Lettre 72, 23 octobre-6 novembre 1762 silhouet
Isabelle de Charrière / Belle de Zuylen, Oeuvres complètes, I, G.A. van Oorschot, Amsterdam 1979

72. Au baron Constant d’Hermenches, 23 octobre-6 novembre 1762
Ce 23e Oct:1) 1762

Je veux m’amuser pendant quelques momens Monsieur a faire une reponse a votre lettre,1 sans savoir encore si je vous la ferai attendre longtems ou si je l’enverai dabord. Malgré la bonté de coeur que vous me2) trouvez je vous avoue que je ne suis pas trop en peine de ce que deviendroient vos pensées si je les empechois de venir a moi, elles iront quand vous le voudrez comme avant notre connoissance. Si je ne craignois un air d’affection3) et de fausse modestie, je dirois encore des choses trés vrayes là dessus. Vous n’etes pas le premier qui ait des regrets que je ne sois pas un homme, j’en ai eu moimeme bien souvent, non qu’il soit bien sur4) que je fusse un homme si admirable, mais je serois aparemment une creature moins deplacée que je ne le parois apresent, ma situation donneroit plus de liberté a mes gouts, un corps plus robuste serviroit mieux un esprit actif,... Il5) faut penser que la nature est sage, et tacher de bien remplir le role qu’elle nous a donné quelqu’il puisse être, il n’y a que cela a notre choix. On m’ecrivoit l’autre jour, ‘je vous en prie ne devenez pas un aimable homme’ je crois cependant que cela me seroit permis mais a condition que cela ne m’empechat point d’être une femme estimable.
Je serois charmée de voir votre essai de tragedie mais vous en dire mon avis c’est a quoi je ne devrois pas me hazarder. Il faut connoitre un homme bien a fond pour pouvoir sans imprudence blamer son ouvrage, c’est souvent là le foible des plus forts et l’eccueil de l’amitié. Je ne me vante pas d’être un bon juge, mais autant que je suis facile sur ce qu’on ne fait que pour s’amuser et amuser ses amis, autant suis-je dificile sur ce qu’on fait precisement pour s’attirer l’admiration du public; l’intention ne tient point là lieu de merite, il faut se rendre digne de l’admiration a la quelle on pretend; un homme d’esprit n’en est pas moins homme d’esprit pour n’avoir pu faire un belle tragedie, mais je ne veux pas absolument qu’il en fasse jouer une mediocre; c’est sur ce pied là que je vous dirois mon avis Monsieur, et si j’avois promis une entiere franchise, je ne ferois grace sur rien de ce qui me paroitroit defaut. Vous voyez bien que vous connoissant aussi peu que je fais il y auroit6) de l’imprudence, et puis qui sait si blamant ou louant de travers je ne vous mettrois pas dans l’embaras? Si par exemple Voltaire m’avoit consulté sur Tancrede2 j’aurois aprouvé peut-être qu’il la fit representer mais je lui aurois conseillé surement de ne la point faire imprimer, et de ne point nous en faire faire la comparaison avec ses bonnes pieces. Je ne connois pas assez M. lasarras3 pour pouvoir aprecier son jugement; ne7) pouriez vous pas demander l’avis d’un homme de gout qui ne feroit point luimême des tragedies, qui ne sauroit point que c’est de vous, et a qui on n’auroit pas dit que c’est de Voltaire? Cela ne seroit pas dificile et ce seroit ce me semble le plus sur.
Je n’aprouve aucune sorte de vengeance vis a vis de Me Hasselaer que j’aime, qui le merite, et qui ne vous a point sacrifie; elle a été un peu moins aise de vous voir chez elle que vous n’auriez souhaité, voila tout. Le dernier soir, et surtout en vous parlant de cette fenêtre lorsque je m’obstinai a ne pas dire un mot, ne montra8)-t-elle pas beaucoup de bonne humeur? Peut-être que si son mari ne souhaitoit pas avec fureur, un emploi4 dont dispose son Oncle, elle vous auroit mieux receu. Pouvons nous exiger que pour nous plaire les gens oublient tous leurs interets? Pour ce qui est de mes parents ce ne seroit pas vous venger d’eux que de vous en faire estimer, ce ne leur9) sera pas une mortifation10) de vous trouver estimable puisque jamais ils n’ont decidé que vous ne l’étiez pas. Mon Pere est l’homme du monde le plus reservé dans ses jugemens, vous ne futes pas même nommé dans l’histoire des papiers surpris, il ne m’a jamais dit du mal de vous, jamais recommandé de me tenir en garde contre vous. Il vous connoissoit peu avant le bal de M. York5 pour lors il vous écouta avec plaisir, me raconta le lendemain votre conversation, et me parut bien aise de trouver du merite a un homme dont sa fille faisoit cas. Ma Mere blama aussi bien que moi en plaisantant, le soin qu’on prenoit un jour de faire revivre un vieux conte a votre desavantage, et ne trouva point mauvais qu’on m’apellat votre Don Quichotte. Il n’est pas besoin de votre presence pour que l’un et l’autre ayent sans cesse les yeux sur moi; ils me croyent je pense assez aimable pour plaire et assez etourdie pour faire des imprudences, en quoi ils n’ont pas si grand tort puisque je vous écris. Eussiez vous la sagesse de Caton un commerce de lettres condamné par la bienseance leur deplairoit, et si vous voulez être pour eux digne d’une parfaite estime, il faut commencer par n’engager plus leur fille a manquer a son devoir.
Il est tems Monsieur de finir cette lettre, je la donnerai a Perponcher qui part, je n’aime pas qu’on voye a la poste un dessus de lettre de ma main pour vous ni me rendre dependente sans necessité d’une seconde discretion.
Vos louanges Monsieur me rendroient vaine, si je pouvois le devenir, mais je me connois trop bien, je me fais trop peu de grace pour jamais l’être. Quand on s’examine avec soin et de bonne foi on trouve dequoi entretenir une sorte d’humilité malgré les éloges les plus flateurs.
Ne soyez point faché de ce que j’ai dit au sujet de la Tragedie, j’aurois pu mieux m’expliquer sur cet article. Soit qu’il y eut de l’imprudence ou non a m’engager a vous dire mon avis, je le ferois si nous etions ensemble j’en suis sure, pour peu que vous le desirassiez, j’oublierois ce qu’il y a a craindre du foible6 d’auteur, et je me resoudrois a courrir le risque de blamer un peu, pour avec11) le plaisir d’admirer beaucoup, d’une maniere qui ne seroit pas suspecte. Ce que j’ai dit sur ce chapitre au commencement de cette lettre n’a pourtant rien de desobligeant: plus je fais cas de votre amitié, moins je voudrois risquer de vous donner le plus petit chagrin contre moi, pour un jugement qui peut-être encore ne seroit pas juste. Je ne veux vous en donner que quand je ne puis faire autrement. Je vous ai dit que le Conseiller étoit sur le point de partir, ainsi plus de lettres Ne pensez pas a m’en envoyer par un autre canal. Miss Aston7 poura vous donner quelquefois de mes nouvelles dans son jargon moitié Anglois, je ne sai si vous aimerez mieux voir de mon écriture dans ses mains que dans celles d’Antoine. On m’a dit qu’elle étoit fort estimée a Lausanne je n’en suis point surprise, elle le merite a tous égards. Brulez encore cette lettre, vous ne la regretterez point, elle ne paroit ecrite que pour être brulée. Je relisois l’autre jour les votres avant de les mettre en sureté contre les trahisons de la fortune et je vis que j’avois lu12) la premiere fois de travers, flateur pour fluteur, touchant Sardi, je vous aurai repondu aussi de travers sans doute. Cette correction vous paroitra bien froide si comme il est trés aparent vous avez oublié tout cela. Achevez votre tragedie si vous pensez qu’elle soit bonne. Je vous conseille encore de la faire juger par un homme impartial, le plan est aparemment tout fait
Adieu Monsieur croyez que rien de ce qui vous interresse m’est indiferent et que votre satisfaction dans les grandes et dans les petites choses, est l’objet de mes voeux les plus sinceres.
Le succés de Perponcher est toujours douteux.
Ce 6e Novembre13)

