Guillemette Samson

La fonction paternelle dans les Œuvres narratives de Mme de Charrière: exercices de conjuguaison sur pouvoir, vouloir, devoir et aimer

L’Œuvre de Mme de Charrière frappe par l’abondance des personnages de pères dont les premiers représentants apparaissent dans une fin de siècle totalement bouleversée. Prise entre les deux grandes tendances paternelles (la tendresse et la sévérité) qui ne lui semblent pas antagonistes mais dont la conciliation ne relève pas non plus de l’évidence, Mme de Charrière tâtonne dans la construction de l’image du père qu’elle veut présenter à ses lecteurs. La fonction paternelle demande de doser pour le mieux entre affection et coercition en attendant de savoir faire commander l’une par l’autre et vice versa. Dans cet exercice difficile, nous verrons que de nombreux pères défilent dans les textes comme autant de déclinaisons des verbes pouvoir, vouloir, aimer et devoir. D’autres ne cherchent que leur avantage, que ce soit par le biais d’une relation paternelle hypocrite ou par un refus de paternité.

Le rôle paternel conjugué suivant le verbe ’pouvoir’

Certains pères jouent le rôle figé, sclérosé, que jouait déjà leur père qui l’avait lui-même repris de son propre père qui le tenait du sien etc. Le vecteur de cette attitude est, sans originalité, la prééminence de l’intérêt paternel sur les affaires de cŒur. Ressort romanesque certes, mais aussi, inclus dans l’ensemble des réactions paternelles, témoignage de pratiques sociales encore vivaces à la fin du XVIIIe siècle. Les parents demandent souvent que le futur conjoint ait de la fortune et/ou des titres. Leur ambition n’est jamais satisfaite dans les Œuvres de Mme de Charrière qui, par contre, introduit une variation originale, qu’elle traite différemment, quand le mobile paternel est une suprématie de territoire.
Dans les Lettres écrites de Lausanne, le bailli et son épouse, qui sont bernois, ne pourraient supporter que leur fils épouse Cécile, une sujette du Pays de Vaud. Lors d’une conversation, le bailli montre son attachement à un système politique selon lequel les Vaudois sont des sujets de Berne. Son neveu apporte un léger ridicule à ses prétentions: ’[...] mon cher oncle, ne seriez-vous point le proconsul d’Asie, résidant à Athènes?’ (VIII p. 185).1 La réponse de la tante insiste aussi sur le fait que le choix matrimonial des personnages trahit leurs opinions politiques: ’Mon neveu, [...] avec ces plaisanteries-là, il vous faudrait épouser deux ou trois Baretly pour être sûr de votre élection’, c’est-à-dire, ’vu votre mauvais esprit, vous avez fort peu de chances de vous faire élire’.
Les Lettres de Mistriss Henley proposent l’exemple de John Turner, un fermier qui s’oppose avec colère à une union de son fils avec une jeune fille de la ville: ’je ne recevrai jamais dans ma maison une fainéante et coquette poupée de la ville, [...] je déclare devant Dieu qu’il [son fils] n’a plus de père, ni de maison paternelle s’il vous revoit jamais’ (VIII p. 110).
Le père, Bernois ou fermier, défend son ’territoire’. Mme de Charrière, tout en soulignant le ridicule ou le caractère peu pondéré d’une telle attitude, fait cependant en sorte que ces pères soient satisfaits. Le fils du bailli bernois et le fils de John Turner restent séparés de Cécile et de Fanny.
L’importance de la territorialité paternelle est ménagée. Le mépris de Mme de Charrière pour l’argent ou un titre tout autant que l’attachement à la possession d’un territoire nous semblent devoir être déduits de son origine aristocratique. Mme de Charrière ne soutient pas le régime bernois, ni les prétentions de John Turner mais elle se contente de les égratigner, consciente peut-être qu’en touchant au territoire du père, on déstabilise trop la société. Pour qu’il y ait une évolution, il faut que ce soit un personnage d’une branche annexe qui intervienne, par exemple un neveu. Un cas de figure semblable est repérable dans le roman Les Ruines de Yedburg où, de père en père (on ne peut même plus dire de père en fils tant il y a superposition des rôles), le personnage masculin ne change pas. Ce sera là encore un personnage légèrement extérieur, l’oncle, qui brisera cette répétition.

