de la vie de tous les jours aussi bien que
des coins les plus secrets de son coeur. Mais de rien elle ne parle autant
que de son besoin de se sentir libre et indépendante, de se former
un jugement propre sur la réalité de l’homme et de la vie.
Il est indéniable qu’une telle attitude ait déterminé,
voire limité ses possibilités de se marier et ait influencé
son mariage même. Quand Dorette Berthoud donne à son édition
des lettres de Constant d’Hermenches à Belle le titre de Les
Mariages manqués de Belle de Tuyll, il faut bien se réaliser
qu’ils ont ‘manqué’ parce que Belle n’était pas disposée
à céder aux concessions qu’on attendait alors d’une femme
et dont on a plus tard seulement reconnu le degré d’injustice. ‘Je
sais de source certaine, écrit-elle, que Charles de Twickel avec
ses trois millions ne me ferait pas délibérer une minute’
(O.C., I, 394) et aux avances de James Boswell elle répond:
‘Je n’ai pas les talents subalternes’ (O.C., I, 195), une réplique
qui paraissait encore inacceptable pour la direction des PTT en 1978, quand
un timbre lui fut consacré et quand le premier projet mentionnait
cette phrase si caractéristique pour Belle de Zuylen. Quant à
l’affaire Bellegarde, quelques citations se rapportant à ce mariage
suffisent pour en laisser deviner la fin: ‘Pour un trône je ne renoncerais
pas à ce qui m’occupe dans ma chambre’ (O.C., I, 225) et
‘Si c’est pour lui plaire qu’il faut de courtes lettres à un homme
qui ne me voit jamais, j’aime autant épouser par procuration le
Grand Mogol’ (O.C., I, 476). Dans une lettre du 19-20 août
1767 (O.C., II, 50) elle donne une explication à cette attitude:
‘Je disais il y a quelques jours à mon père que je ne pourrais
presque pas me résoudre à sacrifier ma liberté; qu’avec
elle je valais peut-être quelque chose et que dans la dépendance
je ne vaudrais plus rien comme ces chiens qui chassent naturellement, qui
apportent en se jouant, mais qui n’apprennent jamais à apporter
par force.’
Nous savons combien, jusqu’au dernier moment, elle a hésité
à épouser Charles-Emmanuel de Charrière, un homme
intelligent et affable, mais plutôt monotone et sans chaleur naturelle,
et qui était disposé à lui laisser la liberté
qu’elle désirait. Le mariage était alors le seul état
qui pouvait offrir à une femme un certain degré de liberté,
bien que le résultat final fût en général qu’on
passait d’une dépendance à une autre. Ce ne fut donc qu’après
de longues hésitations qu’elle se décida pour un mariage
qu’on ne peut appeler qu’un ‘mariage de raison’.
La correspondance avec d’Hermenches, Boswell et van Pallandt nous apprend
comment entre les années 1760-1771 s’est formée son aperception
de la vie, des hommes et de la religion. On est frappé par un esprit
personnel et indépendant qui de très bonne heure a compris
que ce monde n’est pas le meilleur des mondes possibles parce que l’homme
est ce qu’il est: une contradiction due à des qualités positives
et négatives, et capable de par sa nature de tout, en bien et en
mal.
Lorsque Belle de Zuylen est devenue Isabelle de Charrière, la correspondance
avec d’Hermenches touchera à sa fin. Mais sa vie n’est pas close
pour autant, ni son évolution et ses expériences. Dans une
des dernières lettres au confident de quinze ann‚es elle ‚crit:
‘Depuis que je suis mari‚e tout ce qui pourrait blesser mon mari le moins
du monde m’‚tant devenu d’une extrême importance, je vous écris
moins volontiers parce que je ne puis écrire sans me rappeler des
idées que j’aime mieux éloigner. Voilà au vrai tout
mon coeur, toutes les causes de mon silence, car ma franchise est invariable
aussi bien que mon amitié’ (O.C., II, 315).
Entre son mariage en 1771 et la parution en mars 1784 des Lettres Neuchâteloises,
son premier roman, suivi de près d’un deuxième Lettres
de Mistriss Henley, se sont écoulées treize années.
C’est l’époque où elle a surtout essayé d’établir
une certaine harmonie dans son mariage avec Ch.E. de Charrière répondant
à son besoin de sincérité et de véracité.
Je crois que l’on peut constater qu’elle n’y a pas réussi. Et sans
doute ne s’y attendait-elle pas trop, quand on veut se rappeler un passage
de la lettre écrite, après son mariage, à son frère
préféré Ditie où elle dit: ‘Vous m’écriviez
un jour qu’un changement d’état changeait en quelque sorte la personne
et qu’il faudrait se revoir pour reprendre le fil de la liaison et de la
conversation. Cela est moins vrai pour moi que pour aucune autre femme
parce que je ne suis gênée ni en pensées ni en paroles
ni en actions: j’ai changé de nom et je ne couche pas toujours seule,
voilé toute la différence’ (O.C., II, 229).
