Introduction
INTRODUCTION silhouet
Au printemps de 1784 Isabelle de Charrière, venue à Genève pour surveiller la réimpression de ses Lettres neuchâteloises, trouva la ville tout occupée d’un roman suisse récemment paru sans nom d’auteur, Le Mari sentimental. On sut par la suite que le livre était de Samuel de Constant.
Les lettres dont se compose le corps du roman, adressées à son ami Saint-Thomin par un certain M. Bompré, racontent l’histoire douloureuse, allant du désenchantement au désespoir, des expériences matrimoniales de celui-ci. Bien que satisfait de sa vie paisible et utile de hobereau campagnard, Bompré se laisse tenter à quarante-six ans par l’espoir de goûter le bonheur conjugal dont le ménage de son ami lui offre l’exemple. Il épouse donc une femme de trente-cinq ans. Devant l’égoïsme vite manifesté de la femme choisie le sensible Bompré, toujours bienveillant, toujours prêt à se donner tous les torts, souffre d’abord du sentiment de ne pas être indispensable à sa compagne:
‘Elle peut presque toujours se passer de moi: ce qui m’entoure, ce qui m’occupe l’intéresse peu; elle suit ses dispositions sans s’appercevoir des miennes. Il y a des heures dans le jour où il paroît que je ne lui suis rien: ces momens de détachement me mettent au désespoir.’ (Lettre Vl)
Il se consolera donc avec d’autres objets de son affection, la maison paternelle, ses bêtes, ses vieux domestiques, ses amis du voisinage. Mais petit à petit, avec une cruauté que Bompré hésite longtemps à reconnaître, Madame Bompré le prive de tout ce qui lui rendait la vie supportable: elle change tout dans la maison (‘il m’a semblé qu’on remuoit les cendres de mes ancêtres’), elle décroche le portrait du père de Bompré, l’oblige à vendre son cheval, fait tuer son chien. Elle renvoie le vieux serviteur Antoine, gâte les relations entre Bompré et ses voisins, l’oblige à se battre en duel et l’accuse d’avoir séduit une jeune paysanne à qui il avait rendu service. Ainsi faisant, elle le pousse au suicide.
‘Je croyois avoir des vertus, une ame sensible, un coeur honnête, & je n’ai pu faire le bonheur d’une femme que j’aimois; & je n’ai pu y trouver le mien!’ (Lettre XVI)
Et Bompré tire de ses expériences personnelles cette morale générale:
‘c’est une femme comme, sans doute, il y en a beaucoup, un mari comme il y en a mille, un ménage comme ils sont presque tous. Quand on voudra la paix & le bonheur, ce n’est pas dans la vie domestique des maris & des femmes qu’on ira les chercher.’ (Lettre XVI)
Le petit livre faisait sensation: on ne s’occupait qu’à chercher des modèles du couple Bompré pour s’apitoyer sur le sort du mari maltraité. Une malheureuse veuve Caillat, dont le mari s’était suicidé en 1780 se trouva visée au point de faire imprimer un démenti détaillé*.
Ainsi les prédictions formulées dans les premières pages des Lettres de Mistriss Henley sur l’effet que produirait la lecture du Mari sentimental ne sont nullement exagérées: devant l’esprit de parti Isabelle de Charrière dut sentir avec son héroïne qu’il fallait qu’une voix de femme se fasse entendre pour ‘remettre les choses à leur place’.
Dans une lettre à un ami hollandais écrite longtemps après l’événement elle dira:
‘J’écrivis Mrs Henley, qui causa un schisme dans la société de Genève. Tous les maris étaient pour Monsieur Henley; beaucoup de femmes pour Madame; et les jeunes filles n’osaient dire ce qu’elles en pensaient.’ (lettre au baron Taets van Amerongen de janvier ou février 1804)
Les Lettres de Mistriss Henley, conçues comme réponse féminine aux griefs du Mari sentimental contre un Lovelace femelle, se transformèrent cependant en quelque chose de beaucoup plus personnel offrant un intérêt qui dépasse de loin ses rapports avec le roman de Samuel de Constant. Mais avant de préciser la part de l’expérience vécue dans la création du livre, examinons brièvement pourquoi Mrs Henley, parlant sans doute au nom de Madame de Charrière, craint que la lecture du Mari sentimental ne fasse faire ‘bien des injustices’, c’est-à-dire que le point de vue essentiellement anti-féministe adopté par Samuel de Constant dans son roman risque d’amener le lecteur à un jugement trop sévère contre la femme et à une trop grande complaisance envers son mari. Voyons ensuite quelques-unes des modifications apportées par Madame de Charrière à la conduite du personnage féminin, modifications qui ont pour but de justifier aux yeux du lecteur ce que l’auteur du Mari sentimental présenta comme un acharnement monstrueux, une méchanceté foncière allant jusqu’au crime.
