Lettre 1152, autour du 13 octobre 1793 (B.C.) silhouet
Isabelle de Charrière / Belle de Zuylen, Oeuvres complètes, IV, G.A. van Oorschot, Amsterdam 1982

1152. A Benjamin Constant, autour du 13 octobre 1793

[              ] on s’est accoutumé, et cela est venu peut-être aussi des mots collectifs, on s’est accoutumé dis-je à voir le peuple en masse, & à regarder une nation comme un troupeau d’hommes. Les Tyrans l’ont1) consideré comme un2) troupeau3) moitié de Dindes moitié de bêtes de somme & de peine. Si on ne les mange pas precisement c’est tout comme × on les mène paitre où l’on veut, on exerce4) les plus forts à5) contenir les plus ombrageux. Leur6) desirs privés ne sont jamais consultés, mais leur7) volonté en masse est quelquefois redoutée. Les raisonneurs8) philantropes9) de leur coté considerent naïvement10) le peuple comme un bon enfant sans experience sans malice qu’il faut caresser & instruire. Les pleurs de cet enfant leur fendent le coeur. Il n’est responsable de rien, il n’a que des besoins & des souffrances. Le rendre heureux c’est tout ce qu’ils rêvent. Mais ce peuple n’est pas un enfant n’est pas un homme n’est pas11) un être collectif non plus ni une pure collection d’hommes, c’est pierre & Jean & Jaques & Catherine. Les cromwels & les marat & les Colot d’herbois & les Louïs XI & les Tiberes les Duc d’albe, les Du bois Crancé1 y sont, en sont c’est eux.12) Trouvez13) vous bien malheureux bien facheux bien domage qu’ils16) soyent contenus & malmenés17) par leurs semblables? Qu’un neron se trouve être l’esclave d’un caligula, & qu’un Duc d’albe envoye un18) Philippe 2 aux galeres? Les Philantropes n’ont pas une aussi douce opinion19) des20) hommes de leur village que du21) peuple en gros, en masse, que de22) la nation allemande ou françoise, que de23) l’humanité, & la raison en24) est simple × où la foule est si grande on ne reconnoit personne.
Je trouve que toutes les idées generalisées ont leur coté defectueux je trouve25) que tout est imparfait jusqu’à la vertu ellemême26) oui la vertu dans le sens strict du mot. Ce n’est pas la vertu de l’homme du vertueux c’est la Vertu qui de son essence me semble27) imparfaite, ou en d’autres mots que le mot vertu n’exprime pas une chose qui puisse être parfaite28) Sans motif elle29) comme un fantôme. on ne lui voit ni consistance ni base ni appui. Etre30) noble mais fantastique31) habitude sublime32) d’une ame33) qui ne se rend pas compte d’elle même tiendrez vous contre l’exemple des egoistes, contre les procedés34) des ingrats, contre l’age qui tue l’imagination avant d’attenter a la vie? Motivée par des esperances ou des craintes la vertu est35) une affaire de calcul. L’homme qui place son argent au vingt pourcent dans des mains qu’il croit sures & celui qui arrange sa vie pour une vie à venir diferent moins qu’il ne semble. Vous ne preferez36) peut-être le dernier37) que parce que la cupidité de l’autre vous38) effraye,39) tandis que celle de celui ci40) vous promet sureté égards, assistance.41) Quelque vertu donc42) que j’imagine je la vois vague ou interressée, ne sachant pas assez ce qu’elle est ou sachant trop pourquoi elle est, & si je mele43) ses deux manieres d’exister j’aurai quelque chose de plus stable que la vertu purement44) sans motif, de plus aimable45) que la vertu absolument46) motivée mais la confusion, l’indermination,47) le vague de cette regle de nos actions en deviendra plus grand & plus desolant.
L’influence des mots est peut-être encore plus grande qu’on ne se l’imagine Racine2 a fait dire à Britannicus.

Ils ne nous ont pas vus (les murs du palais) l’un et l’autre elever
Moi pour vous obeïr & vous pour me braver.48)
Beaucoup de gens ont dit je n’etois pas destiné à obeïr, à servir à vivre dans l’obscurité, & tout cela alloit fort bien mais quelqu’un sans penser à mal49) s’etant avisé de dire50) je n’etois pas fait pour je n’etois pas destiné mille gens ont dit51) je ne suis pas fait; vous n’etes pas faite pour telle ou telle chose,52) & dans le même tems ils disoient il est fait, ils sont faits pour ces mêmes choses. Tant ils l’ont dit qu’ils ont cru être faits autrement que d’autres & ont cru voir chez eux une impossibilité phisique de souffrir ce qu’ils imposoient.
Voici ce que je barbouillai hier pour m’amuser. Je vous l’envoye non que je sois sure que cela vous amuse mais c’est au moins de la metaphysique & n’est pas de l’imperiosité.3 (que je sache.)53)
Le plaisir peut être si court qu’il peut être Le bonheur ne peut pas être.54)