Je ne tenterai pas ici de chercher dans sa biographie les raisons pour
lesquelles elle n’a pas pu trouver cette harmonie dans son mariage. Je
constate seulement le fait et ce qui en résulta: sa décision
- cette fois définitive - de se remettre à écrire
afin d’exprimer ce que la vie lui avait appris dans des circonstances nouvelles.
Elle l’a fait sous forme de roman, et le lecteur qui a appris à
la connaître par ses ouvrages comprend aussi pourquoi. A un correspondant
néerlandais, le baron Taets van Amerongen, elle écrivait
vers la fin de sa vie, en 1804: ‘Longtemps après (c’est-à-dire
après Le Noble) d’autres problèmes, ou plutôt
le chagrin et le désir de me distraire me firent écrire les
Lettres Neuchâteloises . Je venais de voir dans Sara Burgerhart
[roman hollandais d’Elisabeth Wolff et Aagje Deken] qu’en peignant des
lieux et des moeurs que l’on connait bien, l’on donne à des personnages
fictifs une réalité précieuse’ (début janvier
1804).
De cette information on a surtout retenu qu’elle cherchait son inspiration
dans son entourage immédiat, et on s’est moins attardé au
fait, que mariée, le roman allait remplacer ce que fut jadis sa
correspondance secrète. Pourquoi cette correspondance était-elle
secrète? Parce qu’elle voulait s’exprimer sans blesser ses parents.
Elle choisit, je pense, pour le même motif, la fiction. Comme elle
l’avait déjà écrit à d’Hermenches, elle ne
voulait avant tout pas blesser son mari et la forme du roman permettait
de mettre comme une couche protectrice, un voile, entre sa vérité
sur la vie, et cette vie réelle avec un homme qui avait les meilleures
intentions envers elle, mais qui ne pouvait pas la rendre heureuse. Cela
ne concerne d’ailleurs pas uniquement ses relations avec son mari.
Pour le lecteur de ses lettres et de ses ouvrages il est clair qu’il existe
une différence entre ces deux volets de son oeuvre, non pas en ce
qui concerne sa morale, mais dans l’expression de celle-ci. Dans ses ouvrages,
sa philosophie est plutôt implicite qu’explicite, le lecteur doit
en déduire l’attitude d’Isabelle de Charrière devant la vie,
alors que dans ses lettres elle s’exprime d’une façon plus directe
et plus personnelle, selon le correspondant et la confiance qu’elle lui
témoigne. Cette différence dépend évidemment
aussi de la nature même de l’expression artistique, qui s’adresse
à tout le monde, mais à personne en particulier. Le risque
bien connu, que l’entourage immédiat ne sait pas distinguer la vérité
générale de la vérité personnelle, sera tout
au moins limité par la forme du roman.
Qu’Isabelle de Charrière ait pensé à ce risque, le
prouvent quelques lignes d’une lettre de Mistriss Henley dans laquelle
celle-ci dit par rapport à son mari: ‘On ne reconnaîtra pas
M. Henley, il ne lira jamais sans doute ce que j’ai écrit, et quand
il le lirait, quand il s’y reconnaîtrait ...’ Elle veut dire, même
s’il se reconnaît ou croit se reconnaître, ce ne sera jamais
qu’un roman.
Ce n’est pas un manque de courage, ni même un argument contre la
sincérité et l’honnêteté d’Isabelle de Charrière,
mais elle indique bien une morale qui se trouve entre Charybde et Scylla,
entre des dangers qui menacent de deux côtés. J’emploie cette
image parce qu’elle s’applique aux perspectives changeantes que l’on trouve
illustrées par ses romans. Je ne puis les analyser tous dans ce
bref exposé mais je voudrais essayer de désigner dans certains
d’entre eux ce que j’appelle sa morale, sa vue sur la vie - sans toutefois
en faire des romans à thèse - dans ce sens général
où l’on parle de la philosophie derrière ou plutôt
dans un ouvrage d’imagination.
Les Lettres Neuchâteloises par exemple ne sont pas seulement
une peinture du milieu neuchâtelois déclenchant un scandale.
Même si Philippe Godet témoigne encore un siècle plus
tard de la justesse des observations de l’auteur, cette peinture ne forme
que le décor dans lequel la scène a lieu. Le fond de l’histoire
concerne des observations d’un autre ordre: les sentiments embrouillés
et les complications auxquelles elles peuvent mener dans la réalité
sociale de l’époque. Quand Henri Meyer, étranger dans la
ville et amoureux de Marianne de la Prise, est empêtré dans
les filets de la couturière Julianne qui le séduit - par
qui il se laisse séduire - nous ignorons s’il s’agit de pitié
ou de faiblesse et si elle a eu réellement l’intention de le séduire.
