Isabelle Vissière

LE LIBERTIN MARIé silhouet

La personnalité de Louis-David de Constant de Rebecque dit Constant d’Hermenches nous est assez bien connue par son intime correspondance avec Belle de Zuylen, entre leur première rencontre (1760) et le mariage de la jeune femme (1771): officier mondain, brillant causeur, bon musicien, homme de lettres à ses heures, il affiche volontiers son libertinage et apparaît comme une ’liaison dangereuse’ pour les jeunes filles de bonne famille!
La fin de sa vie en revanche nous reste un peu obscure. On savait, pour l’avoir lu dans les lettres à Belle, que son ménage marchait mal, qu’il ne s’entendait guère avec sa femme et qu’il rêvait d’une union meilleure. Aussi cherchait-il des compensations à l’extérieur... par exemple, lorsqu’il imaginait ce ’trio de parfaite intimité’ qu’il pourrait former avec Belle et Bellegarde, s’il arrivait à marier ses deux amis.
Pour finir, il pense au divorce, dans l’espoir d’épouser enfin la jeune femme, et il dissimule mal sa colère et sa frustration quand il voit Belle anéantir ses projets en devenant Madame de Charrière. De dépit, il se répand en commérages sur son compte, au point que Ditie, le frère de Belle, s’en inquiète, et il entame la procédure de divorce au moment même où sa femme tombe gravement malade, avec une telle précipitation que Belle, choquée, lui en fait le reproche.
Ce cynisme affiché, ce caractère entier et volontaire que rien ne semble pouvoir arrêter, paraît s’estomper quelque peu dans le dernier événement que nous connaissions de sa vie: son remariage, en 1776, avec une jeune et riche veuve d’Avesnes, Marie Taisne de Remonval qui lui donnera un fils, Auguste, en 1777, pour mourir prématurément deux ans plus tard. Si l’on en croit les papiers personnels du baron, ce dernier mariage fut un mariage d’amour, sa dernière chance de bonheur:

  L’amour me donne et le cœur et la foi
D’un noble objet qu’embellit la décence;
Age assorti, fortune, un bon chez-soi,
Esprit, talents et complète innocence:
Serait-il vrai qu’elle n’eût point aimé!
A tous les vœux, son cœur toujours fermé
Répond aux miens, et s’ouvre à la tendresse.
Dois-je hésiter? Deux fois avant la mort
Le Ciel peut-il offrir un pareil sort?1

Et la mort prématurée de Marie déclenche en lui une tempête qu’il traduit en vers élégiaques:

 

Je ne sens plus un cœur sous le mien palpitant.
On ne me répond point; mais peut-être on m’entend!
Il me semble aux accents de ma bouche plaintive
Qu’une ombre qui m’échappe est encore attentive,
Qu’invisible et présente, elle voit mes douleurs,
Recueille mes soupirs et jouit de mes pleurs.

J’ai dit à son portrait qu’elle a eu l’héroïsme de faire dessiner dix minutes avant de finir, j’ai dit, dans un de ces moments de crise de mon désespoir:

Nous retrouverons-nous dans la nuit éternelle? [...]
Accorde à mon esprit la force de braver
La terreur du néant que je veux écarter.2

Aujourd’hui encore, nous pouvons contempler comme une image romantique d’album ancien, pâlie par le temps, ce portrait d’une jeune femme, presque trop jolie, trop calme, trop élégante pour une malade, étendue sur son lit de mort.
La romance s’arrêtait là. Du baron, ensuite, on ne connaissait plus les états d’âme mais seulement les états de service, et la date de sa mort solitaire à Paris: 1785.

