Lettre 225, 26-27 janvier 1766 silhouet
Isabelle de Charrière / Belle de Zuylen, Oeuvres complètes, I, G.A. van Oorschot, Amsterdam 1979

225. Au baron Constant d’Hermenches, 26-27 janvier 1766

Bonsoir. Pour moi rien ne m’empeche de vous écrire qu’un tas de Tacites de Salustes et de Dictionaires, je les jette1) sous ma table moyennant cela elle est debarassée et j’écris. J’etois extremement fachée de vous savoir malade votre lettre m’a fait grand plaisir de m’aprendre que vous êtes2) mieux portant, plus gay, reconcilié avec la nature, la vie, et la societé: le reste n’a pas3) fait grande impression, si j’avois été en colere de votre silence je le serois encore. je sai que là dessus les excuses ne valent rien et que quand on a envie d’écrire on écrit; je ne vois rien dans un grand detail d’obstacles si non qu’on avoit peu d’envie d’écrire, heureusement ce n’est pas là un crime et je n’ai pas l’injuste orgueil de pretendre a de continuels empressemens. Ne nous disputons pas sur les françois et les anglois, nous ne nous entendons qu’a moitié: vous avez pris un peu de ce que j’apelle du4) jargon; le coeur doit être le même, dites vous chez des gens de même etoffe. je ne connois pas deux coeurs qui soyent les mêmes et je ne sai ce que c’est qu’une même etoffe de gens: mon amitié ne connoit point d’etiquette, elle a du haut et du bas comme mon humeur, et je n’ai pas redigé mes sentimens en un code de procedés; jusques là je crois mes jugements meilleurs que les votres parcequ’ils sont plus naturels plus vrais, moins subordonnés aux prejugés et a la mode: mais d’un autre coté il ne faut pas m’en croire sur les agremens de la societé par ce que je ne suis pas sociable que je suis bisare, dificile, sans complaisance, et que toute espece de gene me paroit un suplice. Si les eloges que vous donnez quelquefois a certaines gens, a de certains usages ne sont pas tout-a fait merités, je sens bien par contre que mes degouts sont souvent injustes, c’est-a dire qu’ils ne prouvent rien pour d’autres et n’ont leur5) source que dans6) ma propre disposition: Tout est bien, vous vivez avec des Francois, il est heureux que vous les aimiez. Je7) les connois a8) peine,9) je ne vivrai aparemment jamais parmi eux, il est egal que je ne les aime pas beaucoup. J’aimerois certainement les gens superieurs en France, peut-être plus que des gens d’un merite égal de10) tout autre11) paijs parce qu’ils sont plus communicatifs. Mais cette même pente communicative m’impatiente chez les gens d’un merite mediocre qui font partout le grand nombre, et je trouve terrible de me voir poursuivie par des lieux communs, des fadeurs, des riens, des empressemens quand j’aimerois mille fois mieux lire écrire, penser, ou dormir en repos. Adieu mon ami, je dors, il vaut mieux me coucher que vous endormir.
Ce 26 Janv:
Vous souvenez-vous qu’un jour a Westerhout revenant d’Angleterre, vous souteniez contre Me Hasselaer la même cause que vous combattez aujourdhui? Vous avez reellement beaucoup perdu a ne pas voir le General Eliott. Celui dont vous parlez qui a été dans notre service est mort il y a quelques années.
Me Geelvinck se porte trés bien et vit trés contente; c’est du moins ainsi que j’en ai jugé pendant huit jours que j’ai passé chez elle a Amsterdam. Elle me paroit être12) aussi bien parmi des Hollandois que vous parmi des François, et je ne vous prierai pas plus l’un que l’autre de changer votre sort. L’affaire du marquis est moins desesperée que vous ne pensez: mon Pere lui a écrit mardi dernier; c’étoit trop tard je crois pour que Bellegarde puisse recevoir la lettre; je representai a mon Pere qu’aparemment elle ne le trouveroit plus a Chambery, et pour apuyer mes conjectures sur le tems de son depart je citai tout naturellement une lettre que j’en avois receue:13) mon Pere ne dit qu’un mot de blame sur notre correspondance ne gronda point et hesita d’écrire; cependant il avoit quelqu’empressement a envoyer la lettre dictée dans sa tête, ce qu’ayant remarqué je ne voulus pas ralentir un mouvement qui pouvoit être bon, je changeai d’avis, je changeai mes conseils, mon Pere écrivit et me consulta de fort bonne grace sur l’adresse de M. de Bellegarde pensant bien que je l’avois écrite beaucoup plus souvent que lui. Je n’ai pas lu la lettre mais je sai qu’on se desiste des declaratoires exigés dabord, et que parfaitement content du memoire que le marquis a envoyé on me croira bien et duement mariée moyennant une dispense du Pape et une permission du Roi. Quant au chapitre des finances mon Pere a temoigné je crois dans cette même lettre14) qu’il ne se borneroit pas opiniatrement a ses premieres offres, je ne sai jusqu’ou pouroit aller sa complaisance, et s’il en feroit