Le savaient-ils eux-mêmes?... Mais, chose remarquable, Marianne,
comme une autre Isabelle, comprend cette ambiguïté inextricable.
Elle le comprend même si bien, que quand Julianne est enceinte, Marianne
fera comprendre à Meyer ses responsabilités, sans toutefois
le pousser au mariage. Sa morale est: que la responsabilité ne doit
pas mener à un acte malhonnête. Il n’est pas exclu que cette
morale, qui tranche si fort avec la morale conventionnelle, ait choquée
davantage les Neuchâtelois que le réalisme parfois ironique
avec lequel elle a dépeint le monde neuchâtelois.
Mistriss Henley occasionnera moins de remous. Comme vous le savez,
il s’agit d’une réponse à un autre roman Le mari sentimental
de Samuel de Constant, un frère de Constant d’Hermenches et du père
de Benjamin Constant. Ce livre a souvent été considéré
comme une réponse polémique au mari incompris et négligé
du Mari sentimental. Dans cette optique Mistriss Henley serait une
femme qui rencontre peu de compréhension chez son mari. Je pense
que c’est une optique par trop forcée et que le roman de Samuel
de Constant a servi seulement de prétexte. Et je le pense parce
que la situation dans les deux romans est fondamentalement différente.
Chez Samuel de Constant, le mari a des raisons très nettes et irréfutables
de se plaindre de sa femme. Ces raisons Mistriss Henley ne les a pas. Elle
ne peut pas reprocher à son mari des méconduites ou des actes
méprisables. Ce qu’Isabelle veut rendre perceptible, ce n’est pas
ce qui dépend du hasard, d’incidents ou de circonstances désagréables,
mais quelque chose de plus profond et qui est du domaine des émotions
et des relations humaines. Ce qui la préoccupe c’est l’insuffisance
inhérente à la faculté de comprendre, l’impuissance
de l’amour réel, peut-être l’impossibilité de réaliser
le désir... L’auteur n’a pas besoin d’accabler M. Henley d’une quelconque
critique concrète, au contraire. L’idée fondamentale d’Isabelle
de Charrière est précisément l’imperfection humaine
malgré la bonne volonté, et celle-ci se révèle
mieux au fur et à mesure que M. Henley paraît plus acceptable
comme mari. Il est curieux peut-être d’ajouter que certains amis
de M. et Mme de Charrière, qui avaient cru reconnaître le
couple dans les personnages, furent d’avis que le portrait de son mari
était trop positif et le sien trop négatif.
Un autre aspect de la morale d’Isabelle de Charrière nous est révélé
dans les Lettres écrites de Lausanne. La première
partie de ce roman double, L’Histoire de Cécile, se compose
de lettres de la mère de cette jeune fille de 17 ans à un
membre de la famille. Elle y parle de sa fille, d’un jeune lord anglais
qui passe quelques mois à Lausanne, et de son compagnon, le mélancolique
William. Il est à peine question d’une intrigue dans ce roman entre
les personnages. Bien que Cécile soit amoureuse du Lord et lui d’elle,
ils ne s’expriment pas, ce qui empêche le bonheur - ou la possibilité
de l’atteindre - de percer. L’histoire est enveloppée comme d’une
tristesse vaine.
La seconde partie, Caliste, comprend surtout les lettres de William
à la mère de Cécile, dans lesquelles il explique les
causes de sa mélancolie par l’histoire de son amour non réalisé
pour une certaine Caliste. Celle-ci est une jeune actrice, qui a été
l’amante d’un homme éminent décédé depuis.
Bien que William et elle s’aiment, l’ordre social, personnifié par
le père de William, ne permet pas un tel mariage, et William manque
de force pour surmonter ce tabou. Caliste est alors obligée d’épouser
un homme bon, mais qu’elle n’aime pas, alors que William cède à
un mariage désiré par son père. La conséquence
est deux mariages malheureux. Caliste en meurt et William se sent responsable
de sa mort.
L’histoire de Caliste est pour ainsi dire une projection de ce que serait
le sort de Cécile s’il s’était prolongé vers des conséquences
tragiques. Caliste est un personnage qui se rend compte de l’injustice
de l’ordre social envers la femme, mais accepte sa situation de victime
comme étant inévitable. Isabelle engage ici la femme - et
pas seulement elle - à se regarder dans un miroir afin d’y voir
l’image d’une existence négative, conséquence de velléité
et d’inertie dont la société abuse. C’est sous son influence
que cette thématique sera reprise, mais d’une autre manière,
comme accusation ou comme explication, dans certains romans de Madame de
Staël et de Benjamin Constant, comme Delphine, Corinne et Adolphe.