Or, le fonds d’archives de la Bibliothèque municipale de Dijon conserve les pièces d’un procès intenté en 1782 à Constant d’Hermenches par sa belle-famille, les Taisne de Remonval, pour faire annuler le mariage. En effet, tant que Marie était restée veuve, les Taisne pensaient pouvoir un jour hériter de sa fortune. Son remariage et la naissance d’un fils avaient fait s’envoler brusquement tous leurs espoirs!
Ainsi, aux belles images lamartiniennes que nous évoquions à l’instant, vient se superposer un sombre drame balzacien de l’argent, ce qui modifie complètement notre vision des choses. Mieux encore, grâce aux mémoires des avocats, truffés de retours en arrière, de détails concrets, d’analyses psychologiques, nous pouvons assez bien reconstituer l’histoire mouvementée de ce mariage, en faire revivre les protagonistes comme de véritables personnages de roman, bref, éclairer d’un jour nouveau les dernières années du baron.

En 1775, le régiment d’Aubonne auquel appartient d’Hermenches est envoyé dans le Hainault. D’Hermenches s’établit à Landrecies d’abord, puis à Avesnes où il courtise une jeune femme de 32 ans, Marie-Catherine-Philippine Taisne de Remonval, veuve du sieur Jean-Philippe Préseau de Potel, lieutenant général du baillage d’Avesnes, qui, en mourant, lui a laissé une coquette fortune. Devenue un bon parti, grâce à cet héritage, Marie nous est présentée, cependant, comme la victime de sa propre famille qui semble vivre entièrement à ses crochets! Elle héberge à la fois son frère et son père. Le frère, officier au régiment d’Orléans, vient passer chez elle tous ses semestres de congé. Le père, ancien prévôt général de la maréchaussée de Bourgogne, après avoir dissipé son bien, puis celui de sa première femme (la mère de Marie), enfin celui de la seconde (dont il a deux enfants encore jeunes), mène une vie plutôt agitée, toujours à court d’argent. On évoque ’les poursuites auxquelles sa position l’exposait souvent’, et plus tard, dans une lettre à d’Hermenches, le frère dira:

  J’ai conseillé souvent [à ma sœur] de se tirer des griffes de mon père, de se mettre au couvent pour un temps, ce qu’elle m’avait promis en 1775 [...]. Je ne peux, Monsieur, rien vous dire de ce père qui a quelquefois eu des torts: c’est toujours le fruit de l’inconduite.3

Quand se profile la perspective d’un second mariage de Marie, avec Constant d’Hermenches, on devine l’inquiétude des deux [p. 21] hommes, et les pressions qu’ils ont pu exercer sur la jeune femme pour la détourner de son projet. Plus tard, le frère avouera ses réticences au baron (dans la lettre déjà citée), avec une franchise qui n’exclut pas l’élégance: ’Je connaissais la douceur de ma sœur et craignais qu’elle s’accordât peu avec votre vivacité’.4
Aux difficultés familiales vient s’ajouter le problème religieux. Marie est catholique et d’Hermenches notoirement calviniste: officier dans un régiment de gardes suisses, citoyen d’une république où le culte romain est proscrit, il arbore le Mérite militaire, une décoration spécialement créée pour les officiers protestants et réservée à eux seuls.
Or, en France, un édit de 1680 interdisait déjà à un sujet du Roi d’épouser un membre de la R.P.R., sous peine de nullité et de bâtardise pour les enfants. La révocation de l’édit de Nantes, en 1685, aggrave encore la situation puisqu’on ne reconnaît plus alors qu’une seule religion dans le royaume: les protestants sont privés d’état-civil et, par voie de conséquence, de tout droit à une succession quelconque.
Quant aux lois consistoriales de la République de Berne, elles manifestent, de l’autre bord, une semblable intolérance: ’Défendons absolument dans tous les pays de notre domination, les mariages avec des femmes catholiques romaines’. Un ressortissant de cette République qui épouserait une catholique même hors du pays serait ’banni à perpétuité de sa patrie’, ’déchu de tous les avantages [...] du droit de bourgeoisie, soit au pays, soit dehors’. Ce qui signifie en clair la confiscation de ses biens, l’impossibilité d’hériter.5
D’Hermenches et Marie se trouvent donc confrontés à un véritable casse-tête juridique: en Suisse comme en France, leur mariage apparaît comme une illégalité qui met en péril leur patrimoine. Mais au baron qui disait autrefois à Belle: ’Je suis conquérant par instinct’, rien ne résiste!