assez pour ce que demandent les affaires du marquis, mais je m’imagine que si le marquis accepte en gros les offres que mon Pere a faites avec les augmentations qu’il semble disposé a faire, si en15) continuant a lui exposer le besoin de ses affaires il s’en16) remet un peu a lui des arrangemens, si enfin, il veut esperer et attendre quelque chose du tems et des circomstances, je m’imagine dis-je que notre mariage peut se conclure: si au contraire il croit devoir ne point ceder, ne point attendre, ne courir aucun des hazards de l’incertitude le mariage va se rompre. Je le repête, je ne blamerai ni le marquis ni mon Pere quelque parti qu’ils prennent. Je ne suis plus que spectatrice. Pour essayer de les determiner contre leur interet en faveur du mien, il faudroit que je ne fusse plus moi même. C’est toujours a minuit que je vous écris, et je ne pose jamais la plume sans vous dire que c’est pour m’aller coucher; cette formule d’adieu devient trés ennuyeuse, cependant je ne puis17) me resoudre a la retrancher ce soir; j’ai besoin de l’excuse de l’heure pour me faire pardonner l’insipidité et le desordre excessif qui regne dans cette lettre. Outre qu’écrivant avec la plus grande indolence je n’ai cessé de mettre un mot pour un autre, les interruptions et les mauvaises plumes ont encore rendu toute cette écriture indigne abominable desagreable aux yeux et a l’esprit. Si j’en avois le tems, je recrirois, je mettrois au net; nous nous écrivons assez rarement pour y mettre un peu de ceremonie. Faites grace, une autre fois j’aurai plus d’activité, je vous aimerai davantage et j’écrirai mieux.
Ce 27 Janvier
Lundi soir
Je crains d’être ingratte et je reviens au logis pour ajouter quelques mots a ma lettre. Puisque vous avez pris si longtems un interet si vif a mes interets; puisque vous me conjurez avec tant d’affection de ne pas laisser alterer mon bonheur ni ma belle humeur par le naufrage de mes desirs il faut vous instruire vous rassurer, il ne faut pas affecter18) avec un aussi bon ami que vous un odieux laconisme. Je vous avouerai donc que la constante oposition que le sort aporte a mes projets me fait quelquefois de la peine, m’aigrit, et m’irrite; mais je suis trop fiere, je pretends être trop superieure à la fortune pour laisser voir du chagrin, et j’ai trop de ressources dans mes occupations et dans mon imagination, pour n’etre pas vingt fois dans un jour distraite, amusée, egayée et d’aussi bonne humeur que si je pouvois esperer tout ce que je desire. Il ne tiendroit qu’a moi de me marier avantageusement, mais je ne veux pas; je ne renoncerai a Bellegarde qu’a la derniere extremité, et si je suis obligée d’y renoncer je vai en Angleterre chez Me Eliott. Mon sort ou ma fantaisie me menera alors comme il leur plaira. A bon compte j’explique Tacite, Salluste et Ciceron avec M. de Guifardiere que vous connoissez je crois; je fais encore assez mal mais je suis sur le point de bien19) faire: j’écris en Hollandois, je traduis de l’Anglois; je reprens un peu d’Algebre et de Geometrie je cherche du tems pour un peu de musique, et hors des Tantes malades je ne vois personne sinon notre ministre Anglois1 et sa famille. Il me semble que vous avez une idée precise de moi apresent et que vous imaginez fort bien cette sorte de philosophie mêlée de beaucoup de hauteur qui me fait prendre un air indiferent sur tout ce qui me touche. Je ne suis pas si indiferente pour mes amis (car j’en ai encore, quoique le public me dechire impitoyablement) et j’ai eu bien du plaisir en revoyant ma Cousine de Tuyll apresent MyLady Athlone. Elle a passé huit jours ici avec Milord, qui est bon enfant, mais soucieux comme un vieillard, c’est un sot a mon avis. Elle est toujours belle et charmante; elle est contente de sa situation; avec un caractere comme le sien on tire parti de tout on est satisfait par20) tout. Son mari l’a menée tout droit de la Haye a la campagne, elle n’y a trouvé d’autre compagnie que des glaçons, de la21) boue, des brouillards; elle s’amuse pourtant arrange son menage et ne regrette rien. Aprés huit jours passés ici fort agreablement son mari veut qu’elle nous quitte pour aller communier a Amerongen, elle est partie d’aussi bonne grace qu’auroit pu faire une vieille devote: heureusement nous avons engagé Milord a revenir. Nous avons eu un bal de souscription assez joli où elle s’est fort amusée; elle reviendra pour être de celui qu’on donne dans quinze jours.
La Comtesse de Degenfeld vous parle-t’elle de Me de Nassau:2 cette femme est perdue de reputation auprés des trois quarts du public; la pitié et l’equité font que je me querelle tous les jours en sa faveur. Adieu la poste va partir je n’ai pas même le tems de relire ce grifonage.

