Michel Gilot
Université de Grenoble
ISABELLE DE CHARRIERE. L’ECRITURE ET LA VIE silhouet

Résumé de la conférence donnée au château de Zuylen le 23 octobre 1982.

Entre tous les visages d’lsabelle de Charrière, lequel choisir? L’héroïne de la pensée libre; l’ecrivain politique; le grand esprit européen? Le témoin des Lumières et des révolutions? Ou bien encore, par exemple, la romancière? Mais laquelle? La romancière de l’indicible; de l’impossible libération? La championne du génie féminin? La virtuose de la mise en abyme et des jeux de miroir? La romancière tragique des Lettres écrites de Lausanne ou de Mistriss Henley? Ou bien, d’Henriette et Richard à Trois Femmes, celle qui prend à bras le corps les problèmes de son temps; qui fait de la suite de ses oeuvres une recherche positive, une puissante construction? celle qui permet à un tout petit texte comme Miss Menett de devenir un lieu de révélations? ou bien celle qui joue des moyens les plus vertigineux du roman, qui conçoit Sir Walter Finch et son fils William, qui parachève les Lettres écrites de Lausanne dans la lettre de la mère de Cécile enfin publiée dans l’édition des Oeuvres complètes?
Quand tous les aspects de cette oeuvre seront enfin reconnus, la grande tâche de la critique sera probablement d’en retrouver et d’en explorer l’unité. Et pour commencer, peut-être, de sonder dans toute leur complexité les effets d’analogie et de contrepoint qui unissent la correspondance aux romans, d’étudier non pas seulement ce que Mme de Charrière a pensé, mais ce qu’elle a été dans l’écriture, ce qu’elle apporte d’unique dans tous les passages où on la reconnaît aussitôt: un ton, un style, un accent, une voix. Pour aujourd’hui, je me contenterai d’aborder, ou plutôt de signaler, un champ infiniment plus modeste: la révélation de Belle de Zuylen dans sa correspondance avec Constant d’Hermenches; et puis, sur quelques années, parmi tant d’autres, de sa correspondance de Neuchâtel, Isabelle de Charrière révélatrice (sourcier d’êtres).
Dans ses premières lettres la voix de Belle se reconnaît d’emblée. Au refus du conformisme correspond un langage de l’éclat: ‘Je n’aime pas les demi- connaissances’1 - ‘Je n’ai pas les talents subalternes’2. Mais par-delà, dans la relation privilégiée qui lie la jeune fille à Constant d’Hermenches, s’exprime une forme d’engagement autrement plus intense. Dès l’attaque, la première phrase de la première lettre, s’installent une franchise, une confiance absolues: ‘Je ne mentirai point Monsieur, toujours étourdie et impudente je me laisserai conduire à cette confiance que l’on prend si vite avec quelques personnes et dont vous me parliez un jour’3. Ce jour d’il y a trois semaines, qui semble déjà s’enraciner dans un lointain passé, c’est évidemment celui de la rencontre. Plusieurs années après, le thème de la ‘première connaissance’ traversera toute la correspondance. Mot de passe, point d’ancrage quasi mythique. D’allusion en allusion, on peut reconstituer assez facilement les circonstances et les suites du fameux bal chez le duc de Brunswick: le choc initial, les sujets de conversation, la lettre écrite par Belle, son éloignement, son ‘inquiétude inexprimable’ lorsque sa mère s’empare de ses ‘tablettes’, les on-dit sur d’Hermenches qui confirment et renforcent son attachement. Mais ce qui est frappant, c’est que, d’une lettre à l’autre - 23 juillet 1762, 9 janvier 1763, 25 février, 24 juillet et enfin 27 juillet et 1er août 1764 - l’ordre du récit, comme la force des aveux, suit un ordre inverse de l’ordre chronologique des faits. Dans son besoin de revenir aux origines Belle plonge dans des couches de plus en plus profondes du souvenir, jusqu’à ce qu’éclate enfin, dans des phrases fulgurantes, le premier moment, le rapport premier, parole première et emprise réciproque: ‘Vous en souvenez-vous chez le duc? il y a quatre ans? Vous ne me remarquiez pas; mais je vous vis; je vous parlai la première "Monsieur vous ne dansez pas?"’4- ‘... Vous me connûtes bientôt vous me devinâtes [...] j’aimais l’empire que vous vouliez prendre sur moi’5.
