Lettre 1452, 30 septembre 1794 (B.C.) silhouet
Isabelle de Charrière / Belle de Zuylen, Oeuvres complètes, IV, G.A. van Oorschot, Amsterdam 1982

1452. De Benjamin Constant, 30 septembre 1794

ce 30 7bre 1794.
J’ai recu vos deux lettres1 du 24 & du 27 qui m’ont tranquillisé & m’ont fait grand plaisir. Je vous avoue que votre silence me sembloit inexplicable. Je pars a l’instant pour une nouvelle commission dont je suis chargé; je serai de retour ici demain soir. j’ignore combien de tems j’y resterai. Mon Pere n’avait pas encore recu les assignats lors de sa dernière lettre & je ne puis partir d’ici que quand il les aura. mon voiage de Copet2 a assez bien réussi. Je n’y ai pas trouvé Mme de Staehl, mais l’ai rattrapée en route, me suis mis dans sa voiture, & ai fait le chemin de Nion ici avec elle, ai soupé, déjeuné, diné, soupé, puis encore déjeuné avec elle, de sorte que je l’ai bien vue & surtout entendue. il me semble que vous la jugez un peu sevèrement. je la crois très active, très imprudente, très parlante, mais bonne, confiante, & se livrant de bonne foi. une preuve qu’elle n’est pas uniquement une machine parlante, c’est le vif interet qu’elle prend a ceux qu’elle a connus, & qui souffrent. elle vient de réussir, après trois tentatives couteuses & inutiles, à sauver des prisons & a faire sortir de france une femme,3 son Ennemie, pendant qu’elle était à Paris, & qui avoit pris a tache de faire éclater sa haine pour elle de toutes les manieres. c’est là plus que du parlage.4 je crois que son activité est un besoin autant & plus qu’un mérite: mais elle l’employe a faire du bien. je la crois donc plus que Molé,5 & je ne suis pas convaincu qu’il n’y ait pas de réalité. ce que vous dites de ses ridicules, est vrai. elle cite les grands comme une parvenue de hier, & comme vous dites la société de Paris comme une provinciale. mais je ne pense pas qu’elle se pique d’esprit. elle sent qu’elle en a beaucoup elle a un grand besoin de parler, de se livrer, de ne connoître ni bornes ni prudence. c’est peut être là la source de ce que vous lui reprochez; si tant est que le reproche soit fondé. elle loue trop les gens parcequ’elle veut leur plaire pour se livrer à eux sans réserve: quand ils n’y sont plus, elle revient naturellement sur ses pas. on ne peut pas appeler cela positivement une perfidie. Je suis loin de penser a une liaison, parcequ’elle est trop entourée, trop agissante, trop absorbée; mais c’est la connoissance la plus intéressante que j’aie faite de longtems. j’ai fait avec elle un grand diné à Rolle, chez un M. Rollaz,6 avec des Genevois, entre lesquels était le Professeur Mallet,7 qui est du fiel ambulant. il est étonnant combien Mme de Staehl & vous dites précisément les mêmes choses sur la politique, mot pour mot. Mlles de Salgas sont effectivement a Genève, sans avoir pu encore en ressortir. j’ai soupé a Nyon avec M. de Vincy.8 vous voiez que j’ai eu bien des bonheurs. la Quinzaine est défendue. Mme de StaehL trouvant un B.9 a Rolle, a beaucoup parlé contre ce journal ou elle est maltraitée, & a insisté sur la nécessité de le défendre. j’ai parlé vigoureusement pour le journal, & pour la liberté illimitée de la presse, & elle ne m’en a point su mauvais gré, ce que je trouve joli. Aureste, il était défendu sans que nous le sussions, depuis le dernier n° aussi ne l’en accusez pas, & voiez dans ceci, je vous prie au moins autant sa tolérance envers moi qui lui résiste en plein diner sur une chose qui offensait son amourpropre & exposait sa tranquillité, que son intolérance d’intention contre la Quinzaine. Muson est charmante & je l’embrasserais tendrement si son fichu était bien fermé.
Il faut que je finisse. mon cheval m’attend, & ma commission me pèse. je m’ennuie fort de courir les grands chemins sans aller a Colombier.

NOTES
ETABLISSEMENT DU TEXTE Neuchâtel, BV, ms. 1313, f. 73, orig. aut. Publ. [Eusèbe-Henri] GAULLIEUR, Revue suisse, mars 1844, 186-187 (avec coupures); SAINTE-BEUVE (1844), 259-260 (fragment); GAULLIEUR (1848), 290-291 (avec coupures et adjonction d’un extrait de la lettre 1420); GODET, II, 159-161.

COMMENTAIRE
1. Les lettres 1445 et 1449.
2. Le 26 septembre (STAEL, CG, III/1, 135).
3. Il s’agissait de la mère de Mathieu de Montmorency, Catherine-Jeanne Tavernier de Boullongne († 1838), première épouse du comte Mathieu-Paul-Louis de Montmorency-Laval (1748-1809) (REVEREND, V, 180).
4. Le mot était à la mode; Beaumarchais, Linguet, Fréron, Mirabeau l’avaient employé et l’Académie l’admettra dans son Dictionnaire en 1798 comme terme ‘familier’ (Gunnar von PROSCHWITZ, Introduction à l’étude du vocabulaire de Beaumarchais Stockholm, Almqvist & Wiksell, 1956, 151).
5. Voir la lettre 1445, note 6. [® ‘René-François Molé (1734-1805), célèbre acteur de la Comédie Française, particulièrement réputé pour la variété de ses interprétations (MG).’]
6. Jean-Marc-Alphonse Rolaz (1731-1804) allié de Morsier (STAEL, CG, II, 370, note 3).
7. Voir O.C., II lettre 494, note 5. [® ‘Plutôt que de l’astronome Jacques-André Mallet (1740-1790), professeur honoraire à l’Académie de Genève, il s’agit ici de l’historien Paul-Henri Mallet (1730-1807), qui avait été nommé en 1770 ‘professeur en histoire civile’, à titre honoraire également (Charles BORGEAUD, Histoire de l’Université de Genève, I: L’Académie de Calvin, 1559-1798, Genève, Georg, 1900, 582-583’).
8. François-Marie-Auguste Vasserot de Vincy (1754-1841) allié de Brackel (Gaston DE LESSERT, Le Château et l’ancienne seigneurie de Vincy, Genève, impr. Albert Kündig, 1912, 30-42).
9. Un Bernois. - Le Tableau de la dernière quinzaine (voir la lettre 1445, note 7 [® ‘Le premier numéro de ce périodique rédigé par Louis-François Cassat (1758-1842) (MONTET, I, 133-134) avait paru à Lausanne le 1er août 1794, sous le titre de Tableau de la dernière quinzaine. Dans son prospectus, l’auteur annonçait que les 24 numéros annuels, chacun de deux feuilles et demie, pourraient être reliés en trois volumes, auxquels il donnerait alors le titre de Tableau politique et littéraire de la fin du dix-huitième siècle. Pour la raison que l’on verra (voir la lettre 1452, note 9), quatre numéros seulement furent publiés, formant un volume de 160 pp. in-8 (Lausanne, BCU: B 1315).’] et la lettre 1451, note 1) fut effectivement interdit (Karl MULLER, Die Geschichte der Zensur in alten altern Bern, Diss. Phil. Bern, Bern, K.J. Wyss, 1904, 203).




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