Lettre 1464, 14-16 octobre 1794 silhouet
Isabelle de Charrière / Belle de Zuylen, Oeuvres complètes, IV, G.A. van Oorschot, Amsterdam 1982

1464. A Benjamin Constant, 14-16 octobre 1794

Voila une lettre1 de Me de Stael du 8e oct. que je receus hier 13e. Faut-il l’ennuyer d’une reponse? Je ne le pense pas. ayez la bonté de lui dire de ma part que je ne sai rien de la Hollande que par les gazettes.
Vous me disiez l’autre jour que vous n’echapperiez pas à1) de facheux after thoughts filiaux. Ce seroit un malheur bien peu merité. Je troquerois volontiers ma conscience filiale contre la votre. Vous etiez autrefois2) un enfant qui avoit à se louer & à se plaindre, & qui ne se plaignoit pas mais qui satisfaisoit ses gouts bien plus à son propre detriment qu’a celui de qui que ce3) soit d’autre. Dès que vous avez été un homme ayant mangé de la connoissance du bien & du mal2 vous avez été un excellent fils. Recevez de moi une absolution totale. Je suis aussi bonne qu’aucun prêtre, voire le pape, pour vous la donner. Je suis vrayment très bonne pour vous la donner vous connoissant fort bien & ne vous ayant jamais flatté sur rien au monde.
Nous avons aujourdhui Mrs du Paquier Vernon & de Branle.3 Ils s’annoncerent hier. Henriette m’apprend que les Fanchon & Lisette sont occupées là bas comme pour la noce de Gamache.4 J’en ai une honte aristocratique. Il me semble qu’autrefois tout n’etoit pas chez moi sens dessus dessous pour trois ou quatre convives. Ai-je donc banni de céans toute bonne grace, & noble habitude? Qu’importe en tout cas! Revenez seulement vous, pour qui l’on ne se tremousse pas de la sorte. Vous occupez cependant car Mlle Louise a seché une infinité de petites poires à votre occasion. Et cela est juste × qui est plus digne que vous d’occuper? Adieu. M de Ch. va samedi5 au paÿs de vaud. (Tournez.)4)
J’ecrivis cette premiere page avant hier matin et dans le même tems je m’enrhumai de maniere que mon cerveau fut tout le jour & encore hier dans un etat étrange. Hier au soir il ne me vint rien de vous. Je ne doutai pas que vous ne fussiez allé au lieu du rendez vous d’où vous m’aviez averti que vous ne pouriez m’ecrire & je jugeai qu’il ne faloit pas non plus vous écrire puisque vous etiez absent de votre domicile. dailleurs comment écrire quand une tête souffre autant que souffroit la mienne, & qu’il y a comme en Hollande digues, écluses, debordemens. Cela va mieux ce matin. Je voudrois bien savoir comment vous vous portez. M. Huber etoit inquiet hier au soir à ce qu’on m’a dit. Votre lettre du dernier courier etoit si triste & respiroit un tel abattement5) qu’il craignoit que vous ne fussiez serieusement6) malade. J’avois eu le bonheur, moi, de n’y voir qu’une disposition passagere telle qu’un peu de Stael la dissiperoit aisement. M. de Ch. part aujourdhui. Me Achard est au paÿs de vaud. Ne vous rencontrerez vous point ? Elle est ambulante & vous aussi. Adieu. je vous embrasse de tout mon coeur. Je reprendrois mon violent mal de tête si j’ecrivois plus longtems. Il me tarde bien que vous veniez ici.

Ce 16e oct. 1794

Mandez moi ce que vous dit M. de Feronce.
Les deux lettres ci jointes avoient eté mises hier sur ma table sans que je les eusse vues.
Mon Tournez est devenu ridicule par la tournure qu’a prise ma lettre qui se montre à present de tous ses cotés.

NOTES
ETABLISSEMENT DU TEXTE Lausanne, BCU, fonds Constant II, 34/1 1 f., orig. aut. Publ. GODET, II, 165 (avec coupures)
1) Récrit au-dessus de aux biffé; 2) 3) ajouté au-dessus de la ligne; 4) ici se termine la première page, la suite est écrite au verso; 5) & respiroit un tel abattement, ajouté au-dessus de la ligne; 6) récrit au-dessus d’un mot biffé et illisible.

COMMENTAIRE
1. Non retrouvée et non signalée dans STAEL, CG, III
2. Ou plutôt de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, selon Genèse, II, 17.
3. Voir la lettre 1428, note 7. [® ‘Un passeport ‘pour voyager en Suisse’ avait été délivré à ‘Mrs le Baron de Vulknitz, Odell, Anglois, Vernon, aussy Anglois, et Clavel de Brenles’ en date du 15 juillet 1794 par les autorités lausannoises (Lausanne, ACV, Archives de la ville de Lausanne, D 488, 42). Vernon reste à identifier, mais son mentor vaudois était sans doute le jurisconsulte Samuel-François-Louis-César Clavel de Brenles (1761-1843) (MONTET, I, 173-174).
4. Allusion à un épisode fameux du Don Quichotte (II, XX) de Cervantès.
5. Charles-Emmanuel de Charrière partit pour le Pays de Vaud non le samedi 18, mais le jeudi 16 octobre, comme on va le voir. Il en revient le samedi 1er novembre avec le chien Zizi.




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