Lettre 175, 25-27 décembre 1764 silhouet
Isabelle de Charrière / Belle de Zuylen, Oeuvres complètes, I, G.A. van Oorschot, Amsterdam 1979

175. Au baron Constant d’Hermenches, 25-27 décembre 1764

Mardi soir
Accoutumée a vivre eloignée de vous je n’aurois pas cru que la nouvelle de votre depart m’eut saisie comme elle l’a fait. J’avois envoyé une carte chez vous pour vous prier de venir encore si vous partiez demain, je venois de l’envoyer quand celui que vous m’avez envoyé est venu je ne sai qui c’est je n’ai pas vu a quoi il ressemble; quand il m’a dit M. d’Hermanches est parti il y a une demie heure je me suis glacée, une douloureuse surprise m’a fait rester un moment imobile; me plaindre eut été egalement ridicule et imprudent, il a falu me contraindre et me taire. Cependant mecontente de vous aussi bien qu’afligée je n’ai pu m’empecher de demander ce que vous aviez donc fait hier tout le jour. Vous avez diné en ville vous avez donc eu le temps de sortir, que ne veniez vous me voir! Vous m’auriez vue triste, attendrie; Vous emportez une image trop gaye; votre memoire repete mes dernieres plaisanteries, elles etoient bien hors de saison. Vous deviez me dire que vous partiez, n’aurois-je pas été discrette? N’aurois-je pas trouvé moyen de vous voir un moment seule? Mais vous ne vouliez peut-être pas me dire adieu en liberté. Pourquoi dites vous que ma gayeté et mes inquietudes1) vous ont tué? Je n’ai que votre lettre je voudroit qu’elle parlat, je lui demande des explications mais elle ne peut repondre. Avez vous vu dans mes inquiétudes de l’aparence a l’aneantissement de nos desseins? Ma gayté jointe a la possibilité de ne jamais être ensemble vous a t’elle deplu, vous a t’elle impatienté y avez vous vu de l’indiference pour vous et pour votre attachement? en ce cas là vous vous etes fort trompé. Si ce que vous dites a un autre sens, expliquez le moi, celui là m’inquiete; loin d’être indiferente je sentis ce soir là tout en jouant que vous voir aimer une autre femme en ma presence nous brouilleroit; que s’il en étoit une que vous me louassiez avec enthousiasme je ferois comme vous, et lui disputerois tout son merite, qu’enfin je serois jalouse; je reflechis encor a cela en me couchant; je sentis que pour me conserver cette preference supreme dont il me semble que je jouis dans votre coeur, et l’empire que vous m’y donnez je ferois bien des choses. Mon imagination vous chercha, mes desirs vous caresserent jusqu’a ce que je m’endormis. Adieu d’Hermanches je me couche, jusques dans mes songes je vous regretterai.
Ce mecredi matin
Je viens de recevoir une nouvelle terrible. De toutes les femmes la plus douce la plus sage, ma cousine germaine,1 jeune encor, belle, que j’ai toujours aimée vient de mourir. Elle laisse un enfant né il y a quinze jours;2 son mari, sa mere, ses soeurs dont elle étoit l’idole sont dans la desolation. Toutes les circonstances sont douloureuses et agravantes..., Plusieurs choses m’ont empeché de continuer, j’ai été tranquile et affligée tout le matin, puis tout a coup aprés avoir relu la lettre qui m’aprenoit la mort de ma Cousine et parlé d’elle a Charles de Twickel il m’a pris un violent accés de vapeurs il a duré plus d’une heure, ce soir je suis bien. Je prendrai le deuil quoique je n’y sois pas obligée et je refuserai les fetes de demain et d’apres demain. Les fetes sans vous ne me plairont guere. Pour moi votre depart rend2) la Haye plus deserte que n’eut fait celui de la moitié de ses habitans. Vous me faites tort de croire qu’un coeur déchiré ne fut pas un objet qui dut m’être presenté. Si je ne voulois voir que des objets riants, si je ne savois partager que les plaisirs non les peines de la vie, je ne meriterois pas un ami, et je rendrois malheureux tout homme qui uniroit son sort au mien; pour le marquis lui même je serois une femme odieuse. Non, la vue de l’effort, des regrets qu’il vous en coutoit3) pour vous eloigner de moi eut eu de la douceur, mais j’aurois voulu augmenter vos chagrins, je vous aurois embrassé, peut-être ma main eut senti palpiter votre coeur. D’Hermanches croyez moi, qu’un homme et une femme sensibles ne se fient jamais a l’amitié, elle est bien diferente de l’amour, elle ne va pas chercher avec le même transport une ombre, les vestiges de quelques pas empreints dans le sable; ils ne coucheront pas avec moi les gands que vous avez oublié ici et je ne baiserai pas vos lettres, ce ne sont pas les mêmes soupçons, les mêmes inquietudes, mais les effets se ressemblent, les temoignages sont assez les mêmes, à la fin l’amitié et l’amour pouroient bien se confrondre, dans des caresses qui plairoient a tout ce qui compose la sensibilité. L’air assuré de vertu que je prends en parlant de notre liaison et de notre correspondance est un air hipocrite; dans le fond elle n’est pas toujours si inocente... a propos que faites vous de mes lettres? Les brulez vous? ne courent elles aucun risque dans vos voyages? Celleci et la derniere3 devroient perir par les flames. Des saillies peu glorieuses pour moi, passageres dans mon ame ne devroient pas s’eterniser4) dans votre cassette. Adieu.