La qualité de Cécile et de Caliste ne se trouve
pas dans une combativité exaltée, mais dans une observation
subtile et nuancée. Je rappelle dans Cécile la douzième
lettre si caractéristique sur le mariage et les relations entre
homme et femme dans laquelle la mère dit: ‘Oui, Cécile, il
ne faut pas vous faire illusion: un homme cherche à inspirer, pour
lui seul, à chaque femme un sentiment qu’il n’a le plus souvent
que pour l’espèce. Trouvant partout à satisfaire son penchant,
ce qui est trop souvent la grande affaire de notre vie, n’est presque rien
pour lui’ (O.C., VIII, 16). Une vue psychologique aussi perspicace
conduit plutôt à un réalisme humain qu’à une
contestation idéalisée, et dévoile mieux des hypocrisies
idéologiques. Mais la subtilité d’Isabelle de Charrière
laisse au lecteur même le soin de tirer ses conclusions.
Dans Caliste il y a un passage où un nègre de la Guinée,
vendu comme esclave et devenu domestique dans une famille anglaise, meurt
finalement à Lausanne et est assisté dans ses derniers moments
par Cécile: ‘C’est donc ainsi qu’on finit, Maman, dit Cécile,
et que ce qui sent et parle, cesse de sentir, d’entendre, de remuer? Quel
étrange sort! naître en Guinée, être vendu par
ses parents, cultiver du sucre à la Jamaïque, servir des Anglais
à Londres, mourir près de Lausanne! Nous avons répandu
quelque douceur sur ses derniers jours. Je ne suis, maman, ni riche, ni
habile, je ne ferai jamais beaucoup de bien; mais puissé-je faire
un peu de bien partout où le sort me conduira, assez seulement pour
que moi et les autres puissions croire que c’est un bien plutôt qu’un
mal que j’y sois venue! Ce pauvre nègre! Mais pourquoi dire ce pauvre
nègre? Mourir dans son pays ou ailleurs, avoir vécu longtemps
ou peu de temps, il vient un moment ou cela est bien égal: le Roi
de France sera un jour comme ce nègre: et moi aussi, interrompis-je,
et toi...’ (O.C., VIII, 187).
Il est clair que le sentiment d’inutilité finale forme la base de
la morale d’Isabelle de Charrière et le noyau de ce qu’on nomme
son scepticisme. C’est la constatation d’une solitude à laquelle
on ne peut échapper et de l’inaccessibilité d’une liberté
et d’une indépendance qui serait plus que relative. A la fin de
l’analyse pénétrante que Jean Starobinski a écrite
comme introduction à la réimpression des Lettres écrites
de Lausanne, en 1970, il souligne: ‘Il faut rétrécir
l’existence, substituer les bonnes oeuvres à l’amour, se résigner
sans joie à dessiner des fleurs au coin d’une cheminée. Cécile
blottie contre sa mère, William escortant le jeune Lord nous offrent
la curieuse image de la séparation des sexes, dans un monde paisible
où règne un climat feutré de terreur morale: de merveilleuses
figures de femme fleurissent méconnues, et rencontrent la mort avant
d’avoir possédé le bonheur’ (p. 66).
Bien qu’il rende le climat de cet ouvrage d’une façon très
limpide, je crois pourtant que ce n’est pas une caractéristique
de l’attitude d’Isabelle de Charrière. Il ne s’agit pas chez elle
d’une soumission spirituelle. Il est vrai qu’elle disait dans une de ses
dernières lettres à son neveu Willem-René ‘tout est
passager’ mais en y ajoutant avec une certaine fierté ironique,
‘comme l’homme qui est à la tête de tout’ (O.C., VI,
526). Elle reconnaît que pour l’homme en général une
conduite réaliste est une conduite pragmatique, mais la morale qu’elle
déduit de son expérience de la vérité est plutôt
celle qu’Unamuno déduit d’Oberman de Sénancour: ‘Si le néant
est ce qui nous est réservé, faisons que ce soit injustice’.
Isabelle de Charrière n’a pas douté de ce destin, me semble-t-il,
mais elle en a tiré la même conséquence; on peut, sans
peine, à partir de son oeuvre, en être persuadé.