La volonté vacillante des pères

A côté de ces personnages figés dans leur pouvoir, l’auteur en propose d’autres qui changent de rôle en cours de texte. Ce revirement est-il fiable? Est-ce de l’incohérence ou le signe d’une perfectibilité de la fonction paternelle?
Dans Le Noble, Isabelle de Zuylen avait fait en sorte que les préférences paternelles soient écartées dès le début du texte: Julie brode des fleurs et non des armoiries, lit des romans et non les parchemins familiaux, met en valeur les estampes modernes et non les portraits de ses aïeux, rend visite à une aimable bourgeoise et non à une voisine noble et maussade. Julie, finalement, fait ce qu’elle veut et son père, un peu fâché, s’incline. Sa préférence pour Valaincourt et le final acquiescement paternel s’inscrivent dans cette série de notations. Le début du texte disait déjà que le père de Julie avait fait tant de concessions qu’il serait bien susceptible d’en faire d’autres, même si le mariage de sa fille est une affaire plus importante que les précédentes. Cependant, tout finit pour le mieux parce que nous sommes dans un conte, c’est-à-dire que le revirement paternel ne doit pas être lu comme une évolution du rôle du père. Le père bénit l’union de Julie parce qu’il a trop bu. Il est finalement un personnage peu fiable dont les choix dépendent d’un verre de plus ou de moins...
Le père de Théobald (Trois Femmes) n’est pas plus sûr puisqu’il réagit comme une mécanique à tel ou tel mot (le père de Julie réagissait aussi avec vivacité au nom de Renaud de Montauban). Tout dépend alors de la chance de l’enfant à trouver le ressort qui l’actionne. Plusieurs personnages arrivent à faire tourner le baron dans la direction souhaitée (IX p. 51, 55, 80) et si, finalement, l’enlèvement d’émilie finit bien, c’est tout simplement parce que, par chance, ’le vieux baron prit cette fois toutes les idées de Mme de [p. 30] Vaucourt’ (IX p. 84; Mme de Vaucourt est une amie du couple en fuite). On met en doute la fiabilité d’un père qui adopte toujours le dernier avis prononcé.
Le père de Germaine (Lettres trouvées dans des portefeuilles d’émigrés) change aussi d’avis trop facilement. Tout au début du texte, Alphonse était le prétendant agréé de Germaine. Parce qu’il ne combat pas dans l’armée de Condé, le jeune homme n’est plus accepté. La fin du texte laisse présager que le père de Germaine reviendra sur cette décision. N’est-il pas lunatique et irréfléchi quand, selon son humeur et ses caprices, il désunit et unit Germaine et Alphonse? L’image paternelle sort affaiblie de cette inconstance. Sa fille, ’indignée’, résume ces vacillements: ’qu’est-ce qui a changé [?]’. C’est bien la question que se pose le lecteur.
A ces trois pères-girouettes, Mme de Charrière adjoint une figure originale avec le père de William (Lettres écrites de Lausanne) qui aurait bien voulu changer d’avis mais qui en est empêché par son propre fils. On a souvent fait remarquer le caractère tyrannique du père de William; cependant, la seconde partie du roman propose une autre lecture du personnage selon laquelle il aurait été susceptible d’accepter Caliste comme belle-fille.
On lit dans la lettre qu’il adresse à Caliste de nombreuses expressions louangeuses: il a ’entendu dire beaucoup de bien de [Caliste]’ qui a du ’mérite’ (VIII p. 201); il a ’si bonne opinion de [Caliste]’ qu’il croit qu’elle donnerait ’un bon exemple à [ses] enfants’, avec même ’plus de zèle et de soins’ que d’autres. Le père de William parle de ’considération’ et de ’tendresse’ de la ’belle, aimable et bonne’ belle-fille que serait Caliste ’si aimable’, de ses sentiments ’tout contraire[s]’ ’au mépris’, de sa ’foi entière’ en Caliste. Refuser la jeune femme comme belle-fille et chanter ses louanges signalent que le père est tiraillé entre son désir de pouvoir et son amour paternel. A la fin de sa lettre, reprenant une image que lui avait suggérée Caliste, le père l’associe à William (’l’un et l’autre’) comme s’ils étaient ses deux enfants. Il accepte qu’elle partage avec son fils un sentiment de respect filial; c’est ratifier la possibilité d’un lien entre elle et lui, alors qu’elle devrait lui être totalement étrangère.
