Lettre 1085, 7 août 1793 silhouet
Isabelle de Charrière / Belle de Zuylen, Oeuvres complètes, IV, G.A. van Oorschot, Amsterdam 1982

1085. A Benjamin Constant, 7 août 1793

oui, faites imprimer1 à Geneve, si on veut bien y imprimer, & à mes frais, pourvu qu’on vous envoye les epreuves. Je demande une jolie impression du beau papier & un petit nombre d’exemplaires comme 1OO ou deux cent ou deux cent cinquante. Ceci devient une galanterie que je me prepare à faire à quelques personnes car le moyen que je vende moi toute une edition telle qu’on les fait1) communement de 5 cent exemplaires au moins! Je ne saurois pas en debiter seulement douze. S’il est impossible qu’on imprime pour l’imprimeur, ou si en imprimant pour mon compte on ne s’engage pas à vous envoyer les epreuves renvoyez moi s’il vous plait le manuscrit je ferai imprimer à Neuchatel ou à la Neuville & je reverai les épreuves moi même mais j’aimerois beaucoup mieux que ce fut vous, parce que vous savez bien mieux que moi tout ce qu’il faut savoir & avez le coup d’oeuil plus exact.
M. de Ch. est arrivé aujourdhui à midi avec Me Achard & ses deux filles. J’ai été bien aise mais emue × on ne sait pas pourquoi M. x x2 a été si pressant mais les nouvelles receues hier, qui par parenthese m’ont atterée, font qu’on ne peut être etonné de ses instances. Je trouve qu’on doit s’attendre à voir partout de grands mouvemens.
J’etois donc etonnée & attristée hier on ne peut pas davantage quand Me Forster arriva par la plus excessive chaleur à pied & d’un air si empressé si obligeant que j’en fus fort touchée. Elle avoit le coeur gros de Mayence. Ce ne sont pas les vainqueurs qui maltraitent les vaincus ce sont les Mayençois non Clubistes2) qui maltraitent d’autres Mayençois3) clubistes, tout ce qu’on peut dire contre les Prussiens c’est qu’ils n’empechent pas les maltraitemens × aureste cela ne va pas jusqu’à assommer, on bat on traine au corps de garde, le trainé arrive avec des habits en lambeaux & le corps meurtris. on craint pour la vie d’un homme traité de la sorte mais il n’etoit pas mort quand la lettre a été ecrite & il n’y avoit je pense que ce seul homme en danger car on ne parle d’aucun autre, & les exagerations sont ici plus probables que que4) le contraire. Mais une chose etonne infininiment Me Forster c’est que son mari n’est nommé ni comme un des coupables ni comme un des proscris. on se plait a attribuer a d’autres un ouvrage imprimé & un discours3 prononcé5) qu’il est de notorieté publique que M. Forster a fait. Deux ou trois maisons de clubistes ont été pillées l’a6) sienne ne l’a pas été × Enfin son nom ne se trouve dans rien de ce qui se publie en Allemagne sur Mayence. Me Forster croit que tout cela est du à ma lettre au General,4 mais je ne puis me le persuader.
Voila hier; aujourdhui j’avois a peine les yeux ouverts qu’on m’apporte deux jeunes canaris qui sont precisement comme ils ne doivent pas être, n’ouvrant plus un large bec comme quand ils viennent d’eclorre & ne mangeant pas encore seuls. J’etois fatiguée des soins pleins d’inquietude que je leur avois donné quand voila M. de Ch. & Me Achard. J’ai pleuré en revoyant mon ancienne amie qui a tant souffert depuis que nous ne nous sommes vues. Elle a eu aussi beaucoup d’emotion. Nous avons causé quelque tems je me suis habillée & decendant pour diner j’ai vu a table les deux jeunes filles des7) deux cotés de Mlle Louise, le grand Chaillet à la place de Pierrot, Me achard à la votre. Un moment après est arrivé M. du Peyrou qui s’est mis à la place que vous savez, & le diner a été agreable quoi qu’un peu fatigant. Un peu avant le thé comme nous etions tous autour de la table ovale on m’a donné votre gros paquet qui m’a fait un extreme plaisir. Grand merci de l’almanac.5 Vous ne pouviez mieux faire que de me le donner. Il fera souvent mes delices. Votre lettre m’a donné le plaisir de la lire trois ou quatre fois sans cesser d’y faire des decouvertes. a l’heure qu’il est tout est dechiffré, & je voudrois en avoir une autre a étudier. J’ai dit à Muson tout ce qu’elle avoit à faire pour se voir embrassée, & dabord elle tendoit deja la joue mais l’entrouverture du mouchoir eut un peu derangé sa reconnoissance & son empressement. Le miserable! on a rougi mais en riant, & l’on m’a chargé de dire aux deux absens qu’ils n’etoient rien moins qu’oubliés.
Pierrot s’ennuye donc un peu! Vous ne savez je pense comment lui en faire un crime puisque vous vous ennuyez si fort & cependant vous voudriez bien qu’il s’amusat. Aujourdhui il se sera amusé il a été avec vous & à Chexbre. Vous avez eu une superbe journée. Dites moi si j’avois exageré la beauté du lieu ou de l’aspect. Je vous assure que je fais bien mon devoir de vous aimer, souhaiter, regretter. Mais songez donc combien tout cela est ridicule. L’hyver prochain en Allemagne, puis l’été en Ecosse puis l’autre hiver en Italie! Je trouve cela fort bon je trouve que vous avez extremement raison mais vous m’avouerez que si je devois l’hiver prochain vous regretter, l’été suivant vous regretter & l’hyver d’après vous regretter ce seroit un passetems fort monotone & fort triste. Je voudrois particulierement que vous fussiez ici Dimanche & cela parceque Me de Stahls8)6 m’a fait annoncer sa visite. M. de Ch. l’a vue à Copet. Elle veut voir l’auteur de Calliste. Oh combien volontiers je la dispenserois de cette envie! Si je vous avois ce ne seroit rien, mais seule je n’aime point à soutenir un examen. Ce n’est pas le resultat qui m’en effraye, c’est l’examen même, c’est la peine d’avoir à ecouter & à repondre autrement que je ne serois d’humeur de le faire. Je donnerois beaucoup pour que vous fussiez auprès de moi. Me achard m’a expliqué ce voyage & cette visite. on ne parle que d’aller voir l’Ile de la Motte7 & de me voir en passant mais la Dame songe a s’arranger pour l’hiver à Neuchatel. Copet l’excede & sa mere8 ne l’attache pas. Ainsi vous serez en allemagne & Me de Stahl viendra de Neuchatel me debiter de tems en tems son bel esprit. Si je trouve9) moins facheuse que je ne m’y attens j’aurai la bonne foi de vous le dire; si ses louanges me font grand plaisir je vous le dirai. Quant aux votres j’en rafolle & en rafollerai toujours. Vous10) me faites un plaisir extreme en me disant qu’Henriette & Richard9 vous ont fait passer un agreable moment. Je le croyois bien que ces petites bonnes gens vous plairoient. J’ai jusqu’ici imprimé de Roman qui n’avoient pas une fin, j’en pourois imprimer un qui n’auroit ni fin ni commencement. Adieu. Le souper va sonner car il frappe neuf heure. La Cadette Achard a une si vraye mine de jeune fille, tant de douceur & de naiveté dans son air que je prens plaisir à la regarder. Adieu Benjamin je t’embrasse. Dis quelque aimable chose pour moi à Pierrot.
Ce 7e Aout 1793
Je ne relis pas ma lettre. S’il y a des mots l’un pour l’autre lisez11) l’autre pour l’un.