Aux écrits dont nous pouvons extraire sa philosophie appartiennent
également les romans se rapportant en grande partie à la
Révolution ou à son influence. On pourrait, comme le fait
Dennis Wood dans son introduction au deuxième tome des Romans,
contes et nouvelles dans les Oeuvres Complètes (tome
IX) considérer Henriette et Richard, Lettres trouvées
dans des porte- feuilles d’émigrés et Trois Femmes
comme un triptique qui a la Révolution comme cadre. De ces trois
livres, Henriette et Richard, resté inachevé, a été
publié pour la première fois dans les Oeuvres Complètes
et les deux autres respectivement en 1793 et 1795. Je ne m’arrêterai
pas ici au rôle qu’y joue la Révolution, car cela demanderait
un développement particulier qui m’éloignerait trop de mon
sujet. Patrice Thompson qui en prépara le texte et qui consacra
une conférence à ce roman à Zuylen, a démontré
qu’il ouvre tant de perspectives qu’un bref commentaire laisserait trop
de lacunes. Pour le moment je voudrais rappeler uniquement qu’en 1797 Isabelle
de Charrière décida de réunir quelques ouvrages projetés
dans une même configuration. Celle-ci est formée par un petit
groupe d’amis autour d’un personnage, l’Abbé de la Tour, un abbé
typique du siècle des Lumières, à peine croyant, sceptique,
ironique, mais spirituel et humain, à plusieurs points de vue donc
un alter ego de l’auteur. Dans ce groupe on discute de problèmes
actuels qui trouvent une réalité concrète dans des
histoires racontées par l’abbé. Elles ont paru en 1798 et
1799 en trois volumes sous le titre L’Abbé de la Tour ou Recueil
de nouvelles et autres écrits divers, dont les principaux romans
sont Trois Femmes, Honorine d’Userche, Sainte- Anne et Les Ruines
de Yedburg.
Il y avait plusieurs motifs pour imprimer ces romans ou pour les réimprimer
car Trois Femmes avait déjà paru dans deux éditions
plus ou moins mutilées et Honorine d’Userche avait été
éditée seulement dans une traduction allemande de L.-F. Huber.
Le premier motif pour réunir ces romans fut sans doute l’unité
de l’idéologie thématique parce qu’Isabelle de Charrière
y met en relief différentes formes de ce dogmatisme qu’elle hait
tant. Au cours des histoires elle développe sa propre morale, dont
il ne faut pourtant pas confondre le fond sceptique avec de l’indifférence.
Car autant par l’intelligence que par la qualité humaine son scepticisme
est très proche de celui de Montaigne.
On a déjà beaucoup parlé des Trois Femmes,
ce qui n’est guère étonnant, car n’était-ce pas Mme
de Staël qui lui écrivait fin octobre 1793: ‘vos ouvrages se
varient encore à la dixième lecture’ (O.C., IV, 234).
L’essence de ce livre, Isabelle de Charrière le donne elle-même
dans une lettre à son ami Chambrier d’Oleyres: ‘C’est un petit traité
du devoir mis en action ou plutôt élucidé par une action.
On n’a pas prétendu donner des modèles à suivre mais
montrer des vices et des faiblesses à excuser comme non incompatibles
avec une idée ou un sentiment du devoir et une moralité dans
la personne coupable ou accusable’ (O.C., V, 354).
Quand Isabelle de Charrière commençait à écrire
ce roman, vers la fin de 1794, l’idée du devoir était de
toute actualité. L’année précédente elle était
entrée en relation avec L.-F. Huber - écrivain allemand,
ami de Schiller - qui s’ingéniait à la gagner ainsi que Benjamin
Constant à la philosophie de Kant. La correspondance avec Benjamin
Constant nous apprend qu’à la suite de ces discussions, Isabelle
de Charrière rédigea une généalogie du devoir.
Elle ne connaissait pas encore elle-même l’ouvrage de Kant sur ce
thème car dans la même lettre du 18 décembre 1794 qui
comprend ce schéma détaillé du devoir (O.C.,
IV, 671) elle écrit à Constant qu’elle demandera à
Huber son analyse de Kant ou éventuellement l’ouvrage allemand même.
Constant, dans son commentaire général sur sa généalogie,
écrit le jour de Noël de la même année qu’il ne
peut accepter le bonheur en général, ni le bonheur personnel
comme norme du devoir, parce qu’une morale s’y appuyant n’a pas de base
stable. A son avis, le devoir doit être quelque chose d’indépendant
et d’inchangeable, sinon le mot n’aurait pas de sens. La question de savoir
si une idée aussi abstraite est encore utilisable pour les hommes,
n’est pas à ses yeux un argument contre cette idée, mais
uniquement contre l’homme. ‘Le soleil existerait’, écrit-il, ’quand
tout le genre humain serait aveugle, mais que dirait-on d’un aveugle qui
voudrait faire connaître le soleil aux aveugles ses confrères
et leur persuader de ne se conduire que par leur lumière?’ (O.C.,
IV, 677-678). La réponse d’Isabelle de Charrière est un exemple
de sa morale pragmatique: ‘L’idée du devoir’, répond-elle,
‘soit qu’elle soit simple ou composée, ou le devoir n’étant
toujours que relatif à l’homme, et le motif de l’homme, et l’objet
de l’examen de l’homme puisque c’est celui de notre discussion à
vous, à moi, à Kant, à Huber, ne peut du tout se comparer
à ce que serait le soleil pour des aveugles. Cette idée ou
chose n’existe précisément qu’en nous’ (O.C., V, 27).