Pendant de longues semaines - tout l’été de 1762 - Belle n’a cessé d’écrire à d’Hermenches pour lui dire qu’elle n’écrirait pas. Ecrire, c’est la transgression par excellence, l’affrontement du risque de se perdre. Ecrire encore et toujours qu’on n’écrira pas, c’est aussi dire et redire qu’on ne peut pas s’empêcher d’écrire, c’est entretenir le feu sacré. Ses lettres, Belle les brûle parfois et parfois aussi les garde dans sa cassette; elles sont faites pour être brûlées et décidément elles traversent l’épreuve du feu.
Peu à peu le papier prend pour elle une valeur quasi sacrée. ‘Du café et un écritoire’6! Elle n’a que ‘ce chiffon de papier dans sa chambre’7 et la nuit, ce moment de nuit, pour s’offrir telle qu’elle est ‘dans les différents moments de la vie’8, se montrer tout entière à ‘un homme [...] avec qui rien ne serait perdu’9, ‘abandonner sans réserve à [ses] regards les pensées de [son] esprit, les mouvements de [son] coeur’10. Pas de remplissage, de nouvelles ‘littéraires ou politiques, de pensées de parade’. Elle ne veut parler que de ce qui lui tient à coeur, de ses certitudes, de ses doutes, des gens de sa famille, puisque ce sont ‘ceux avec qui [elle] vit, avec qui [elle] pleure’11. Mais elle plonge dans une vie seconde; ses lettres sont le produit d’un autre moi qui est son vrai moi: ‘rhapsodie de tout ce qui [lui] vient dans l’esprit’12; ‘journal du coeur d’une femme vive et sensible’13; mais journal dépassé, emporté dans l’exaltation d’un echange continu: ‘feuillets’ toujours interrompus, mais tout marqués par la jouissance ‘du moment présent’14.
Il suffit ‘d’un air, d’un livre, d’un ton, d’un rien’15: en suivant obstinément son ‘humeur’16, en donnant à ‘lire’, comme ‘dans [ses] yeux, chacune de [ses] sensations, chacune de [ses] idées’17, Belle s’invente dans sa ‘vivacité’ et sa ‘délicatesse’, sa frémissante sensitivité. Ses plus belles phrases sont des sismographes, des têtes chercheuses, emportées et subtiles. Mais, selon son génie, elle ne s’enferme pas dans une stérile contemplation d’elle-même. ‘Tous les instants sont quelque chose, dans la nature tout vit tout intéresse’18; ‘un rien’ encore, et le monde se transfigure: la petite souris à laquelle Belle parle ‘derrière la tapisserie’, le chat qui ‘file sur [ses] genoux’, le laquais qui lui apporte une rose, rachetant par ce geste ‘vingt negligences’19.
Comment aller au-delà? Au portrait par petites touches va se substituer un portrait en action; au narcissisme, d’autres états prestigieux, héroïsme, passion, imperceptible désenchantement. La relation avec d’Hermenches est une relation poussée à bout; dans ses avatars elle modifie profondément la relation que Belle entretient avec elle-même, et par là sa situation dans la vie, son aventure, quelque chose de son style. Tout recommence en juillet 1764 avec le grand projet de Constant d’Hermenches, un projet hardi et sans doute assez trouble: marier Belle à son ami Bellegarde pour former un ‘trio de parfaite intimité’20. La jeune fille va agir à peu près seule. Tout se passe comme s’il lui fallait conquérir le droit d’aimer en montrant une bonne fois qui elle est à son Mentor et à ses parents. Dans la grande lettre qu’elle leur fait envoyer pour demander sa main. Dans la relation de la lutte amicale qu’elle a menée auprès d’eux, jour aprés jour, avec ses scènes, ses moments intenses. ‘Enfin après deux heures de discours et de pas précipités autour de ce jardin que mon père avait plusieurs fois essayé de quitter, il me dit: Nous en savons à présent tout autant, peut-être plus qu’il ne faut. [...] Nous rejoignîmes ma mère qui buvait le thé devant la maison. J’avais chaud, le coeur me battait, je courus me déshabiller, je revins’21. Premier roman de Belle, et d’un ‘romanesque’22 qui tient à elle, après Le Noble, conte voltairien d’une impétueuse enfant.