  Il faut que nous finissions nos jours ensemble, écrivait-il à Marie, au plus fort de la crise; cela est bien décidé [...]. Toutes les puissances de la terre ne m’en empêcheront pas [...]. Au diable les parents qui seront assez dénaturés pour vous empêcher de faire un établissement honorable. Dieu les punira et nous les maudirons.6

La famille de la jeune femme reprochera un jour au baron cette incitation à la révolte. Peu lui importe.
Sincèrement amoureux et, sans doute aussi, discrètement intéressé, il met au point un plan hardi qu’il réalise méthodiquement. Il demande et obtient, le 24 août 1776, un brevet royal, contresigné par le conseiller, secrétaire d’Etat, Amelot, qui autorisait Dame Préseau de Potel à aller en Suisse pour y épouser le baron Constant de Rebecque. Dans un temple? Peu probable, car ce serait pour la jeune femme une apostasie, susceptible des plus graves sanctions. Ce serait aussi tromper le Consistoire à qui on ne pourrait dire la vérité.
Le brevet royal permet au moins de régler la question financière. Le 6 octobre, on dresse le contrat de mariage selon lequel les époux se font donation au dernier vivant. Etant donné l’âge du baron (54 ans) et celui de Marie (33 ans), on pouvait admettre que les termes du contrat étaient favorables à la jeune femme, surtout si l’on ajoute que d’Hermenches lui donnait, en plus, la jouissance de sa terre de Villars-Mandraz. Aussi la famille de Marie, absente d’Avesnes, au moment de la signature, accepte-t-elle sans trop protester, d’autant que d’Hermenches a réglé les dettes les plus criantes du père et que Marie laisse son frère habiter la maison, en son absence.
Par ailleurs, pour observer les formes, d’Hermenches affirme avoir demandé (et obtenu?) la publication des bans qui était de règle trois semaines avant la célébration: pour lui, à l’aumônier de son régiment, et pour Marie, au curé d’Avesnes, paroisse de la jeune femme. Commence alors un étrange voyage. Le couple quitte Avesnes le 10 octobre à destination de Fontainebleau où se trouve la Cour, sans doute pour mieux assurer sa situation. D’Hermenches dira: ’pour obtenir la reversion de ma pension sur mon épouse’. Mais le séjour se prolonge plus qu’il n’était prévu, car le baron tombe gravement malade. Et c’est de Paris qu’il date la lettre où il annonce à Voltaire la dernière de ses ’extravagances’, son mariage ’avec la femme généreuse qui s’est déterminée à devenir garde-malade et belle-mère en [l]’épousant’. Est-ce uniquement pour faire partager sa joie à son vieil ami, comme semblerait le prouver l’épithalame qui accompagne la lettre? N’est-ce pas aussi pour donner un caractère officiel à ce qui n’est pas encore un mariage, comme l’indiquerait la curieuse mention de la seule pièce officielle dont il dispose, le brevet royal? ’Je n’en dis que la plus exacte vérité. Par la copie du brevet, vous serez informé des bontés du Roi pour nous’.7
Une fois Constant rétabli, le couple reprend son voyage vers la Suisse. Mais avec une halte marquante à Chanceaux, petite bourgade située à une dizaine de lieues environ au nord-ouest de Dijon. Très évidemment parce qu’il savait pouvoir y trouver un curé accueillant et compréhensif... D’Hermenches explique à ce dernier ’qu’allant en Suisse pour s’y marier, ils se trouvaient malades, ce qui pouvait retarder leur mariage, pourquoi ils le priaient de leur donner la célébration nuptiale’.8 Et le curé, sans poser trop de questions, les marie sur le champ, le 12 novembre 1776, en pré- [p. 22] sence de quatre témoins pris dans la paroisse, le marguillier, le cabaretier qui les logeait, un praticien nommé Mathieu et le greffier du village.9 Cérémonie semi-clandestine que le régime religieux de la France rendait, semble-t-il, assez courante.
Les nouveaux époux repartent dès le lendemain. Trois jours après, ils passent la frontière et s’arrêtent à Ballaigues, sans doute pour y recevoir, le 15 novembre, la bénédiction d’un pasteur.10 Le 16 novembre, le couple s’installe à Fantaisie, une propriété du baron, située près de Lausanne, et d’Hermenches peut écrire, sans mentir, à la famille de Marie: ’Nous sommes aussi solidement mariés que je le désirais et que je le projetais. J’ai l’honneur de vous écrire du lendemain de ce jour heureux pour moi. Ma famille a reçu ma femme comme elle le mérite’.11 Il affirme avoir tout ’aplani à Rome’, s’être marié dans l’Eglise romaine et posséder un certificat en bonne et due forme du curé d’Avesnes qui autorise la célébration du mariage, en dehors de sa paroisse.12
Après avoir passé l’hiver à Lausanne, les époux reprennent le chemin d’Avesnes en mai 1777. Marie est enceinte du fils qu’elle va mettre au monde, à l’automne, à Valenciennes.
Sans doute inquiet pour l’avenir de cet enfant et pour la transmission de l’héritage, d’Hermenches essaie d’obtenir la reconnaissance officielle de son mariage. Il produit les pièces dont il dispose et notamment l’acte de célébration à Chanceaux qui, curieusement, est devenu Dianceaux, en Suisse! Art subtil de brouiller les cartes ou erreur de copiste?