Ces mots ne sont-ils dus qu’à une adroite rhétorique? La seule politesse ne justifie pas leur importante occurrence. Ils sont à prendre en considération car le texte multiplie les jalons de l’intérêt croissant du père pour Caliste: ’mon père curieux peut-être dans le fond de l’âme de connaître celle qu’il rejetait’ (VIII p. 208). William suppose même que son père envisage de séjourner à Bath, où est Caliste, ’pour rendre [son] séjour à Bath moins étrange’, c’est-à-dire que, finalement, le père de William lui faciliterait les moyens de revoir Caliste en ôtant tout caractère insolite à un séjour qu’il ne peut plus justifier par des raisons de santé. Le père encouragerait donc cette liaison. L’ambiguïté paternelle perce et William l’a détectée.
L’arrivée d’une parente inattendue change le destin des personnages. Déjà le père avait laissé entendre que le bonheur avait été frôlé; ayant rencontré Caliste dans la rue par hasard, il avait demandé qui était cette belle femme: ’Quoi! lui dit quelqu’un, vous ne connaissez pas la Caliste de Lord L. et de votre fils! Sans ce premier nom me dit-il et il s’arrêta’ (VIII p. 208). Cet épisode le rend semblable au père de Théobald ou de Julie, puisque ses décisions semblent dépendre d’un mot prononcé ou non. L’évolution du père s’accentue au fil des pages: il ’n’ose’ voir Caliste ’de peur de se laisser gagner’ car il pourrait ’changer’ (VIII p. 210). A la suite des plaintes du petit Harry qui regrette de ne plus voir ’Mistriss Calista’ et qui lui demande de l’y mener, le ’père ému et attendri’ esquisse un ’sourire’ ’avec un mélange de bienveillance et d’embarras’ et commence à s’intéresser ’tout de bon’ à Caliste. William est conscient de la ’bonne volonté’ (VIII p. 211) de son père qui finira par vouloir ’voir quoiqu’il soit trop tard ce qu’était cette femme’ (VIII p. 214). A la dernière lettre de Caliste, qui annonce son mariage avec un autre prétendant, les larmes du père tombent sur les traces de celles de Caliste; il pleure comme s’il perdait sa (belle-)fille!
L’image du pater familias despotique est totalement oubliée à la fin du texte et le père dit lui-même qu’il ne remplit plus ce rôle: ’A votre place dit-il; mais ceci n’est pas parler en père, à votre place, je ne sais ce que je ferais’ (VIII p. 224). Lui qui était la référence, doute: ’Aurait-elle [Caliste] raison?’. Le revirement est alors total quand le père reproche au fils de ne pas lui avoir fait rencontrer Caliste: ’Mais vous pourquoi ne me l’avez-vous pas fait connaître!’ (VIII p. 225).
Finalement ce père est désolé de constater que son fils n’a pas compris que l’opposition parentale fait partie de la passation des rôles et que le fils doit s’opposer au père pour que celui-ci cède la tête haute, grâce au bon argument de la tendresse (terme qui définit aussi ce personnage, VIII p. 203, 214, 215). D’une certaine façon, le père de William attendait de pouvoir céder. Le père ne pouvait pas sans sourciller accepter comme bru une ancienne maîtresse et une ancienne comédienne, mais en même temps, il produisait des indices chargés d’encourager William dans sa poursuite. Or, William reste d’une désespérante obéissance et joue son rôle de fils soumis, sans (vouloir?) comprendre que son père manifestait son désaccord ’pour la forme’. William a voulu croire que c’était ’pour de vrai’. Alors que, d’ordinaire, le fils se rebelle contre le père (ce qui permet à l’intrigue de se poursuivre), ici le fils s’incline et l’intrigue persiste grâce en partie au père qui ne cesse de demander à son fils de s’opposer à lui. L’obstination de William dans son rôle de fils obéissant fait de ce que nous pouvons appeler une ’intrigue de l’obéissance’ une Œuvre bien plus originale qu’un roman où le choix de l’auteur aurait été d’opposer la volonté du fils à celle du père. William d’une certaine façon empêche son père d’être une girouette.
Il faut alors essayer de comprendre pourquoi, malgré tous ces signes paternels encourageants qu’il décrypte, William ne fait rien. Dans sa thèse, Dennis Wood a montré qu’il faut penser, et ceci nous semble exact, que William aime Caliste faiblement.2 Nous renvoyons à son analyse pour l’argumentation. Finalement, William aurait été satisfait de l’interdiction paternelle qui lui permet de ne pas s’engager.