Le 16 août la jeune fille peut écrire: ‘L’histoire est complète et finie, vous avez vu mon coeur dans tous les moments’. Alors elle va se retourner vers d’Hermenches pour l’affronter en tant que libertin. Elle provoque ses confidences et reprend délibérément certains de ses thèmes pour en tirer des variations selon elle [le charlatanisme du libertin; le jeu cruel du chien et du levraut; l’opposition de deux figures: la jeune fille vierge et martyre, le séducteur martyr et héros]. Leur correspondance devient une joute réglée; mais d’Hermenches tient, là où Boswell ou Pallandt n’ont pas tenu. Libertin généreux, il rend magnifiquement tout ce qu’il peut rendre. Elle lui arrache sa vérité. L’ami va quitter la Hollande. Comme par compensation, la jeune fille se laisse gagner par un nouveau rôle: elle se fait tentatrice; et ce soin la prend tout entière, jusqu’à lui inspirer, sotto voce, d’admirables élans de passion. ‘D’Hermenches croyez-moi, qu’un homme et une femme un peu sensibles ne se fient jamais à l’amitié, elle est bien différente de l’amour, elle ne va pas chercher avec le même transport une ombre, le vestige de quelques pas empreints sur le sable’23. Le plus extrême aveu dans la nostalgie, le regret, l’ombre portée de la passion... Car ce qui nous frappe le plus, c’est l’extraordinaire lucidité que Belle de Zuylen n’a cessé de garder, jusque dans cette ‘correspondance de feu’24, une lucidité qui va bientôt lui imposer de nouveaux accents, absolument à elle.
De l’automne de 1764 à l’automne de 1766 la jeune fille sent se défaire son destin. Très lentement, de lettre en lettre, se dessine une grande courbe, inexorable. En octobre 1764 Belle est tentée d’interroger le sort. Elle le fait en phrases toutes simples, toutes fraîches: ‘Si je croyais à la destinée, je lui demanderais instamment son livre, j’y chercherais vite mon feuillet, serai-je à Bellegarde? m’aimera-t-il beaucoup, de tout son coeur? Et serez-vous toujours mon ami?’25 En février 1765 sa solitude s’est approfondie. La sensation de vivre dans un monde désaffecté finit par laisser place en elle à une sorte de dernière certitude quand elle laisse affleurer, ou jaillir, sa parole intérieure, une parole d’espoir et de mélancolie, déchirante, impondérable: ‘Je me porte à merveille; j’engraisse, je dors [...] je joue du clavecin, je m’ennuie à la mécanique et pourtant je l’apprends [...], je prends la peine de me parer quoique je ne veuille plaire à personne, je suis fort polie, je fais beaucoup de révérences et dans mon coeur je dis adieu: Adieu, c’est le dernier hiver’26.
Au-dela, dans la déception sans nom que représente pour elle Bellegarde, médiocre soupirant, l’indifférence de Bellegarde, ce sera l’impression d’être bien près de se sentir frustrée d’elle-même; l’immense lassitude, l’impossible résignation: ‘Mon âme est une petite boule pendue à une longue corde qui au moindre choc fait un mouvement prodigieux et va se heurter au plancher tantôt d’un côté tantôt d’un autre’27. Et puis, la reprise de soi... Un an plus tard, il ne lui restera qu’un vague étonnement, qu’elle rend pourtant avec un ton quasi pascalien, la sensation de sortir d’un rêve: ‘A présent que les longueurs, vos avis, un intervalle d’absence et de silence ont attiédi cette imagination, je regarde autour de moi et je ne sais presque plus ce que j’ai désiré, et je me souviens de ce que j’ai écrit qu’avec surprise, et je rougis et je me crois folle et ce chapitre de ma récapitulation est terrible’28.
Tout au cours de cette plongée on a reconnu la voix unique d’lsabelle de Charrière, cette voix qui parfois semble aller jusqu’à l’atonie et qui jamais n’est une voix blanche, la voix nue des lettres de Marianne de la Prise et des Lettres écrites de Lausanne. C’est cette même voix qui continuera de porter et d’imprégner certaines des phrases les plus extraordinaires de la correspondance, telles phrases de janvier 1798 sur le souffle du vent sans merci, de décembre 1794 sur le monde contemplé à la lueur d’une petite bougie. C’est elle encore qui anime le cycle des toutes dernières lettres, poignant mouvement de résorption: en toute conscience, envers et contre tout son entourage, Isabelle de Charrière sait et dit qu’elle va mourir.