Marié sur le tard avec une femme déjà mûre, Bompré ne lui offre au fond, comme le remarque Mrs Henley, qu’un train de vie déjà établi: il serait de son devoir de femme de s’en accommoder. Bompré se plaint de ne pas être nécessaire à son épouse, mais il aurait voulu l’être sans rien changer à son milieu ni à ses habitudes de célibataire:
‘Son bonheur, tout son sort, étoit trop établi; sa femme n’avoit rien à faire qu’à partager des sensations qui lui étoient nouvelles & étrangères; [...] il n’y avoit pas là de quoi occuper une existence.’ (Première Lettre)
Bompré regrettait, nous l’avons vu, de ne pas jouer un rôle assez important dans la vie de sa femme. Sans pardonner à Madame Bompré ‘la dureté de coeur, l’esprit faux’, Mrs Henley croit déceler derrière les exigences extravagantes d’un être hautain et prétentieux, le drame d’une femme qui souffre de ne pas occuper une place assez importante dans la vie de son mari. L’effort de compréhension et la bonne volonté que l’auteur prête à Mrs Henley peuvent paraître quelque peu excessifs, mais ils permettent à Madame de Charrière d’insister sur ce qu’il y a de réellement difficile dans un mariage où la femme est censée assister à la vie toute faite de son mari sans rien y apporter d’elle-même. Aussi, si M. Henley se plaît à retrouver dans les petits aménagements domestiques de sa femme autant d’échos des outrages faits au mari sentimental, Madame de Charrière, tout en reprenant dans leurs grandes lignes quelques-unes des démarches de Madame Bompré, sut les transformer chez Mrs Henley en gestes que tout autre que M. Henley trouverait parfaitement naturels: ce n’est que l’ameublement de sa propre chambre que voudrait renouveler Mistriss Henley; le portrait qu’elle décroche n’est pas celui de son beau-père mais celui de la première femme de M. Henley... La liste des parallèles n’est pas complète, mais une évidence s’impose: Mistriss Henley, qui d’ailleurs, en tant qu’auteur des lettres, a l’avantage sur Mme Bompré de raconter sa propre version des événements, ne ressemble guère à la femme méchante et tracassière du roman de Samuel de Constant.
M. Henley, par contre, partage avec le mari sentimental un trait de caractère essentiel: tous deux sont des êtres éminemment raisonnables. Bompré dit à son ami:
‘J’ai souvent entendu disputer sur la meilleure pièce du ménage; les uns veulent que ce soit la beauté, les autres la fortune, ou l’esprit, ou la douceur du caractere: j’ai toujours pensé que ce devoit être la raison; elle réduit tout au vrai elle fait la jouissance du moment, & se trouve dans tout & par-tout.’ (Lettre III)
Dans Le Mari sentimental cette caractéristique ne sert qu’à justifier les plaintes - raisonnables - du héros; dans le roman d’Isabelle de Charrière, elle représente pour Mistriss Henley une torture insoutenable: ‘des coups de poing me seroient moins fâcheux que toute cette raison’. Conçu à l’origine comme une contrepartie féministe d’un roman misogyne, le petit ouvrage d’Isabelle de Charrière finira donc par devenir aussi le récit des souffrances d’un être vivace, enthousiaste et spontané auprès d’un homme désespérément raisonnable: ce que Philippe Godet appelait ‘le roman de l’incompatibilité d’humeur’.