Les pères qui vivent selon le verbe ’aimer’

Ouvrons maintenant un volet chargé de présenter plus positivement quelques pères. On est surpris par le fait que beaucoup d’entre eux sont des personnages de second, voire de troisième ordre. Le peu d’importance qui leur est accordé laisse à penser que, pour Mme de Charrière, les pères qui vivent selon le verbe aimer sont rares.
Certains non seulement aiment leur(s) enfant(s), mais aiment aussi un enfant qui n’est pas d’eux. Alors que l’enfant de la servante Joséphine et celui de son épouse ont été confondus, le comte de Horst (Trois Femmes), ne pouvant savoir lequel est son fils, ne peut en préférer un et les aime tous les deux. Quand William Finch quitte sa nourrice, le mari de celle-ci affirme: ’je l’aimais autant que mes fils et je le regrette beaucoup’ (IX p. 532). M. de Tonquedec est [p. 31] évoqué parce qu’il aimait Sainte-Anne ’autant que son propre fils’ (IX p. 286). Ces trois personnages prouvent le possible débordement, le trop-plein de tendresse paternelle. Bien différents d’autres pères au cŒur racorni, ils choisissent d’aimer plus que pas assez. Une variante existe avec le personnage de Lord Arthur qui a de l’affection pour les enfants de la femme qu’il aime (et qui ne sont pas les siens) (IX p. 601).

Les pères du devoir économique

Plusieurs personnages ont pour point commun d’avoir un enfant sans être mariés avec la mère de l’enfant. Mme de Charrière rappelle la réalité démographique de l’illégitimité. Ces pères se situent essentiellement dans une relation économique avec leurs enfants.
Dès qu’il apprend que Julianne est enceinte, Henri Meyer (Lettres neuchâteloises) affirme que ’son enfant [...] sera soigné, élevé, [et qu’il aura] soin de son sort tout le temps de [sa] vie’ (VIII p. 80). On ne lit pas une tendresse particulière d’Henri pour son fils, mais plutôt un sens aigu de ses responsabilités. Victor (Suite des Trois Femmes) a un enfant de l’esclave préférée de sa tante qu’il pense ’légitimer’ (IX p. 148). Le comte de la Chapelle (Henriette et Richard) a eu ’une mulâtre’ ’d’une négresse peu après son arrivée au Cap’ (VIII p. 361) qui vit avec les deux enfants blancs de sa nouvelle épouse. Considérée comme leur ’sŒur’, la petite mulâtre bénéficie donc d’une certaine place au sein de la famille. Sir Walter Finch a une fille de Fanny Hill (IX p. 525) qu’il présente comme la ’sŒur’ de William Finch. Ayant surpris la mère ’dans les bras d’un jeune laboureur’, il ne l’épouse pas. A la fin du texte, Sir Walter part en Amérique rejoindre sa fille car il songe à la marier.
Le devoir du père ne s’accomplit pas dans la légitimation de l’enfant, ce qui impliquerait un mariage avec la mère. A chaque fois, Mme de Charrière a infériorisé le personnage féminin par une condition sociale très basse ou/et une certaine légèreté de mŒurs. Or, on n’épouse pas une fille dévergondée ou une esclave. Ces quatre jeunes hommes sont donc honnêtes puisqu’ils remplissent leur devoir en assumant les frais de prise en charge de l’enfant. De même, M. d’Estival (Sainte Anne) épouse la simple ménagère qu’est la mère de son enfant parce que, partant à la guerre, il risque de mourir et de laisser sa fille sans rien. Son choix relève ici encore d’une responsabilité d’ordre économique. Pour beaucoup de pères, un enfant est donc seulement une responsabilité économique à assumer.