NOTES
ETABLISSEMENT DU TEXTE Genève, BPU, ms. Constant 37/2, ff. 241-245, orig. aut. Publ. Godet, I. 118-119, fragment; Lettres à d’Hermenches, 260-264, avec coupures.
1) En surcharge sur un mot illisible; 2) d’abord etiez, es en surcharge sur iez; 3) n’a pas en surcharge sur n’est; 4) que j’apelle du ajouté au-dessus de jargon biffé; 5) ajouté au-dessus de d’autre biffé; 6) ajouté au-dessus de la ligne; 7) suivi de ne biffé; 8) ajouté au-dessus de la ligne; 9) en surcharge sur pas suivi de beaucoup biffé; 10) égal de, égal ajouté au-dessus de la ligne, de en surcharge sur dans; 11) en marge; 12) Elle me paroit être, Elle en surcharge sur on, me en surcharge sur la, paroit ajouté au-dessus de la ligne, être en surcharge sur voit; 13) j’en avois receue, d’abord j’avois receue de lui, j’en ajouté au-dessus de j’ non biffé, de lui biffé; 14) dans cette même lettre ajouté en marge et en partie au-dessus de la ligne; 15) si en en surcharge sur s’il; 16) il s’en en surcharge sur des mots effacés; 17) je ne puis ajouté en marge et en partie au-dessus de la ligne; 18) il ne faut pas affecter, faut en marge, affecter en surcharge sur un mot illisible; 19) ajouté au-dessus de la ligne; 20) en surcharge sur de effacé; 21) ajouté au-dessus de la ligne.

COMMENTAIRE
1. Le pasteur Brown.
2. Sans doute celle qui avait quitté son mari. Voir la lettre 210, note 7. [ ® Texte: ‘Me de Nassau quite son mari et vient demeurer dans une maison que mon pere acheve a peine de batir a coté de chez nous a Utrecht.7’ - Note 7: ‘Il ne nous a pas été possible de recueillir des renseignements à ce sujet.’]




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