Il n’y a qu’un amour comme il n’y a qu’une façon d’être vrai: d’une certaine façon, la relation de Belle avec Constant d’Hermenches est restée le modèle de toutes les relations qu’elle a pleinement vécues. Elle écrivait à Henriette L’Hardy le 18 décembre 1791: ‘J’ai souvent la passion indiscrète peut- être que d’honnêtes gens s’entendent et se voient l’un l’autre jusqu’au fond du coeur’. Ses lettres de la cinquantaine suffiraient à le prouver. Suite d’instants pleinement vécus, chaque fois l’amitié qui la lie avec telle ou telle de ses jeunes amies, Caroline de Chambrier, Henriette L’Hardy ou Isabelle de Gélieu est une aventure où elle s’engage toute, une passion dont on peut suivre l’histoire de lettre. Ici encore la vie de tous les jours, le train-train du Pontet, se double d’une autre vie, plus intense et plus exigeante. ‘Ne pouvant dormir cette nuit et pensant à vous, Mademoiselle...’29 Dans son impatience l’écriture presse, elle entretient et redouble le feu sacré. Au thème essentiel du papier précieux se substitue un thème équivalent: celui de la plume agile et vagabonde qui entraîne l’écrivain, cette plume qui devrait savoir ‘faire sourire [sa] pensée’30, qu’elle s’amuse à suivre dans le labyrinthe au lieu de l’en retirer et qui parcourt ‘d’étranges sentiers’31.
Ce n’est certainement pas par hasard qu’écrivant par exemple à Henriette L’Hardy, Isabelle de Charrière en vient à soulever les problèmes de métaphysique qui l’ont préoccupée depuis son adolescence32. C’est qu’en vivant en imagination auprès d’Henriette elle ne cesse pas d’être à la recherche d’elle-même, de la vérité de sa vie. Il est moins étonnant encore que ses lettres soient semées de notations intimes. Souvenirs, insignifiants et précieux: elle a ‘ri et pleuré’ en lisant Wilhelmine Arend, lors de son séjour à Paris, comme le coiffeur lui apportait ‘pour des papillotes’ Le Roman comique ‘par lambeaux’, elle s’était mise à en lire ‘avec transport’ l’épisode sérieux33; tout enfant, à peu près rien ne l’avait surprise ‘à Versailles ni à Paris’, et à Londres, ‘que des brebis à cornes’34... Confidences rapides - sur sa ‘précipitation’35, son intempestive ‘vivacité’, cette impétuosité de réactions qui la faisait ressembler à la plus fragile de ses héroïnes, la pauvre Mistriss Henley, ou bien, comme elle le dit avec un humour assez cru, à un enfant brisetout: ‘un enfant brusque et rude à qui l’on donnerait pour s’amuser de petites quilles d’ivoire, un chariot traîné par des puces, un jeu de cartes renfermé dans une noix’36...
Bien au-delà, les grandioses échappées que finit par lui arracher, passion actuelle, l’exercice de l’écriture; mais toujours avec la voix presque blanche, le ton étrangement ‘uni’ qui lui appartiennent. Sa situation de solitude au moment où Caroline vient de sa marier37: ‘Je vis [...] entièrement sur mon propre fond [...]. Point d’ennui au moins, ni de douleurs ni d’indignation ni d’impatience. Je vis comme à tout prendre il me convient mieux de vivre, et ne tenant à la vie que par des fils d’araignée’38. Au terme, non pas d’une réflexion politique, mais d’une plongée dans ses souvenirs, ces mots de jugement dernier: ‘On voit que cette noblesse française n’est que vent, qu’elle n’est rien, qu’elle a passé, et que l’oubli a déjà commencé pour elle’ [2 février 1792].