Dans la lettre à Taets van Amerongen citée plus haut, Madame de Charrière poursuit ainsi le récit de la réception accordée à Mistriss Henley:
‘Jamais personnages fictifs n’eurent autant l’air d’être existants, et l’on me demandait des explications, comme si je les eusse connus ailleurs que sur mon papier. J’ai entendu des gens très polis se dire des injures à leur sujet. J’en fus quelquefois embarrassée...’
La gêne de Madame de Charrière s’explique sans difficulté: on voyait volontiers dans les portraits des Henley ceux des époux Charrière. Julie de Mézerac, la jeune amie de Madame de Charrière qui aurait servi elle-même de modèle pour la Marianne des Lettres neuchâteloises ne fut pas la seule à trouver que le portrait féminin n’était pas assez flatteur, alors que la peinture de l’homme l’était trop. Faisant allusion à une brochure anonyme qui, sous le titre de Justification de M. Henley, se présentait comme une suite aux Lettres de Mistriss Henley, Mademoiselle de Mézerac suggère que c’est la femme et non le mari qui mériterait d’être ‘justifiée’, et qu’elle ‘ne s’est pas fait voir du beau coté comme elle lauroit pus sans faire tord a la verité’ (lettre à lsabelle de Charrière du 22 ou 29 avril 1784). Ce serait - ce fut - aller trop loin que de dire que Mrs Henley est Madame de Charrière: mais le peu que nous savons sur les espérances de la jeune Belle de Zuylen et sur sa vie aux côtés de M. de Charrière mène à croire qu’elle ne connaissait que trop bien la déception ressentie par Mrs Henley dans ses rapports conjugaux. Question de tempérament: on pense bien faire en choisissant un mari doux et sage, quoique froid, on s’aperçoit- hélas trop tard - que la vivacité se marie mal avec le sang-froid, que l’enthousiasme s’accommode mal du raisonnement. Dans un des émouvants épanchements qui jalonnent les lettres de la jeune fille à son étrange confident le baron Constant d’Hermenches, on peut voir qu’à l’âge de Mrs Henley, Belle gardait encore, dans toute son intensité, l’ambition d’aimer et d’être aimée:
‘loin que les pretentions puissent nuire a mon mari et le sentimens de mes imperfections le servir mes pretentions et le desir d’aprocher de la perfection en toutes choses feront sa felicité. Si je ne l’aimois pas ce seroit le plus malheureux de tous les êtres, vous compreniez fort bien me disiez vous un jour comment je ferois mourir un mari de chagrin, mais si je l’aime si je l’aime! Je ne sai rien faire a demi, point de foible desir, point d’ambition bornée; j’aurai le desir et l’ambition de le rendre le plus heureux de tous les hommes, de le voir benir dans tous les instans le sort qui m’aura donnée a lui; je voudrai que pas un moment dans les vingt quatre heures, il ne regrette un autre tems ne prefere une autre femme, ne souhaite d’autres plaisirs. Toutes mes pretentions tourneront a son avantage; la coquetterie la plus ingenieuse le sera moins que mon coeur. Etre toujours aimée si je vis, longtems pleurée si je meurs comme cette Lady a qui je ressemble, c’est une gloire rare, touchante, a laquelle j’aspirerai pour laquelle je ferai tout si mon mari le merite, s’il sait aimer et pleurer.’
(lettre du 29 mai 1765)
Mais à trente ans, de guerre lasse et cherchant à s’échapper du château familial, elle devient moins exigeante et, pour son malheur, plus sage. D’Hermenches, toujours son confident, la soupçonne de penser à Charrière comme époux possible, et s’en effraie:
‘je crois Ch: un exellent homme, mais quel plaisir, quel agrement pouvés vous jamais en avoir? [...] coment Ch: et vous, pouriés vous soutenir aucunes de ces relations?, il seroit fort embarassé de son roôlle, et vous cruellement surprise de ne pas le voir heureux comme vous l’imaginés. je le repette je vois d’ici cette association devenir triste, et peinible, au travers de toutes vos perfections reciproques’
(lettre du 8 août 1770)
Elle se donnera pourtant à l’homme ‘raisonnable, doux, facile, vrai’, mais constatera - trop tard - qu’il lui aurait été plus faeile de vivre auprès d’un homme possédant d’autres qualités que celles de son mari. ‘Ses goûts sont si diferens’: ainsi expliquera-t-elle, après quinze ans de mariage, les hésitations de Charrière à venir rejoindre sa femme à Paris. Parlant, dix ans plus tard, d’une ‘misérable iritabilité de nerfs’ dont son mari souffrait depuis longtemps, elle ajoute, dans une des très rares allusions à sa vie conjugale:
‘mais cet homme si doux s’impatiente souvent d’un rien, cet homme presque froid & flegmatique ou qui paroissoit tel à ma vivacité s’attendrit & s’emeut de ce qui me laisse moi parfaitement tranquile.’