Les pères hypocrites

Les quatre catégories de pères que nous avons dégagées se combinent entre elles pour créer un personnage retors qui fait croire à son enfant qu’il l’aime et qu’il veut son bonheur alors qu’il ne vise qu’à ménager son pouvoir paternel. Plusieurs Œuvres introduisent la figure du père hypocrite.
Dans les Lettres neuchâteloises, Marianne idéalise son père dont elle rapporte les hauts faits paternels: M. de la Prise l’oblige à souscrire au bal, à reprendre ses maîtres, à acheter deux robes. Il ’ordonne’ qu’on se divertisse! Il veut qu’on soit libre! (VIII p. 62 et 68) Quel père! La faiblesse physique du père (immobilisé par la goutte) devient même un argument paternel car comment ne pas répondre à l’amour d’un père qui préfère sa fille aux ’meilleures jambes du monde’ (VIII p. 67)? Comme preuve de la tendresse de son père, Marianne note son ’insouciance pour lui-même’ (VIII p. 63) et son inquiétude ’quelquefois sur [son] sort [à elle]’. Le lecteur remarque la légèreté du ’quelquefois’ (qu’il peut comparer avec le souci constant de la mère de Cécile, (VIII p. 149) et fronce le sourcil sur le mot ’insouciance’. En effet, ce père, alors qu’il ’était né avec de la fortune’, a ’tout dépensé’ parce qu’il a ’aimé tous les plaisirs’; il a ainsi conduit sa fille à n’avoir ’presque rien’ (VIII p. 64) à sa mort. Imprévoyant, pensant à s’amuser plus qu’à ses responsabilités, M. de la Prise fait partie de ces pères égoïstes à la bonne conscience. Il englue Marianne dans sa ’tendresse’ pour qu’elle ne puisse songer que, s’il y avait pris garde, elle pourrait être à l’abri d’une certaine gêne financière.
Sans remords, dans une totale impunité, sachant pertinemment que personne ne s’opposera à lui et comptant sur son habileté à présenter les choses sous l’angle qu’il désire, il peut alors parler ’des folies [qu’il a] faites quant à [la] fortune [de sa fille]’ (VIII p. 78). Il est caractéristique que Mme de Charrière fasse en sorte que ’le discours de M. de la Prise’ soit transmis ’mot pour mot’ (VIII p. 78) au lecteur. Par cette précision, Mme de Charrière refuse toute interférence de la part des autres personnages. Le lecteur peut ainsi avoir son propre point de vue mais, surtout, l’opinion des autres personnages reste ignorée car il aurait été aussi difficile de leur faire critiquer l’imprévoyance paternelle (un futur prétendant ne saurait blâmer celui qui va peut-être devenir son beau-père) que de la leur faire approuver. Le discours ’donne à penser’ en effet...
Pour achever ce tableau, Mme de Charrière devient l’élève de Greuze. A forcer ainsi sur le personnage, ne tente-t-elle pas de nous mettre en garde contre lui? Le tableau ’impossible à rendre’ de la fille sanglotant aux pieds du père (VIII p. 76) n’est-il pas là pour dire que ce père ’pose’ et prend l’attitude du père compréhensif au grand cŒur? Mme de Charrière ne dénigre-t-elle pas son personnage en en faisant un comédien qui joue la grande scène de l’amour paternel?
M. de la Prise veut avoir ’prise’ sur les autres. Sa fille, en particulier, est sous sa coupe; la puissante personnalité paternelle exclut toute remise en question de la valeur de son rôle. La tendresse paternelle interdit toute velléité de soupçon. La mère, quoique peu sympathique, est finalement moins autoritaire et n’interdit pas la critique. Le père n’autorise qu’une attitude de soumission, car on ne peut s’opposer à quelqu’un qui se présente comme faible et tendre.