Seulement, toute l’activité d’lsabelle de Charrière est tournée vers l’épanouissement des êtres qu’elle aime. Elle aime leur ‘coeur’ et leur ‘genre d’esprit’, elle les aime corps et âme, dans leur singularité. C’est ainsi que la suite de ses lettres nous fait apparaître, au moral et au physique, Caroline de Chambrier ou Henriette L’Hardy. Avec Caroline Isabelle se donne ‘le plaisir d’admirer une âme toute blanche avec un esprit qui n’eût rien de lent ni d’étroit’39: la sereine Caroline, la ‘belle’, l’‘aimable fille’, ‘petite hypocrite’40, ‘petite paresseuse’41 - mais un peu de paresse, dit Isabelle, c’est ‘le plus joli des dèfauts’: ‘Je l’aime en ce qu’il exclut l’esprit remuant et inquiet’42... Bien vite elle découvre sous ces faux airs d’indolence un génie altier. ‘Belle rôdeuse, bonjour! vraiment je vous aurais enlevée l’autre jour si j’étais un homme. [...] Alors que m’auraient dit les yeux d’aigle’43. ‘Telle qu’en elle-même’, sous le regard d’lsabelle, Caroline restera l’aigle44. Henriette, elle, avec sa ‘forêt de cheveux’, sa ‘taille haute’ et sa ‘démarche légère’45, est une grande fille toute simple. ‘Candide’46, emportée, primesautière, toujours prompte à douter d’elle-même, elle semble apporter dans tous ses gestes et toutes ses démarches une pointe de naïveté charmante. Elle aussi, Isabelle la devine. Avec son âme secrète - inquiétude, ‘capacité d’aimer’47 et soif de perfection -, elle n’est encore que l’esquisse de celle qu’elle pourrait devenir, image rêvée des jeunes filles de Molière; plus précisément encore, pour Isabelle elle sera Lucinde. ‘Lucinde, consentez à avoir un petit defaut et donnez-vous le plaisir de vous en corriger’48. Ses jeunes amies, Mme de Charrière veut les arracher au petit train de coquetterie, d’ennui et de commérage auquel se livrent les femmes avec ‘leur manège, leurs festons, pompons et tout leur menu savoir-faire’49. D’ailleurs, ces femmes, elles ‘s’ennuient de ne se voir l’une l’autre occupées que de niaiseries’50. Il s’agit de se refuser à rester l’esprit ‘en friche sur rien’, d’exercer les ‘goûts sans lesquels [...] la vie [est] si triste’51 en se donnant, au moins, ‘une petite existence à part’. La passion qui l’anime ne lui enlève rien de sa lucidité: pour s’en convaincre il suffirait de se rappeler son attitude lorsqu’elle apprend qu’Henriette revenant de Prusse avec Sophie de Donhoff a laissé la pauvre Rosette faire tout le voyage à l’extérieur de la voiture, sous le vent et la pluie52. Elle sent très bien d’ailleurs que, comme Constant d’Hermenches l’avait remarqué, il entre dans ses enthousiasmes un peu d’imaginaire; mais c’est par là justement que sa passion des êtres a un pouvoir créateur.
Dans cet exercice de tous les instants Mme de Charrière est aux antipodes du scepticisme distingué où on l’a trop souvent enfermée. Elle ne fait pas seulement confiance aux ressources de l’éducation, mais au dynamisme des jeunes êtres, à leur capacité de dépassement, aux vertus formatrices des grandes épreuves de la vie. En interprétant le visage de Sophie de Donhoff, épouse morganatique du roi de Prusse, elle avait décelé en elle ‘je ne sais quoi d’un joli enfant, d’un joli polisson’53; après sa disgrâce, elle estime qu’elle apprendra à connaître la vie, les hommes, son propre coeur et s’élèvera au-dessus de son rôle de jolie femme54. Et pour sa chère Henriette Monachon, sa femme de chambre - qu’elle aimait précisément parce qu’elle savait fort bien lui tenir tête - Henriette mise au ban de la ‘bonne société’ pour avoir accouché d’un ‘gros garçon’ ‘illégitime’: ‘Elle aura fait un saut de l’inquiète jeunesse à la sage maturité. Homme, enfant; coquetterie, plaisir, regrets; honneur et honte elle sait ce que c’est que tout cela et ne sera ni une curieuse, triste prude fille, ni une plate soucieuse malheureuse femme’55.
