Lettre 59, mars 1760 silhouet
Isabelle de Charrière / Belle de Zuylen, Oeuvres complètes, I, G.A. van Oorschot, Amsterdam 1979

59. Au baron Constant d’Hermenches, 22 mars 1760
Utrecht ce 22 Mars 1760

Je ne me dementirai point Monsieur, toujours etourdie et imprudente je me laisserai conduire a cette confiance que l’on prend si vite avec quelques personnes et dont vous me parliez un jour,1 peut-être ce guide n’est pas bien sur, mais il est si persuasif qu’il est1) dumoins pardonnable de le suivre, si vous me faisiez repentir de ma credulité j’aurois lieu de vous haïr bien fort, et assurement je n’y manquerois pas.
La musique que vous voulez m’envoyer sera trés bien receue, je l’aprendrai avec grand plaisir.
Je fus trés2) fachée de ne pas aller a l’opera et de partir sans vous dire adieu, c’est pour y supléer que j’ecris ce billet, je3) vous prie Monsieur de me conserver le présent du concert,2 quoique je ne puisse du tout le tenir en haleine,3 je vous avoue que j’ai pensé a me le rendre utile par une correspondance qui auroit été suportable pour mon ami et fort agreable pour moi, mais j’y ai vu tant de dangers, et si ce comerce venoit a se decouvrir il causeroit ici une si terrible indignation que j’ai entierement renoncé a cette idée. Nous verons si l’amitié de l’ami peut se soutenir sans rien qui l’entretienne, j’en doute un peu, et quoiqu’il dise j’ai meilleure opinion de son esprit que de son coeur.
Ce billet ne demande aucune reponse et je n’en attens point, si cependant il vous prenoit envie d’en faire une, adressez le couvert4 a Madame Geelvinck5 a la maison mortuaire de Madame de Delen6 mais ne tardez pas longtems car la veuve5 part dans huit jours. Je vous prie de m’envoyer tout uniment7 la musique comme vous l’avez dit a ma Soeur, evitons bien l’air de mistere, rien ne nuit plus au secret, je n’ose vous le recomander ce secret ce seroit une ofense, mais songez que ni mes parens ni le public ne me pardoneroient jamais cette etourderie s’ils venoient a la savoir et soyez aussi prudent que discret je vous en conjure. Ne ferez vous pas d’etranges reflexions sur ce que malgré tant de frayeurs je trouve du plaisir a vous envoyer ces niaiseries? Brulez les4) vite Monsieur et oubliez les, mes craintes semblent leur donner plus de sens qu’elles n’en ont. cela me deplait.
Agnes8 Isabelle de T de S.
Si vous me repondez n’oubliez pas la promesse solemnelle et sacrée d’être sincere.5)

NOTES
ETABLISSEMENT DU TEXTE Genève, BPU, ms. Constant 37/1, f. 2, orig., aut., bords endommagés. Publ. Lettres à d’Hermenches, 1-2.
1) Ajouté au-dessus de la ligne; 2) en surcharge sur bien; 3) en surcharge sur et; 4) ajouté au-dessus de la ligne; 5) tout le post-scriptum se trouve en marge.

COMMENTAIRE La première lettre conservée de Belle s’adresse à David-Louis baron Constant de Rebecque, dit Constant d’Hermenches, colonel d’un régiment suisse en Hollande. Dans sa lettre du 23-24 juillet 1762 Belle en raconte les péripéties; elle avait fait la connaissance de Constant d’Hermenches au bal donné à La Haye, le 28 février 1760, par le duc Louis-Ernest de Brunswick-Wolfenbüttel à l’occasion du mariage de la princesse Caroline d’Orange (1743-1787), soeur du prince Guillaume V (1748-1806), avec le prince Charles-Christian de Nassau-Weilburg (1735-1768). Le duc de Brunswick (1718-1788), personnage central dans la conduite de la Maison d’Orange, avait été désigné en 1759 comme tuteur des enfants du prince Guillaume IV (1711-1751) et de la princesse Anne (1713-1759). Voir M. Japikse, De Geschiedenis van het Huis van Oranje, Den Haag, Zuid-Hollandsche Uitgeversmaatschappij, 1938.
1. Cette phrase pourrait faire supposer que Belle avait déjà rencontré d’Hermenches avant le 28 février, il n’en est pourtant jamais question dans les autres lettres.
2. Godet suppose qu’il s’agit de l’amitié que d’Hermenches lui avait donnée (Lettres à d’Hermenches, I, note 1.).
3. le tenir en haleine, le faire servir (MG).
4. Enveloppe d’un paquet de lettres (MG).
5. Catharina Elisabeth Geelvinck-Hasselaer, qui était veuve.
6. Maria Clignet, décédée en mars 1760, douairière de Jacob Jan baron van Delen van Oud-Amelisweert, décédé en 1742. Elle était la soeur d’Elisabeth Hasselaer-Clignet (mère de Mme Geelvinck). Comme unique héritière elle se vit allouer une somme de 650.000 florins-or (Elias, II, 809-810).
7. Simplement (MG).
8. D’Hermenches appellera toujours Belle par son deuxième nom Agnès.




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