Dans Honorine d’Userche, M. d’Userche élève Honorine puis meurt. Le narrateur considère que cette mort ’arriva trop tôt pour [Honorine]’ (IX p. 180) et plus loin, la jeune fille exprime le même sentiment: ’Vous voyez mon deuil [...] vous savez la perte irréparable que j’ai faite’ (IX p. 183). Or, M. d’Userche ne demande qu’un extérieur honnête à la gouvernante qu’il a placée auprès d’Honorine (IX p. 181). Les conséquences de ce choix, présenté comme relevant d’un esprit ouvert et éclairé, sont désastreuses. Assurément, avec Mlle Thérèse, Honorine est bien placée pour ne rien ignorer. A ne pas s’inquiéter d’une connaissance trop précoce du ’vice’, à ne pas chercher à la contrebalancer, ce père n’a-t-il pas une lourde responsabilité dans la direction que prend la vie d’Honorine? N’y a-t-il pas finalement une désinvolture révoltante chez ce père qui a expérimenté sur sa fille un nouveau mode d’éducation sans s’inquiéter du résultat? Peut-on lire sans sourciller que cette mort est ’une perte immense’ (IX p. 182)?
Tout comme Marianne, Honorine idéalise son père et refuse d’envisager son irresponsabilité. Miss Howard, dans Le Roman de Charles Cecil, appartient à ce groupe de dupes consentantes. Quoiqu’elle soit devenue contre son gré Lady Emett, parce que son [p. 32] père, sous prétexte de ne pas l’influencer, l’a laissée sous l’emprise de trois personnages présentés très négativement, la jeune femme censure toute critique à son égard et le soutient aveuglément (IX p. 645).
Dans le compte rendu qu’il rédige, Sir Walter Finch a le souci de faire croire à son fils (qui le lira plus tard) qu’il a été un bon père. Or, le texte encourage le lecteur à critiquer cet autoportrait flatteur. On constate en effet un décalage entre ce que donne à lire le texte et ce qu’affirme le narrateur. Durant la première année, Sir Walter se contente d’envoyer deux fois son serviteur Ralph chez la nourrice de William pour y régler des questions d’ordre pratique (IX p. 525 et 528). Il note le premier anniversaire et le sevrage de son enfant et va le voir à l’entrée du second hiver (IX p. 529). Il fait une seconde visite à l’entrée du troisième hiver (IX p. 530). Il n’a donc effectué que deux visites en trois ans et n’a envoyé Ralph que deux fois. Néanmoins, il écrit dans son journal: ’Je vous suis allé voir plusieurs fois et plus souvent j’y ai envoyé Ralph’ (IX p. 531). Simple erreur ou volonté d’embellir la réalité? Le fait est que Sir Walter se préoccupe de façon très lointaine de son fils jusqu’à ce que celui-ci atteigne l’âge de cinq ans. L’épisode de l’apprentissage de la lecture permet encore une double lecture du personnage du père. Que répondre à un enfant qui ne veut pas apprendre à lire? Dans le contexte de ce roman, la question est oiseuse: Mme de Charrière est bien persuadée qu’un aristocrate comme William Finch doit savoir lire. De plus, il faut qu’il apprenne à lire sinon l’existence même du ’cahier’ est remise en cause. Pourquoi le père l’écrirait-il si son fils ne peut le lire? Il faut alors dissocier le narrateur de l’auteur pour comprendre que l’affirmation de Sir Walter (’je n’ose décider s’il est absolument nécessaire de savoir lire’) est parfaitement inscrite dans le caractère du personnage mais n’est pas du tout représentative de l’esprit de Mme de Charrière. Si Sir Walter ’n’ose décider’, qui en décidera? Pour cacher sa démission paternelle, Sir Walter avance les résultats d’une enquête menée auprès de différentes personnes auxquelles on demande si elles sont satisfaites ou mécontentes de savoir lire. Le choix de l’éducation de William est donc laissé à l’arbitrage des réponses d’inconnus... L’enfant apprendra à lire, berné par le subterfuge de son père qu’il a pourtant dénoncé: ’Mais au fond qu’est-ce que ces gens bien aise ou fâchés me font à moi?’ (IX p. 540). Grâce à sa duplicité, Sir Walter se dote d’une autorité indirecte pour faire agréer par son enfant ce que finalement il lui impose.