Par là Mme de Charrière dépasse de très haut la simple vocation pédagogique qu’on lui a souvent reconnue. Le charme d’Henriette L’Hardy, c’était sa simplicité. ‘Un rien’, ‘moins de rien’ lui suffit... A propos de ses atours de dame d’honneur à la Cour de Prusse: ‘Quant à votre habillement, il est fait en moins de rien’56. - Et son ‘air’? ‘Vous n’avez rien de pincé ni d’affecté ni de guindé; rien du tout’57. Les conseils si précis et souvent si subtils, qu’lsabelle de Charrière lui dispense ne visent finalement qu’à faire valoir cette merveilleuse disposition: ‘Vous êtes d’autant plus obligée à une simplicité générale, constante, entière’58. - ‘En tout cas, mademoiselle, qui sait si votre cerveau n’est pas un vaste théâtre où des milliers d’idées pourraient se joindre, se diviser, faire des pas de rigodon, de menuet, de bourrée avec plus d’aisance que nulle part ailleurs?’59
Laisser courir aux êtres leurs chances et leurs risques, chercher à leur faire rendre tout ce qu’ils peuvent rendre: c’est un des secrets de la vie et de l’écriture d’lsabelle de Charrière, secret de sagesse, secret de passion, hardi et tendre. Dans le cas d’Henriette L’Hardy sa récompense et la nôtre, ce sera, deux ans après, l’extraordinaire fraîcheur des lettres où la jeune fille raconte son voyage d’Allemagne. ‘Quand j’ai rencontré ce qui peut s’appeler une physionomie, j’ai toujours eu la passion de la faire parler’60.

Notes
1 25 février 1764
2 19 juin 1764
3 22 mars 1760
4 27 juillet 1764
5 1er août 1764
6 16 août 1764
7 29 décembre 1762
8 26 février 1764
9 9 septembre 1762
10 23 août 1764
11 13 septembre 1764
12 29 novembre 1762
13 Lettre à Boswell du 18 juin 1764
14 26 février 1764
15 25 juillet 1764
16 23 août 1764
17 8 septembre 1764
18 26 août 1764
19 8 juin 1764
20 Lettre de Constant d’Hermenches du 7 août 1764
21 11 août 1764
22 Ibidem
23
26 décembre 1764
24 18 septembre 1764
25 17 octobre 1764
26 14 février 1765
27 21 août 1765
28 25 septembre 1766
29 A Henriette L’Hardy, août 1791. - A Caroline de Chambrier, Isabelle écrit souvent de son lit.
30 1er décembre 1791
31 Entre le 8 et le 12 juillet 1792
32 Voir particulièrement les lettres du 22 octobre, 26 et 27 octobre et 13 novembre 1792. 33 2 février 1792
34 15 septembre 1791
35 ‘M. de Ch. me disait un jour que rien n’était mieux que d’avoir été offensée par moi qu’alors je servais avec une vivacité extrême. Il me semble qu’en cela nous nous ressemblons. Puissiez-vous vous être moins tardive que moi à profiter de l’expérience pour juger et agir sans précipitation!’ (A Henriette L’Hardy, 18 décembre 1791).
36 17 juillet 1792
37 Cinq semaines avant le mariage de Caroline, Isabelle de Charrière lui écrivait: ‘Il y a un an que vous n’etiez pas si silencieuse; ce n’est rien qu’un peu de silence mais quelquefois à se taire longtemps on perd l’habitude de parler’ (15 février 1791).
38 25 mai 1791
39 16 février 1790
40 4 janvier 1791
41 Seconde moitié d’avril 1792
42 Ibidem
43
24 mai 1790
44 Lettres du 4 janvier, du 25 mai 1791, etc.
45 18 décembre 1791
46 1er décembre 1791
47 5 avril 1792
48 Entre le 8 et le 12 juillet 1792
49 14-15 mars 1790
50 août 1791
51 15 septembre 1791
52 Voir la lettre du 17 juin 1792 et les suivantes.
53 17 juin 1792
54 23 ou 30 juin 1792
55 3 avril 1792
56 18 décembre 1791
57 17 juillet 1792
58 Ibidem
59
Entre le 8 et le 12 juillet 1792
60 27 juillet 1764

Lettre de Zuylen et du Pontet, no. 8 (septembre 1983), pp. 9-11






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