Lettre 1455, 4 octobre 1794 silhouet
Isabelle de Charrière / Belle de Zuylen, Oeuvres complètes, IV, G.A. van Oorschot, Amsterdam 1982

1455. A Benjamin Constant, 4 octobre 1794

Ce Samedi 4e sept. 1794
Je viens de faire un petit billet1 à belle tournure pour votre cousine Rosalie. Donnez le lui je vous en prie. Je puis supporter beaucoup de ridicules mais celui d’être jalouse d’elle me de Stael,1) Comme le vieux Corneille l’etoit du Jeune Racine me seroit plus facheux qu’un autre. Il n’y a pas beaucoup de Corneille ni de Racine dans notre fait mais c’est egal, Le sentiment en question est d’autant plus vilain chez la personne à qui l’on enleveroit moins de gloire.2) l n’y a que de bien vilains3) pauvres qui se battent pour une obole. Qu’on me croye jalouse de Me Stael à cause de vous & non à cause de notre petite réputation4) c’est bon cela. Je defens un tresor. La toison d’or par exemple × Elle est Jason, moi un certain Roi. Il fut vaincu cependant × je crois même qu’il brula dans une robe de chambre mais il avoit eu raison de se battre & c’etoit bien la peine de bruler.5) Que Mlle Rosalie voye donc en moi un Roi defendant un tresor & non quelque gueu se battant pour une obole. Que n’eutes vous hier le beau tems qu’il fait aujourdhui! La pluye qui tomboit sur vous me mouilloit, me donnoit un froid chien. Je souhaite bien que vous ne vous soyez pas enrhumé & que vous n’ayez pas maudit Colombier & votre, (si joli pour moi!) voyage.
Voila ce qui s’appelle ecrire cela! Vous allez prendre un grand respect pour mes censures stiliques.2
J’ai bien repensé à tout que6) nous avons dit. Vous puisez beaucoup d’indulgence pour les autres7) dans la connoissance & le souvenir de vos propres travers. J’ai pris moi de la rigueur pour moi même dans la connoissance & le vif sentiment des travers des autres *.
Nous avons beaucoup parlé tournures, pharases, formes; Mr de Narbonne3 vous; le besoin qu’on a de formes & tournures.9) C’est fort bien pour obtenir, parvenir, réussir, mais ce n’est pas beau en soi, ce n’est pas beau c’est-à dire pour les desinterressés. Voltaire qui ecrivoit au Mchal de Richelieu mon heros trouvoit fort mauvaises, fort basses les epitres dedicatoires du grand Corneille au Cardinal de Richelieu. Fenelon n’auroit pas voulu pour la couronne de France ecrire la lettre de M. de Narbonne & bien lui en auroit pris de ne le vouloir pas car jamais il ne l’auroit pu. Ce stile tient encore plus au mauvais gout du jour qu’a aucun bon effet qu’il puisse produire. La10) lettre est le male de Zulma. Ecrites pour leurs ecrivains elles ne le furent pas pour d’autres. Le duc de Brunswic n’a pas du être plus content que le public; il ne fut pas plus gagné. Si vous me repetez & moi aussi je fais des frases je prendrai la liberté de vous dire: tant pis pour vous; Les phrases n’en sont pas meilleures, l’affectation n’en est pas plus necessaire ni plus efficace. Vous m’avez dit que Me de Stael parloit comme moi des esperances illusoires, du croire parceque l’on souhaite. Pardon mille fois de la fatuité que je vai laisser voir à vos yeux avec une confusion extreme. Me de Stael avoit lu l’Inconsolable. Gardez Brusquet4 comme votre proprieté × je suis fachée qu’il ne vaille pas mieux qu’il ne vaut. Demandez aussi quelque jour à M. de Salgas l’lnconsolable & gardez le. Ce seront quelque jour de petites reliques que vous aimerez un peu. Schakespear avoit mis une partie de l’histoire d’angleterre en Tragedies, moi j’ai mis en maniere de comedies moi même, presque toutes mes idées sur les rangs de la societé11) les besoins des hommes & sur la pitié les égards, l’impartialité, que je demande pour les12) autres, ainsi que sur le courage l’industrie & l’impartialité que je veux qu’on ait pour soi & relativement à soi. Quiconque liroit l’Emigré l’lnconsolable Brusquet & Elise, me liroit13) moi à peu de chose près sur tous ces points. Je ne dis pas que cette lecture fut pour cela fort interressante. Les pensées par ellemêmes n’ont rien de bien lumineux & la personne à qui elles appartiennent ne leur donne pas grande importance, ma quel che posso dar tutto lo dono.5 Voila un vers estropié de l’arioste.6
Je ne vous ai pas demandé ce que vous aviez à faire à Iverdun et c’etoit moins par discretion que par distraction & parceque j’ai cru à vue de paÿs que vous aviez la comme à Rolles & Nion des commissions pour ......7 Si ce n’est pas cela & que vous puissiez en m’ecrivant me faire entendre ce que vous ne m’avez pas dit comptez sur mon interet bien vrai bien vif... Adieu l’on sonne le diner. Je meurs de froid & de faim & je vai vite descendre.
Le Soir, ce soir.
Je n’ai rien receu de vous c’est très naturel. Je suis cependant très impatiente d’aprendre votre arrivée & bonne santé. J’embrasse Constantinus.
* on pourait dire que nous ne faisons chacun que la moité de ce que nous devrions faire.8)

NOTES
ETABLISSEMENT DU TEXTE Lausanne, BCU, fonds Constant II, 34/1, 1 f., orig. aut.
1) d’elle Me de Stael, d’elle ajouté dans la marge, me de Stael au-dessus de la ligne; 2) de gloire ajouté au-dessus de la ligne; 3) ajouté au-dessus de la ligne; 4) en surcharge sur un mot illisible; 5) ajouté au-dessus de la ligne; 6) lire tout ce que; 7) pour les autres ajouté au-dessus de la ligne; 8) note ajoutée dans la marge; 9) on a suivi de en biffé, de formes & tournures récrit au-dessus de &c, &c. biffé; 10) récrit au-dessus de Cela biffé; 11) de la société ajouté au-dessus de la ligne; 12) ajouté au-dessus de la ligne; 13) me liroit en surcharge sur m’auroit.

COMMENTAIRE L’erreur de mois dans la date est aussi évidente qu’explicable, le 4 octobre 1794 tombant d’ailleurs bien un samedi.
1. Non retrouvé.
2. Le néologisme aide Isabelle de Charrière à laisser percer un certain scepticisme...(MG).
3. Louis-Marie-Jacques-Amalric comte de Narbonne-Lara (1755-1813), ministre de la Guerre de décembre 1791 à mars 1792, futur aide de camp de Napoléon pendant la campagne de Russie. On le disait fils naturel de Louis XV. Mme de Staël s’était éprise de lui dès l’automne de 1788 (Emile DARD, Un confident de l’empereur, le comte de Narbonne, Paris, Plon, 1943).
4. La Parfaite liberté, dont Brusquet est l’un des personnages principaux (O.C., VII, 365-406).
5. Mais ce que je puis donner, je le donne tout entier.
6. ARISTO, Orlando furioso, I, 24: ’Chè quanto io posso dar, tutto vi dono’.
7. Huber? ou son père Juste de Constant?




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