NOTES
ETABLISSEMENT DU TEXTE Lausanne BCU, fonds Constant II, 34/1, 1 f. numéroté (2) par l’auteur en tête de la première page, orig. aut., incomplet d’un premier f. Publ. HOFMANN, 57-58 (fragments).
1) l’ont, l’ ajouté après coup entre les mots; 2) considéré comme un, récrit au-dessus de fait de ce biffé; 3) suivi de un trou biffé; 4) récrit au-dessus d’un mot biffé et illisible; 5) récrit au-dessus de pour conquérir biffé; 6) suivi de volonté ne sont j biffé; 7) récrit au-dessus de leur masse biffé; 8) ajouté au-dessus de la ligne; 9) suivi de ont cru naiv biffé; 10) 11) ajouté au-dessus de la ligne; 12) c’est eux ajouté au-dessus de la ligne; 13) précédé de mettez vous aux fenetres un jour de marché14) ou de revue Vous les voyez quoi que vous ne les distinguiez pas. Tout ce que vous voyez a peu prés [ ]15) possible que ces derniers ne soyent pas un peu mal menés, biffé; 14) récrit au-dessus de foire biffé; 15) une ligne presque entièrement illisible; 16) qu’ils en surcharge sur que; 17) soyent contenus & malmenés, récrit au-dessus de ces gens soient gouvernés biffé; 18) ajouté au-dessus de la ligne; 19) n’ont pas une aussi douce opinion récrit au-dessus de n’aiment pas tant; 20) corrigé de les; 21) corrigé de le; 22) 23) 24) ajouté au-dessus de la ligne; 25) suivi de Je trouve biffé; 26) suivi de La vertu même est imparfaite biffé; 27) me semble récrit au-dessus de est biffé; 28) à partir de ou en d’autres mots, toute la phrase est ajoutée entre les lignes; 29) lire elle est; 30) récrit au-dessus de Chimere biffé; 31) suivi de chose biffé; 32) ajouté au-dessus de la ligne; 33) d’une en surcharge sur de ce; 34) précédé de mauvais biffé; 35) ajouté au-dessus de la ligne; 36) ne preferez récrit au-dessus de n’estimez biffé; 37) suivi de plus que le premier biffé; 38) l’autre vous récrit au-dessus de celui ci biffé; 39) suivi de & vous biffé; 40) de celui-ci, corrigé de de l’homme qui, puis de du premier, raturés et biffés; 41) récrit au-dessus de secours biffé; 42) ajouté au-dessus de la ligne; 43) & si je mele récrit au-dessus d’un mot biffé et illisible; 44) ajouté au-dessus de la ligne; 45) précédé de delicat biffé; 46) ajouté au-dessus de la ligne; 47) lire l’indétermination; 48) ces deux vers récrits entre ceux qui ont été biffés:
Ce palais ne vous vit pas mourir
Vous pour donner la loi moi pour vous obeir
;
49) sans penser à mal ajouté au-dessus de la ligne; 50) ajouté à la fin de la ligne et suivi de substituer biffé; 51) suivi de vous n’etes pas fait biffé; 52) soulignement biffé au-dessous des cinq derniers mots; 53) cet alinéa est écrit en long dans la marge de la seconde page; 54) cette page est écrite en biais, dans l’angle supérieur gauche de la seconde page, en regard de l’alinéa commençant par Je trouve que toutes les idées.

COMMENTAIRE
L’époque où cette lettre fut écrite est fixée, approximativement du moins, par l’allusion à Dubois-Crancé (voir la note 1), dont la réputation de tyrannie et de férocité, qui s’était formée au moment du siège de Lyon en été 1793, devait s’estomper assez vite. On peut se demander dès lors si la grande lettre des 16-18 octobre 1793 (lettre 1154) où Benjamin Constant prend la défense du peuple en masse (‘Croyez-vous que le Peuple, la masse de la nation soit véritablement aussi degradée & ferocisée qu’elle le paraît?’) et consacre un assez long développement à réhabiliter ‘les abstractions’ ne serait pas une réponse au présent essai. Une grande part d’incertitude subsiste néanmoins et la date relativement précise que nous proposons demeure hypothétique.
1. Edmond-Louis-Alexis-Dubois de Crancé, dit Dubois-Crancé (1746-1814) était depuis le 10 mai le commissaire du Comité de Salut public auprès de l’armée de Kellermann assiégeant Lyon. Au lendemain de la reddition de la ville rebelle, sa conduite fut jugée trop clémente; il fut rappelé à Paris le 6 octobre, mais parvint facilement à se justifier (DBF, XI, 979-982).
2. Racine, Britannicus, acte III, scène VIII, vers 1037-1038.
3. Ce mot de Restif de la Bretonne (F. GOHIN, Les transformations de la langue française pendant la seconde moitié du XVIIIe siècle, Paris, Belin frères, 1903, 260) sera repris par L.S. MERCIER, Néologie ou vocabulaire de mots nouveaux, Paris, Moussard/Maradan, an IX-1801, II, 11, avec cet exemple: ’L’Impétuosité des femmes est le plus funeste ouvrage de nos moeurs modernes’.



HOME