Je cite un peu longuement ces textes, parce que cette discussion a un rapport
direct avec Trois Femmes . L’histoire débute en effet par
une discussion entre l’Abbé de la Tour, la jeune baronne de Berghen,
un défenseur passionné de Kant, un théologien et quelques
autres - discussion comme il y en eut sans doute beaucoup dans le salon
du Pontet entre Monsieur et Madame de Charrière, le pasteur Berthoud,
Constant et Huber. On cherche à savoir ce qu’est le devoir: une
idée simple ou composée, individuelle ou générale.
Les hôtes n’arrivent pas à se mettre d’accord et l’abbé
raconte une histoire de trois femmes qu’il a rencontrées lors d’un
voyage en Allemagne et qui avaient chacune une notion différente
du devoir, par laquelle elles justifient leur existence. Il va de soi que
cette justification n’est pas trouvée (et n’est au fond pas même
cherchée) dans une idée abstraite et immuable... On peut
lire le roman - et cela s’est fait - comme une critique incidentelle sur
Kant, mais il illustre sans aucun doute le réalisme sceptique et
intelligent d’Isabelle de Charrière et qui prouve combien elle est
concernée émotionnellement. Cette qualité - pour certains
philosophes sans doute trop subjective - en souligne précisément
le caractère tolérant et non dogmatique.
Dans les différents romans cités plus haut et auxquels on
pourrait ajouter Sir Walter Finch et son fils William - paru après
sa mort en 1806 - son réalisme mobile donne le ton de base. A chaque
fois on est frappé par la franchise avec laquelle l’auteur, grâce
à ses observations et ses expériences, parvient à
exprimer une problématique de l’homme, pensée et vécue
jusqu’à ses dernières conséquences. Par cela elle
est en avance sur son époque et en premier lieu par des vérités
fondamentales, qui encore aujourd’hui n’ont rien perdu de leur vérité
péremptoire. Les avantages et les désavantages de l’acquis
culturel dans Saint-Anne, le calcul incertain des profits et pertes
dans la balance des connaissances scientifiques et de la possibilité
de bonheur dans Les Ruines de Yedburg, le dialogue qu’elle entame
avec Rousseau dans Sir Walter Finch et son fils William - il s’agit
chaque fois de sujets avec lesquels nous nous savons confrontés
dans une contexte actuel, mais de la même manière.
Je voudrais m’arrêter encore quelques instants à un de ses
romans, Honorine d’Userche. C’est aussi une histoire racontée
par l’Abbé de la Tour qui met en lumière la question de savoir
si chacun est libre, comme il l’entend et à tout moment, de propager
tout ce qu’il pense sur Dieu, la nature, la raison, l’évangile,
etc. On n’ignore pas qu’Isabelle de Charrière rejette nettement
toute idée de censure (entre autres dans ses pamphlets) autant par
expérience que par conviction. Il ne s’agit donc pas ici de ce problème,
mais de celui de la responsabilité des hommes les uns envers les
autres.
L’Abbé raconte l’histoire de deux enfants, désignés
généralement par le terme quelque peu bizarre de ‘naturels’,
et qui ont les mêmes parents. Mais ils ignorent le secret de leur
naissance et ils ont été élevés séparément.
Lorsqu’ils se rencontrent par hasard, ils tombent amoureux l’un de l’autre.
Isabelle de Charrière dessine la situation en quelques traits simples
et précis et en rapport avec l’atmosphère, les usages et
le milieu de l’époque. Mais les questions posées ne reçoivent
pas les réponses auxquelles on s’attendrait au dix-huitième
siècle. Ce dont l’auteur fait la quintessence du roman, est ce qui
est inhérent à la condition humaine, indépendamment
de la conjoncture de l’époque. Elle le fait avec une remarquable
économie de moyens qui donne à sa prose un niveau classique
intemporel, elle creuse jusqu’au fond du problème et à aucun
moment le tabou de l’inceste ne tourne au drame sentimental que le lecteur
aurait ressenti chez des écrivains d’un moindre talent. Dans une
lettre à son traducteur L.-F. Huber, Isabelle de Charrière
écrit à cette époque: ‘Je trouve dans la plupart des
ouvrages soi-disant philosophiques, soi-disant religieux un fond de faux
foncier, permanent, qui se déguise en vain dans le vague du raisonnement,
le clinquant du style et des accumulations de faits qui tantôt ne
sont pas certains, tantôt ne touchent que très obliquement
et faiblement à la question. L’un prêche le christianisme
non comme la volonté manifestée d’un Dieu bien certainement
existant, mais comme une doctrine utile aux gouvernements, à l’ordre
des sociétés, etc., etc. Un autre la vante comme poétique,
comme favorable à la tragédie, à l’épopée,
etc. Tout cela peut se disputer et ne fait rien à l’essence de la
chose. La littérature et la morale ne se traitent pas plus ad
rem’ (O.C., VI, 190-191).