NOTES
ETABLISSEMENT DU TEXTE Lausanne, BCU, fonds Constant II, 34/1,2 ff., orig. aut. Publ. Godet, II, 61-62, 102, 138-139 (fragments).
1) En surcharge sur faire; 2) non Clubistes, ajouté au-desus de la ligne; 3) précédé de Marseillois corrigé puis biffé; 4) la répétition est dans le ms.; 5) récrit au-dessus de imprimé biffé; 6) lire la; 7) ajouté au-dessus de la ligne; 8) en surcharge sur Sthal; 9) lire Si je la trouve; 10) en surcharge sur La; 11) récrit au-dessus de mettez biffé.

COMMENTAIRE
1. Les lettres trouvées dans des porte-feuilles d’émigrés.
2. Non identifié.
3. Outre le journal intitulé Die neue Mainzer Zeitung oder der Volksfreund, Georg Forster publia plusieurs discours et ouvrages de circonstance au cours des premiers mois de 1793 (Horst FIEDLER, Georg-Forster-Bibliographie, 1767 bis 1970, Berlin, Akademie-Verlag, 1971, nos 259-274) et il paraît difficile de savoir lesquels sont ici visés.
4. Kalckreuth (voir la lettre 1080).
5. L’almanach par excellence dans la Suisse romande du temps était Le véritable Messager boiteux de Berne, qui s’imprimait à Vevey depuis 1754 (J.-C. MAYOR, Vie d’un almanach, Le Messager boiteux de Berne et Vevey, Vevey, Ed. du Messager boiteux, 1957). Mais il pourrait s’agir aussi des petites Etrennes helvétiennes que Philippe-Sirice Bridel publiait chaque année à Lausanne depuis 1783.
6. Germaine de Staël. - Sur cette visite, voir KOHLER, 197-198.
7. Connue par le séjour que Jean-Jacques Rousseau y fit en septembre-octobre 1765, cette île (devenue presqu’île) du lac de Bienne s’appelle aujourd’hui l’île Saint-Pierre (St.Petersinsel).
8. Suzanne Necker née Curchod (O.C., II, lettre 283, note 1).
9. Le nouveau roman qu’Isabelle de Charrière écrivait et qu’elle ne devait jamais achever (O.C., VIII, 269-407).




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