L’éviction du rôle paternel

Certains pères n’ont pas de rôle paternel tout en ayant un enfant. Ils ne se situent pas par rapport à un pouvoir, un vouloir, un devoir ou un aimer. Ils n’existent tout simplement pas en tant que pères. Les motifs sont multiples.
- Les pères de l’abandon: Henri Giroud (Henriette et Richard), qui ne veut pas d’une union insatisfaisante pour ses ambitions, abandonne Annette Bercher et son enfant après l’avoir séduite. Sir Thomas, le père de Sir Walter Finch, chasse de chez lui la fille qu’il a eue de Mistriss White.
- Le père de l’inconnu: Henri, le mari de Joséphine (Trois Femmes), n’est pas sûr d’être le père de son enfant. Quand on lui demande lequel des deux nourrissons il croit être le sien, il répond ’l’un comme l’autre, peut-être’ (IX p. 124), c’est-à-dire ’aucun des deux’. De fait, Henri n’est jamais signifié comme père ni présenté en relation avec son enfant.
- D’autres pères choisissent l’indifférence paternelle. William (Lettres écrites de Lausanne) n’éprouve aucune tendresse pour la fille née de son union avec Lady Betty. Miss Mennet raconte à son oncle que son père, ’trop occupé pour pouvoir vivre avec [elle] continuellement [...]’, l’a totalement délaissée (IX p. 733). Le comte de Montaigu (Le Roman de Charles Cecil) ’oubli[e]’ (IX p. 640) sa fille chez sa nourrice pendant de nombreuses années.
- Certains pères choisissent d’aimer un autre enfant que le leur: William (Lettres écrites de Lausanne) aime le petit Edouard, le fils du premier mariage de Lady Betty. Henri Giroud s’attache à la fille de Mme de Valine en compensation de sa paternité déçue avec sa propre fille (VIII p. 402). M. Howard (Le Roman de Charles Cecil) reste le cas le plus frappant: il délaisse totalement sa fille mais s’occupe beaucoup de sa nièce et de son neveu.
- Le père est réduit à une fonction génitrice: le comte des Echelles (Henriette et Richard) épouse Geneviève de l’Arche; elle a un enfant, il meurt. Absolument inutile au monde qui anime le livre, ce personnage prouve qu’un simple géniteur n’est pas un père.
- Quelques enfants en viennent même à assumer un rôle paternel à l’égard de leur propre père. Le renversement des rôles est alors complet. Miss Mennet a été confiée par son père à une certaine Mrs Jackson qui fait tout ce qu’elle veut car M. Mennet est sans autorité chez lui. Mrs Jackson tente de se faire épouser par M. Mennet (IX p. 735). La jeune fille est chargée d’éclairer son père ’avant qu’il ne soit trop tard’ (IX p. 736). Il est caractéristique que le manuscrit s’arrête au moment où Miss Mennet doit s’adresser à son père pour lui ouvrir les yeux. L’auteur a-t-il répugné à écrire un épisode où finalement l’enfant est amené à accuser son père de ne pas bien jouer son rôle? On remarque à quel point la jeune fille retarde le moment de parler à son père: l’auteur semble ainsi vouloir éloigner le plus possible un discours trop négatif sur le père. Si Mme de Charrière s’interrompt à ce moment précis, est-ce parce qu’elle a trouvé trop difficile ou trop dangereux d’écrire un discours qui s’oppose clairement au père?