Le 2 juillet 1777, le parlement de Douai enregistre le mariage, et le 26 octobre de la même année, l’enfant qui vient de naître, Auguste, est baptisé à Valenciennes, dans la paroisse de Saint-Géry ’comme fils légitime’, avec l’illustre parrainage du prince et de la princesse d’Aremberg, les grands amis du baron. Puis on le met en nourrice à Avesnes.
Les gens heureux n’ont pas d’histoire, dit-on, et l’on ne sait rien du couple jusqu’au moment où Marie meurt, le 19 juin 1779, d’une longue maladie, sans doute consécutive à l’accouchement.
Si le baron est fou de douleur, les Taisne de Remonval, eux, ont des préoccupations plus terre-à-terre. Toujours en quête d’argent et frustrés dans leurs espérances par la naissance de l’enfant, ils ont commencé à s’agiter et à mener sournoisement une guerre de harcèlement. Le père, déjà, refusait de reconnaître le mariage de sa fille, alors qu’elle était enceinte de six mois, s’obstinant à l’appeler Préseau du nom de son premier mari! La jeune femme, en mourant, aurait soupiré: ’Ils m’ont tuée, moi qui les ai tant aimés’.13
Après sa mort, au nom de leur amitié pour d’Hermenches, le père et le fils essaient de lui soutirer tout ce qu’ils peuvent. Le père, par exemple, prie le baron d’intervenir auprès de Necker pour obtenir que ses enfants lui versent une pension car, dit-il, il n’a absolument rien pour vivre. Il lui demande encore de trouver une place d’officier pour l’un de ses fils du second lit. Bref, il semble que le baron ait entretenu une importante correspondance d’affaires avec sa belle-famille, ce qui suppose aussi de longues tractations par hommes de loi interposés. Jusqu’au moment où les Taisne de Remonval décident d’agir en justice pour faire annuler le mariage.
On peut s’étonner qu’ils aient attendu aussi longtemps: sans doute préféraient-ils un arrangement à l’amiable aux incertitudes et surtout aux frais d’un procès. Faute d’y parvenir, ils changent de tactique et comme ils ne disposent que d’un délai de cinq ans après la mort de Marie pour attaquer, ils portent l’affaire devant le parlement de Dijon, en juin 1782, avant qu’il ne soit trop tard.
Il eût été plus logique de plaider la cause à Douai puisque les biens de la jeune femme et le domicile du couple se trouvaient dans cette juridiction et que c’était là aussi qu’avaient été enregistrés le brevet du Roi et l’acte de célébration du mariage. Mais on se doute que le sieur Taisne qui avait exercé les fonctions de prévôt-général de la maréchaussée, en Bourgogne, disposait de sérieux appuis dans cette province et ne laissait rien au hasard.
Les plaignants, les Taisne père et fils, mais aussi la fille et le gendre (les sieur et dame Scorion), développent l’argumentation suivante: le mariage de leur fille et sœur avec Constant d’Hermenches n’a aucune valeur légale car les bans n’ont jamais été publiés et la dispense n’a jamais été obtenue à Rome.
Au régiment d’Aubonne, l’aumônier à qui d’Hermenches avait demandé la publication, était un prêtre catholique; il ne pouvait être l’aumônier de tout le régiment qui comptait, dans ses rangs, bon nombre de protestants. D’ailleurs, les aumôniers n’ont aucune espèce de juridiction, ne sont revêtus d’aucun caractère public et le régiment ne peut être considéré comme une paroisse. Donc le certificat produit par d’Hermenches ne vaut rien.
Quant au curé d’Avesnes, on peut douter de sa bonne foi puisqu’en dépit de ses dires et de ceux du baron, les registres de la paroisse ne portent aucune trace des bans. Et, de plus, le mariage aurait dû être célébré par lui et non par n’importe quel prêtre.
Donc, le mariage est frappé de nullité, Auguste n’est pas un enfant légitime et, par voie de conséquence, il ne peut recevoir l’héritage de ses parents. Un héritage sérieusement écorné déjà puisque, dès novembre 1777, le baron avait fait donation à Constance, sa fille d’un premier lit, d’une ferme considérable avec deux maisons, des fonds et des rentes, bref cent mille livres de biens qui appartenaient à Marie.
Concubinage, bâtardise et spoliation: les accusations les plus graves s’accumulent!
Et comme toute plaidoirie s’accompagne de sermons, les plaignants, après avoir attaqué le baron, accablent la morte qui, finalement, pendant trois ans, s’est comportée en concubine: ’Egarée par une passion funeste, [elle] a méprisé l’autorité de son père, méconnu la voix de la religion, sourde à celle de la loi’ et cette union l’a conduite au tombeau. ’Elle a succombé aux inquiétudes que lui causait l’union incertaine à laquelle elle avait eu la faiblesse de se livrer’.14 L’avocat, en somme, défendait l’intérêt de ses clients au nom de l’ordre moral!
Pour finir, on proposait à d’Hermenches l’arrangement suivant: ’Consentez la nullité de votre mariage et nous offrons de nous réunir à vous pour obtenir du Souverain des lettres de légitimation en faveur de votre fils’.15
Ce qui assurerait à l’enfant une existence civile, mais non le droit à l’héritage, car la distance est énorme entre un bâtard légitimé et un fils légitime!
Réplique véhémente de la défense:

  Jamais on ne hasarda une proposition plus indécente, plus insidieuse et plus étrange que celle qui a été faite au baron de Rebecque à l’audience, par les sieurs Taisne, pour masquer le vil intérêt qui les anime et les fait agir.16

Pourtant, quand il s’agit de répondre sur les faits, l’avocat éprouve quelque embarras. Le mariage est parfaitement légal, dit-il, puisque le curé d’Avesnes en a garanti l’authenticité, en écrivant à propos de Marie: ’Je permets à tout prêtre de la marier’.17 Cette phrase, il est vrai, se présente comme un ajout, écrit plus tard et d’une autre encre? Oui! Mais le curé a certifié son ajout en marge, [p. 23] par une signature. Ce n’est donc pas un faux, comme le prétend l’accusation.
Pour les bans dont on ne trouve aucune trace et qui n’auraient pas été publiés, il rappelle que le curé, âgé et malade, oubliait souvent de porter les annonces sur ses registres...
Quant aux aliénations de biens faites par d’Hermenches, du vivant même de sa femme, il ne les nie pas. Il explique simplement qu’elles ne l’ont pas été ’par esprit de dissipation’, mais ’pour de meilleurs arrangements, comme l’eût fait tout autre père de famille en sa place’.18 La ferme n’est qu’une avance d’hoirie donnée à Constance et n’entame nullement la succession qu’Auguste recevra, pleine et entière, le moment venu. En revanche, quand il s’agit des principes, la plaidoirie s’envole...
D’abord, pour plaider, outre le préjudice financier, le double préjudice moral causé à la réputation de la mère et à l’avenir de l’enfant:

  La dame de Potel mariée au baron de Rebecque, ayant joui publiquement de son état au vu et au su de ses parents, qui n’ont pas osé l’attaquer de son vivant, peuvent-ils, après sa mort, venir troubler ses cendres, soutenir qu’elle n’a été qu’une concubine, demander que son enfant soit déclaré bâtard et que la mémoire de l’un et l’existence de l’autre soient à jamais couvertes de honte et d’opprobre?19

Plus encore, la bâtardise prive l’enfant ’des avantages incomparablement supérieurs à tous ceux de la fortune, que l’illustration de ses aïeux paternels, les dignités de son père et sa naissance lui assurent’.20 Par exemple, celui d’être officiellement le descendant de ce célèbre Constant qui, à la bataille de Coutras, sauva la vie du roi Henri IV!
Le snobisme nobiliaire du baron ressort ici fort opportunément pour écraser ses adversaires tout en élevant le débat au-dessus des sordides questions d’intérêt dans lesquelles il s’enlisait. Nouvelle envolée rhétorique, cette fois pour fustiger l’intolérance. A cette date où l’on vit encore, en France, sous le régime autoritaire imposé par Louis XIV, l’état-civil des protestants est toujours en question, malgré les difficultés qui se multiplient ainsi que les ’affaires’, notamment la célèbre ’affaire Calas’. On sait comment, à cette occasion, dans son Traité sur la Tolérance (1763), Voltaire avait essayé de faire entrer dans la loi la reconnaissance civile des familles protestantes, et celle des mariages, protestants ou mixtes. Sans succès. Il faudra attendre l’édit de 1787 pour obtenir gain de cause. Mais l’idée fait son chemin, comme le montre clairement ce procès de 1782-83. Par delà les faits, la défense tourne très vite au plaidoyer en faveur de la tolérance et de la liberté religieuse. D’Hermenches, après tout, n’était-il pas l’ami du patriarche de Ferney et ne l’avait-il pas aidé activement à protéger le fils Calas, réfugié en Suisse?

  Toutes les fois que la question s’est présentée depuis que le fanatisme ne règne plus et que la raison a repris tous ses droits, on a rejeté ces demandes [d’annulation de mariage] fondées sur la différence de culte qui n’aurait jamais dû servir de base aux oracles de la justice.21

D’ailleurs, le mariage du baron ne viole aucune loi: ni la loi religieuse puisqu’une union avec un hérétique n’est pas considérée comme nulle et que le curé d’Avesnes est bien, à la fois, celui du mari et celui de la femme; ni la loi civile puisque l’enfant a été baptisé dans la religion catholique
Suit un couplet vibrant sur la tolérance, assorti d’exemples éloquents. Comme celui de ce juif, faisant profession de judaïsme, qui ayant acquis une seigneurie, estimait avoir le droit de nommer à des bénéfices. Attaqué par l’évêque du lieu, il répond: ’Vous n’avez pas le droit de m’interroger sur ma religion et d’en décider. J’adore le même dieu que vous, n’importe de quelle manière; lui seul peut me juger’.22 Et il gagne son procès!
D’Hermenches, pour se défendre, ne parle pas autrement: et si, par amour, il s’était converti secrètement? Qui peut sonder le fond des cœurs? Il n’est pas nécessaire d’abjurer par des actes publics pour pratiquer le culte catholique. Et, de toute façon, ce n’est pas au sujet isolé que l’on fait reproche de protestantisme, mais au ministre qui prêche en réunion publique. Ce n’est pas la liberté de conscience qui est en cause, mais seulement la liberté de culte. Bref, on affirme nettement, dans la droite ligne de la pensée voltairienne, que la croyance religieuse appartient à la sphère du privé, qu’elle est affaire de conscience et non de statut administratif, réglementé par les pouvoirs spirituel et temporel. Dans ces conditions, pourquoi dénoncer une union heureuse, basée sur le libre consentement des deux époux et sur leur bonne entente? C’est ainsi qu’un procès intenté pour de sordides questions d’intérêt fait ressortir d’une manière inattendue l’évolution des idées et des mentalités, à la fin du XVIIIe siècle.