Son roman est centré sur cette essence. Aussi bien Honorine que
Florentin, dont elle ignore que c’est son frère, ont été
élevés dans un esprit libertin, mais leur scepticisme par
rapport aux valeurs et aux vérités traditionnelles n’est
pas celui à la mode de l’époque, mais provient d’un réalisme
profond. Quand Florentin découvre, et révèle à
Honorine qu’elle est sa soeur, ce fait tout en troublant les sentiments
qu’ils ont l’un pour l’autre, ne les change pas. Et Honorine ne recule
pas davantage devant les conséquences. Le tabou n’est pour elle
ni une loi de la nature, ni non plus une règle divine, mais un code
établi par les hommes d’après certains préjugés
dont elle constate: ‘Il n’existait même pas partout, ni toujours.
Les enfants d’Adam, pour ceux qui croient à Adam, se marièrent
entr’eux. Le vertueux Abel, si aimé de Dieu, à ce qu’on dit,
n’eut-il pas sa soeur pour femme. Et les rois d’Egypte et cette nation
dont j’ai oublié le nom?... S’il a plu à quelques hommes
de qualifier de crime ce qui avait paru bon et simple à d’autres,
que m’importe! (O.C., IX, 217).
La réplique est pertinente. Non pas parce que cette conception est
ou n’est pas scientifiquement tenable, mais parce qu’Isabelle de Charrière
prend ses distances par rapport à un modèle de culture fixé,
au bénéfice d’une responsabilité personnelle. Cela
légitime sa valeur bien en dehors du cadre de son époque.
On s’en rend compte également dans d’autres répliques. Par
exemple lorsque Honorine dit: ‘L’amour pur de la chose publique et aussi
rare et on l’enseigne si peu, que tout autre amour pur. Qu’on se tourmente
tant qu’on voudra, on n’obtiendra rien des hommes, qu’en leur promettant
du plaisir et de l’argent, et on ne les fera s’abstenir de rien, qu’en
les menaçant de l’enfer ou de la potence’ (O.C., IX, 223).
Faut-il appeler cela du cynisme? Je ne le pense pas. Isabelle de Charrière
est trop subtile, trop sensible, pour ne pas regretter que l’homme est
tel qu’il est, et pour ne pas être pleine de compassion à
la vue du déchirement auquel notre monde, devenu de plus en plus
inconcevable, expose les êtres qui le peuplent.
‘Je passai par une sombre avenue où elle courait solitairement et
je l’entendais crier: "Florentin! Florentin! n’existe-til plus rien
de toi?"’ C’est sur ce cri désabusé d’Honorine que l’Abbé
termine son histoire. Mais je ne crois pas au bien-fondé de Godet,
lorsqu’il dit y voir la preuve qu’Isabelle de Charrière, malgré
tous ses doutes, s’en tient à sa croyance traditionnelle. Certaines
expressions sont par trop explicites. Elle écrit: ‘J’avoue que je
ne crois pas trop à un sens moral. Cette hypothèse rentre
dans celle des instincts et des idées innées. Je ne le nie
pas non plus, mais il me semble qu’on explique mieux nos idées morales
par l’espoir du plaisir et de l’argent et la crainte de l’enfer
et de la potence, qui ne se détruisent pas plus complètement
dans la plupart des têtes qu’un malentendu ne se détruisait
dans la tête de Mme d’Userche!’ (O.C., V, 213). Cette répétition
exacte dans cette lettre des paroles d’Honorine me semble plutôt
une indication de ce qu’Isabelle de Charrière appelle dans cette
même lettre une ‘métaphysique pratique’.
Si j’ai voulu voir Belle de Zuylen-Isabelle de Charrière entre Charybde
et Scylla, c’est que j’ai interprété ces écueils,
avec leurs compléments menaçants de brisants et de tourbillons,
comme des dangers qui ont leur équivalent à n’importe quelle
époque, d’une façon incidentelle ou permanente: le danger
d’une dictature politique aussi bien qu’une dictature de l’intellect, la
menace d’un absolutisme de la raison, non moins que d’un absolutisme du
sentiment, enfin la terreur du matérialisme en face de contraintes
métaphysiques.