Jeudi
Ne repondez pas un mot a tout ce qu’il y a de licentieux dans cette lettre, j’en ai honte. Cependant je ne puis me resoudre a dechirer. Je veux même continuer un moment encore, et puis j’espere que je n’y reviendrai jamais, c’est la derniere fois j’espere que j’abuse de la liberté de me montrer telle que je suis. Je le repete aimer et aimer se ressemblent; a moins que les amis ne soyent desagreables ou qu’ils n’ayent cent ans, ils sont dangereux. C’est toujours avec vous que j’en trouve la preuve. Croyez moi je ne5) pensois guere a mon portefeuille quand je vous suivis dans l’obscurité samedi soir, vous m’aviez deja repondu, je fis semblant de ne pas entendre je demandai et je courus encore... Je demandois un baiser.
Voici qui n’est pas si tendre, je ne veux presque plus vous écrire. J’aurai beaucoup de choses a faire a Utrecht, rien n’engage si fort a veiller qu’une correspondance misterieuse, ainsi mes lettres prendront pour un tems congé de vous. A dire vrai je n’aime pas la moitié tant a ecrire quand mes lettres doivent aller loin. Je souffre pendant le long voyage des niaiseries que j’ecris; il me semble qu’elles se donnent bien des airs de se faire porter a cent ou deux cent lieues de distances, et qu’en arrivant elles doivent paroitre extravagantes. Tout ceci par exemple merite t’il d’aller a Paris où les Dames sont si admirables? Peut-être au defaut de gazettes en ferez vous des papillotes lorsque vous irez les voir. Je vous permets de m’oublier un peu, aussi bien le feriez vous sans permission. Vous n’avez nul besoin de mes lettres pendant que vous serez tout occupé d’affaires et de plaisirs. Tachez pourtant de trouver quelques moments pour moi instruisez moi afin que je m’occupe et m’amuse avec vous. Vous pouvez m’ecrire ici jusqu’a ce que je vous avertisse de mon retour a Utrecht. Peut-être resterai je encor quelque tems. J’ai un frere4 qui doit arriver au premier jour de Londres, l’année derniere il pensa a aimer ma Cousine, il y pensa de lui même sans que personne lui en fait naitre l’idée, mais une idée qui alloit au même but, etoit depuis longtems dans la tête de ma Tante; elle en a parlé; mon Pere tuteur de ma Cousine est trop delicat pour montrer la moindre partialité pour son fils; a peine il repond, point d’empressement, pas un seul mot qui tende a prevenir ma Cousine, dailleurs son fils est le maitre c’est a lui d’aimer et de parler. Mon frere est le plus joli garçon et l’homme le plus indolent du paijs. Il vient je l’attends; s’ils s’aiment je les prierai de le dire puisque cela fera plaisir a tout le monde, et ma Cousine bien aimée pouroit bien devenir ma soeur. J’ai donc des affaires aussi bien que vous, et des affaires secrettes car âme qui vive n’est informé de ceci. Ni frere ni soeur, personne.
En relisant ma lettre je trouve un air d’orgueil a l’une de mes frases cependant ma pensée n’avoit pas d’orgueil; je ne me suis point imaginée que c’etoit a cause de moi seule que votre coeur étoit dechiré, que rien ne vous coutoit en partant d’ici que de vous eloigner de moi; vous y aviez d’autres6) amis, d’anciens amis, vous les aimez un peu moins que moi peut-être mais vous les aimez depuis plus longtems, c’est d’eux proprement que votre depart vous separe, vous et moi nous sommes destinés a la separation; un peu plus tard je serois partie.
J’espere que je serai au marquis, je crois que vous avez raison. Mais quelles clameurs! Au moment que vous vintes me chercher mardi j’entendois vepres avec Mad: Tork son fils et Twickel, nous etions allés pour entendre le Pere Urbin5 qu’on donnoit pour predicateur Sorcier, nous l’entendîmes; je fis bien des reflections, j’ecoutai bien les discours que j’entendis sur tout cela. Je serai dechirée, anathematisée, n’importe si je suis heureuse et que mes parens ne soyent pas malheureux. Ecrivez au marquis, dites lui que j’aurois bien voulu le trouver ici.
Si du coté de Palland il y a quelqu’evenement nouveau je vous ecrirai avec toute la sincerité possible. Adieu aimez moi bien. Vous allez être admiré et cheri, ne meprisez pourtant pas mon attachement et comptez que tantot folle, tantot sage Belle de Zuylen sera toujours votre amie. J’oubliois mon beau nom adieu.
J’ai relu votre lettre a Voltaire,6 je l’ai lue haut et je n’ai pas trouvé des fautes mais seulement du beau et du bon.7)