Le tribunal va statuer en invoquant la possession d’état qui, à ses yeux, prime tout. Considérant avec réalisme que ce mariage contesté a été ’suivi d’une possession de trois années, d’une coha- [p. 24] bitation paisible, publique et continuelle et de la naissance d’un enfant’,23 indices d’une union durable et solide, le parlement de Dijon ’valide le mariage de Messire Louis David, baron de Constant de Rebecque, maréchal des camps et armées du Roi, chevalier de l’Ordre du Mérite militaire, avec feue Dame Preseau de Potel, son épouse’, le 10 avril 1783.24
Tout est bien qui finit bien. On mesure le bon sens et la prudence du tribunal qui ’écoute tout en faveur de l’enfant, lorsque le mariage dont il est né n’a d’ailleurs rien d’odieux’,25 mais qui ne cherche pas à débrouiller véritablement l’imbroglio des tromperies et des dissensions familiales. Les faits et les arguments cités dans l’article sont tirés des pièces suivantes dont la liste a été établie par Philibert Milsand, La Bibliographie bourguignonne, supplément, 1888, p. 19.

Procès Constant Rebecque:

Mémoire et consultation pour le baron de Constant Rebecque, maréchal de camp contre le sieur de Taisne, ancien prévôt de la maréchaussée en Bourgogne. 1782, in-4. [6570].

Réflexions pour le baron Constant Rebecque contre les sieurs Taisne père et fils. Dijon, Capel, 1783, in-fol. [10943].

Suite des réflexions pour le baron Constant Rebecque contre les sieurs Taisne père et fils. Dijon, Causse, 1783, in-fol. [13760].

Mémoire pour Georges-Charles-Joseph Taisne de Remonval, écuyer, ancien prévôt des maréchaussées de Bourgogne, contre Louis-Constant de Rebecque. Dijon, Frantin, 1783, in-fol. [11004].

Mémoire responsif pour le baron de Constant Rebecque contre le sieur Charles-Joseph Taisne de Remonval, écuyer et contre le sieur Taisne fils. Dijon, Causse, 1783, in-fol. [13759].

Notes pour le baron de Constant Rebecque sur la réplique faite à l’audience pour les sieurs Taisne et Scorion. Dijon, Causse, 1783, in-fol. [13761].

Arrêt du Parlement de Bourgogne qui valide le mariage de Constant Rebecque. 10 avril 1783, in-4 [6571].

Notes

1. Constant d’Hermenches, Pamphlets and occasional pieces (éd. par Cecil P. Courtney, Cambridge, 1988).
2. Fonds Constant II. BCU de Lausanne.
3. Pièce 10943.
4. Id.
5. Pièce 11004.
6. Id.
7. Lettre de David d’Hermenches à Voltaire, 23 octobre 1776.
8. Pièce 6570.
9. Pièce 11004.
10. Pour Alfred Roulin, le mariage a bien eu lieu le 15 novembre 1776, à Ballaigues (Vaud) (Voltaire, Lettres inédites à Constant d’Hermenches, p. 215, Buchet-Chastel, 1956).
11. Pièce 11004.
12. Pièce 13759.
13. Id.
14. Pièce 11004.
15. Pièce 10943.
16. Id.
17. Id.
18. Pièce 13759.
19. Id.
20. Pièce 10943.
21. Pièce 6570.
22. Id.
23. Pièce 10943.
24. Pièce 6571.
25. Pièce 13759.

Isabelle Vissière enseigne à l’Université de Provence, Aix-en-Provence.

In: Lettre de Zuylen et du Pontet, no. 25 (2000), pp. 20-24.