En 1784 l’année de la publication des Lettres neuchâteloises des Lettres de Mistriss Henley, Madame de Charrière semblait à ses amis particulièrement déprimée, mélancolique et souffrante. Les causes de cette dépression demeurent mystérieuses: une brochure anonyme, aussi grossière qu’obscure, intitulée les Lettres de Salomée à Jaqueline ou The Sentimental Tavern-Wooman et dans laquelle une dame Du Pontet (nom du manoir des Charrière) discute Le Mari sentimental en compagnie d’un monsieur ‘tant jovial’, n’y est peut-être pas étrangère. Quoi qu’il en soit, Madame de Charrière se retira pendant quelques mois à Chexbres, et ce fut dans cette retraite qu’elle reçut de son mari une lettre, intéressante pour nous dans le mesure où elle suggère une certaine ambiguïté dans les rapports des époux, tout en nous permettant de mesurer la part de ressemblance entre Charles-Emmanuel et M. Henley:
‘Vos Dames sont fort aimables avec tout l’interret pour vous qu’elles temoignent. Je ne les trouve pas si absurde de vous croire douce. vous etes toujours genereuse, le plus souvent bonne, quelquefois d’une bonhommie et d’une simplicité rares si l’on rencontre bien je defie les meilleurs connoisseurs de ne pas vous trouver douce et de ne pas croire que c’est la faute de ceux avec qui vous vivés si vous ne l’etes par toujours. Je comprens tres bien l’impression qu’ont fait sur vous les vues de Chebres; des vues semblables auroient fait la même impression sur moi si j’avois les nerfs plus sensibles; ce n’est que du plus au moins.’
(lettre du 21 juin 1784)
Les Lettres de Mistriss Henley publiées par son amie furent favorablement accueillies: généralement appréciées en Suisse romande, elles le furent aussi en Hollande où Isabelle de Charrière envoya des exemplaires de la première édition en priant son frère de surveiller la correction à la plume d’une faute qui s’y était glissée: ‘J’etois moi meme’, écrivit-elle à Vincent de Tuyll, ‘le correcteur de Mistriss Henley, et très mauvais correcteur.’
Une édition parisienne, réunissant Le Mari sentimental, les Lettres de Mistriss Henley et la Justification de M. Henley parut en 1785 sans l’autorisation de Madame de Charrière. Piquée de ce qu’on eut pu croire que la Justification de M. Henley, ‘misérable suite de ma brochure’ fût de sa main, Madame de Charrière publia dans le Journal de Paris du 13 mai 1786 un désaveu:
‘L’auteur des Lettres de Mrs Henley n’est point l’auteur d’une Justification de M. H. qu’on a imprimée à la suite de ces lettres. Il ignore même absolument qui a fait cette justification et n’aurait pas cru nécessaire de la désavouer, si dans le n° 16 du Mercure on n’avait paru la confondre avec les lettres qui précèdent. C’est aussi sans son aveu qu’on a réimprimé cet écrit avec des lettres initiales.’
Cette édition parisienne, bien qu’imposant à l’ouvrage d’Isabelle de Charrière un voisinage odieux, lança le roman dans le grand monde des lettres françaises. L’article critique du Mercure de France du 22 avril 1786 dont il était question dans le désaveu est favorable dans l’ensemble: Madame de Charrière dut être heureuse de lire ‘l’extrême plaisir’ qu’avait donné à l’auteur du compte rendu la lecture d’un ouvrage qui ‘mérite en général beaucoup d’estime pour le fond & pour les détails.’
*On lira avec intérêt l’édition critique du Mari sentimental par Giovanni Riccioli (Milan, Cisalpino-Goliardica, 1975).






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