NOTES
ETABLISSEMENT DU TEXTE Genève, BPU, ms. Constant 37/1, ff. 189-192 et 208, orig. aut. Le f. 190 a été coupé après mes songes je vous regretterai. Publ. Lettres à d’Hermenches, 207-211, 230-231.
1) et mes inquiétudes ajouté au-dessus de la ligne; 2) ajouté au-dessus de la ligne; 3) en coutoit, en ajouté au-dessus de la ligne, coutoit d’abord coutoient; 4) s’eterniser en surcharge sur un mot illisible; 5) ajouté au-dessus de la ligne; 6) d’autres en surcharge sur un mot illisible; 7) J’ai relu...du bon en marge.

COMMENTAIRE
1. Sa cousine Isabelle Agneta van Lockhorst, qui avait épousé en 1763 maître Jan E. Kas Huydecoper van Maarseveen, est morte à Amsterdam le 25 décembre 1764, et fut enterrée à Maarsen le 2 janvier 1765.
2.Sophia Maria Agatha, baptisée le 9 décembre 1764, enterrée à Lichtervecht en mai 1772.
3. La lettre 171.
4. Ditie, qui aimait sa cousine Anna Elisabeth (Annebetje).
5. Le père Urbain de Sylva de la Mission française des Carmes déchaussés de la Province de Paris établie alors à La Haye, Assendelftstraat (GA, La Haye).
6. Voir la lettre 84.




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