C’est une erreur de croire que les romans, et en général
l’oeuvre fictive d’Isabelle de Charrière sont des écrits
‘charmants’ sur l’amour enjoué, d’une vanité légère,
si typique, croit-on du 18ème siècle, n’obligeant à
rien, comme la vie frivole d’avant la Révolution.
Il est vrai en revanche qu’elle n’a pas, comme Mme de Staël et certains
esprits idéalistes annonciateurs de l’époque romantique,
couvé l’illusion de pouvoir améliorer le monde. Sans doute
était-elle aussi convaincue de cette nécessité, raison
pour laquelle elle vit arriver la Révolution sans crainte et comme
une conséquence logique de la situation dans laquelle certains pays
pataugeaient. Et même devant les suites de ce bouleversement dont
elle n’a pas sous-estimé les horreurs, elle ne souhaitait pas de
voir revenir les conditions du passé. La Terreur lui confirmait
plus que jamais ce qu’elle avait déjà constaté depuis
longtemps sous une forme moins extrême, à savoir que l’origine
de la tragédie humaine est enracinée dans l’homme et dans
les circonstances qu’il se crée lui-même.
Nous voyons aujourd’hui combien elle a eu raison et comme ses constatations
sont restées inchangées. Le scepticisme dont elle t‚moigne
a été la boussole qui l’a guidée entre les écueils
de la condition humaine. Sans détours, avec courage et un regard
qui ne s’est pas laissé troubler par des classes et des rangs, elle
les a d‚sign‚s dans l’ordre social, dans les rapports sociaux, dans le
mariage, dans les contradictions de l’individu, son égoïsme,
son avidité et son intérêt personnel - bref, dans la
nature même de l’homme, sa volonté de puissance, de réalisation
de soi-même au prix de tous et de tout, son besoin d’absolu - et
l’impossibilité de l’atteindre.
C’est certainement une conclusion négative. Mais Isabelle de Charrière
n’en a pas tiré des conséquences désabusées.
La morale de son scepticisme, au contraire, est positive comme l’est à
notre époque celle de Camus, ‘optimiste quant à l’homme,
pessimiste quant à la destinée humaine’. Renan a raison de
dire qu’après tout la vérité est peut-être triste,
mais cela peut transformer le courage en un courage du désespoir
sans lui enlever la force d’agir. Bien au contraire. Et sans aucun doute
- Isabelle de Charrière en a fait elle-même l’expérience
- la position entre Scylla et Charybde n’est pas confortable. Il lui manque
la séduction de tout extrémisme à l’apparence héroïque.
Sa morale n’est pas attrayante car elle ne connaît pas de profit.
Par conséquent elle trouve peu d’adhérents, - et ceci explique
au moins une des différences entre Madame de Charrière et
Madame de Staël et forme un des aspects, et non le moins important,
de la relation de ces deux femmes avec Benjamin Constant.
Si l’oeuvre et le caractère d’Isabelle de Charrière commandent
l’estime qui a conduit à sa redécouverte et à une
revalorisation de ses écrits, elle ne le doit pas uniquement à
une valeur littéraire qui a bravé les temps, mais également
au fait que ses écrits appartiennent à ce qui nous reste
de meilleur et de plus pur de son siècle.
A l’époque où elle était encore Belle de Zuylen, à
l’âge de 26 ans, elle écrivait déjà à
Constant d’Hermenches: ‘Il y aurait bien de la sagesse et bien du bonheur
à passer par toute la vie d’un pas convenable et avec un air serein,
d’être toujours ce qu’il faut être dans chaque âge sans
regretter celui qu’on vient de quitter et d’arriver enfin au bout de cette
vie, de la quitter aussi sans émotion et sans regret.’
Elle ignorait alors ce qu’exigerait une telle attitude stoïque. Les
expériences de la vie le lui ont bien appris par la suite. La conjoncture
opportuniste de l’apparence préfère souvent interpréter
cette attitude comme hypocrite, comme un louvoiement sans risques, à
l’abri de tout danger. Jamais Isabelle de Charrière ne s’en est
laissé imposer par une telle interprétation. Car la vérité
est tout autre.
La vérité, c’est qu’elle refusait d’entrer dans des expériences
sans lendemain et contre lesquelles son aperception de la nature humaine
la prévenait. Mais elle n’hésitait pas à aller jusqu’au
bout d’une honnêteté qui ne la menait qu’au no man’s land
dangereux du non-savoir. Sa grandeur qui s’abrite dans le refus de tout
héroïsme pathétique, se retrouve dans le courage d’accepter
l’isolement et l’équilibre instable auquel condamne une telle honnêteté
- mais qui sont, seuls, des forces inépuisables pour ceux qui la
découvrent.
(Traduit du Néerlandais par Simone Dubois)
Lettre de Zuylen et du Pontet, no. 9 (septembre 1984), pp. 3-6 et 12-15.