NOTES
ETABLISSEMENT DU TEXTE Genève, BPU, ms. Constant 37/1, ff. 18-20, orig. aut. Publ. GODET I, 49, fragment; Lettres à d’Hermenches, 22-25, avec coupures. 1) En surcharge sur Nov; 2) ajouté au-dessus de la ligne; 3) lire affectation; 4) ajouté au-dessus de la ligne; 5) précédé d’un mot biffé illisible; 6) d’abord il n’y auroit pas, négation biffée; 7) précédé d’un mot biffé illisible; 8) en surcharge sur un mot illisible; 9) ajouté au-dessus de la ligne; 10) lire mortification; 11) lire avoir; 12) ajouté au-dessus de la ligne; 13) Le succés ... Ce 6e Novembre, en marge.

COMMENTAIRE D’Hermenches avait quitté La Haye vers le 20 octobre 1762 pour un long congé en Suisse. La correspondance a l’air de s’interrompre pendant plusieurs mois. Pourtant à partir de cette date Belle lui écrit au cours de l’hiver plusieurs lettres, qu’elle enverra seulement le 30 juin 1763.
1. Cette lettre n’a pas été retrouvée.
2. Tragédie de Voltaire, jouée à Paris en sptembre 1759.
3. Henri de La Sarraz (La Haye 1709-1765), capitaine commandant dans les Gardes Suisses (Gedenkschriften, I, 64).
4. Celui de bourgmestre d’Amsterdam. Gerard N. Hassalaer devint en effet bourgmestre de cette ville, mais seulement en 1775.
5. Voir commentaire général de la lettre 61. [® ‘La réponse de d’Hermenches à la lettre de Belle du 22 mars 1760 n’a pas été conservée. Cette deuxième lettre a été envoyé plus de deux ans plus tard après une nouvelle rencontre à La Haye, cette fois à un bal chez l’ambassadeur extraordinaire d’Angleterre, sir Joseph Yorke, lord Dover (1724-1792).’]
6. Principal défaut auquel une personne est sujette (MG).
7. Une des trois filles de sir Willoughby Aston et de lady Aston (née Pye) (BH 183, 185-187).




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