Mme de Charrière montre que le rôle paternel n’est pas facile à jouer; elle a recours à des situations extrêmes et à de multiples configurations familiales pour situer le sentiment paternel: être père d’un enfant qui n’est pas le sien, être père sans être le mari de la mère, être père d’un enfant qui est attribué à un autre père... L’entrée de l’enfant au sein d’une famille ou son rejet est à l’image d’une porte battante prête à s’ouvrir ou à se fermer selon la décision du père.
Beaucoup de pères charriéristes exercent encore tout pouvoir et participent à un univers paternel dans sa frange la moins séduisante. D’autres pères tâtonnent dans leur recherche d’une nouvelle définition de leur rôle. Chez ces pères qui disent oui, qui disent non, ces pères-girouettes, ces pères ivres ou lunatiques, ces pères qui auraient peu réfléchi, on peut difficilement voir de la profondeur: ils semblent surtout ne pas ’vouloir’. A ces tableaux peu réjouissants, Mme de Charrière ajoute un autre éclairage par la présence de pères qui passeraient presque inaperçus tant elle leur consacre peu de lignes. Ceux-là prouvent que le verbe aimer n’est pas un leurre mais leur trop petit nombre ne parvient pas à le rendre sonore. Quelques-uns, à défaut d’aimer, assument au moins la responsabilité économique de leurs enfants. Certains pères sont d’une hypocrisie limpide. Ils ont bien compris que l’amour filial est aveugle, ou du moins qu’on peut le rendre tel et ils font en sorte que leur pouvoir passe par l’image d’un ’aimer’. D’autres pères usent de leur pouvoir pour refuser leur paternité.
Entre la critique du père et le respect du père, Mme de Charrière fait naître des doutes alors qu’on est dans des textes romanesques [p. 33] et non dans des textes philosophiques. La narration romanesque facilite la mise en place de situations dont l’objectif est d’éveiller chez le lecteur des soupçons quant au rôle du père. A l’écoute des mentalités de son époque, Mme de Charrière présente toute la complexité de la fonction paternelle. La seule voie moyenne possible réside dans l’équivalence du pouvoir et de l’aimer, grâce à une volonté qui équilibre les devoirs du père et ceux de l’enfant.

Notes

1. Isabelle de Charrière/Belle de Zuylen, Œuvres complètes, édition critique publiée par Jean-Daniel Candaux, C.P. Courtney, Pierre H. Dubois, Simone Dubois-Bruyn, Patrice Thompson, Jeroom Vercruysse et Dennis M. Wood, Amsterdam, G.A. van Oorschot, 1979-1984, 10 vol. Nous renvoyons à cette édition.
2. ’Caliste is a novel about a man who is not sufficiently in love’, dans Dennis Wood, The Novels of Madame de Charrière 1740-1805, thèse University of Cambridge, 1976, 275 pp. (chapter Six B, p. 6). Ce travail est consultable sur le site internet de Dennis Wood dont l’adresse est: http://artsweb.bham.ac.uk/artsFrenchStudies/wood/isabelle.htm

Guillemette Samson est membre de l’Unité Mixte de Recherche 8599 du CNRS (’Approche sérielle de la littérature du XVIIIe siècle’) à Paris IV - Sorbonne.

In: Lettre de Zuylen et du Pontet, no. 25 (2000), pp. 29-33.