ISABELLE DE CHARRIERE. L’ECRITURE ET LA VIE |
![]() |
Résumé de la conférence donnée au château de Zuylen le 23 octobre 1982.
Entre tous les visages d’lsabelle de Charrière, lequel choisir?
L’héroïne de la pensée libre; l’ecrivain politique;
le grand esprit européen? Le témoin des Lumières et
des révolutions? Ou bien encore, par exemple, la romancière?
Mais laquelle? La romancière de l’indicible; de l’impossible libération?
La championne du génie féminin? La virtuose de la mise en
abyme et des jeux de miroir? La romancière tragique des Lettres
écrites de Lausanne ou de Mistriss Henley? Ou bien, d’Henriette
et Richard à Trois Femmes, celle qui prend à bras
le corps les problèmes de son temps; qui fait de la suite de ses
oeuvres une recherche positive, une puissante construction? celle qui permet
à un tout petit texte comme Miss Menett de devenir un lieu
de révélations? ou bien celle qui joue des moyens les plus
vertigineux du roman, qui conçoit Sir Walter Finch et son fils
William, qui parachève les Lettres écrites de Lausanne
dans la lettre de la mère de Cécile enfin publiée
dans l’édition des Oeuvres complètes?
Quand tous les aspects de cette oeuvre seront enfin reconnus, la grande
tâche de la critique sera probablement d’en retrouver et d’en explorer
l’unité. Et pour commencer, peut-être, de sonder dans toute
leur complexité les effets d’analogie et de contrepoint qui unissent
la correspondance aux romans, d’étudier non pas seulement ce que
Mme de Charrière a pensé, mais ce qu’elle a été
dans l’écriture, ce qu’elle apporte d’unique dans tous les passages
où on la reconnaît aussitôt: un ton, un style, un accent,
une voix. Pour aujourd’hui, je me contenterai d’aborder, ou plutôt
de signaler, un champ infiniment plus modeste: la révélation
de Belle de Zuylen dans sa correspondance avec Constant d’Hermenches; et
puis, sur quelques années, parmi tant d’autres, de sa correspondance
de Neuchâtel, Isabelle de Charrière révélatrice
(sourcier d’êtres).
Dans ses premières lettres la voix de Belle se reconnaît d’emblée.
Au refus du conformisme correspond un langage de l’éclat: ‘Je n’aime
pas les demi- connaissances’1 - ‘Je n’ai pas les talents subalternes’2.
Mais par-delà, dans la relation privilégiée qui lie
la jeune fille à Constant d’Hermenches, s’exprime une forme d’engagement
autrement plus intense. Dès l’attaque, la première phrase
de la première lettre, s’installent une franchise, une confiance
absolues: ‘Je ne mentirai point Monsieur, toujours étourdie et impudente
je me laisserai conduire à cette confiance que l’on prend si vite
avec quelques personnes et dont vous me parliez un jour’3. Ce
jour d’il y a trois semaines, qui semble déjà s’enraciner
dans un lointain passé, c’est évidemment celui de la rencontre.
Plusieurs années après, le thème de la ‘première
connaissance’ traversera toute la correspondance. Mot de passe, point d’ancrage
quasi mythique. D’allusion en allusion, on peut reconstituer assez facilement
les circonstances et les suites du fameux bal chez le duc de Brunswick:
le choc initial, les sujets de conversation, la lettre écrite par
Belle, son éloignement, son ‘inquiétude inexprimable’ lorsque
sa mère s’empare de ses ‘tablettes’, les on-dit sur d’Hermenches
qui confirment et renforcent son attachement. Mais ce qui est frappant,
c’est que, d’une lettre à l’autre - 23 juillet 1762, 9 janvier 1763,
25 février, 24 juillet et enfin 27 juillet et 1er août 1764
- l’ordre du récit, comme la force des aveux, suit un ordre inverse
de l’ordre chronologique des faits. Dans son besoin de revenir aux origines
Belle plonge dans des couches de plus en plus profondes du souvenir, jusqu’à
ce qu’éclate enfin, dans des phrases fulgurantes, le premier
moment, le rapport premier, parole première et emprise réciproque:
‘Vous en souvenez-vous chez le duc? il y a quatre ans? Vous ne me remarquiez
pas; mais je vous vis; je vous parlai la première "Monsieur
vous ne dansez pas?"’4- ‘... Vous me connûtes bientôt
vous me devinâtes [...] j’aimais l’empire que vous vouliez prendre
sur moi’5.
Pendant de longues semaines - tout l’été de 1762 - Belle
n’a cessé d’écrire à d’Hermenches pour lui dire qu’elle
n’écrirait pas. Ecrire, c’est la transgression par excellence, l’affrontement
du risque de se perdre. Ecrire encore et toujours qu’on n’écrira
pas, c’est aussi dire et redire qu’on ne peut pas s’empêcher d’écrire,
c’est entretenir le feu sacré. Ses lettres, Belle les brûle
parfois et parfois aussi les garde dans sa cassette; elles sont faites
pour être brûlées et décidément elles
traversent l’épreuve du feu.
Peu à peu le papier prend pour elle une valeur quasi sacrée.
‘Du café et un écritoire’6! Elle n’a que ‘ce chiffon
de papier dans sa chambre’7 et la nuit, ce moment de nuit, pour
s’offrir telle qu’elle est ‘dans les différents moments de la vie’8,
se montrer tout entière à ‘un homme [...] avec qui rien ne
serait perdu’9, ‘abandonner sans réserve à [ses]
regards les pensées de [son] esprit, les mouvements de [son] coeur’10.
Pas de remplissage, de nouvelles ‘littéraires ou politiques, de
pensées de parade’. Elle ne veut parler que de ce qui lui tient
à coeur, de ses certitudes, de ses doutes, des gens de sa famille,
puisque ce sont ‘ceux avec qui [elle] vit, avec qui [elle] pleure’11.
Mais elle plonge dans une vie seconde; ses lettres sont le produit d’un
autre moi qui est son vrai moi: ‘rhapsodie de tout ce qui
[lui] vient dans l’esprit’12; ‘journal du coeur d’une femme
vive et sensible’13; mais journal dépassé, emporté
dans l’exaltation d’un echange continu: ‘feuillets’ toujours interrompus,
mais tout marqués par la jouissance ‘du moment présent’14.
Il suffit ‘d’un air, d’un livre, d’un ton, d’un rien’15: en
suivant obstinément son ‘humeur’16, en donnant à
‘lire’, comme ‘dans [ses] yeux, chacune de [ses] sensations, chacune de
[ses] idées’17, Belle s’invente dans sa ‘vivacité’
et sa ‘délicatesse’, sa frémissante sensitivité. Ses
plus belles phrases sont des sismographes, des têtes chercheuses,
emportées et subtiles. Mais, selon son génie, elle ne s’enferme
pas dans une stérile contemplation d’elle-même. ‘Tous les
instants sont quelque chose, dans la nature tout vit tout intéresse’18;
‘un rien’ encore, et le monde se transfigure: la petite souris à
laquelle Belle parle ‘derrière la tapisserie’, le chat qui ‘file
sur [ses] genoux’, le laquais qui lui apporte une rose, rachetant par ce
geste ‘vingt negligences’19.
Comment aller au-delà? Au portrait par petites touches va se substituer
un portrait en action; au narcissisme, d’autres états prestigieux,
héroïsme, passion, imperceptible désenchantement. La
relation avec d’Hermenches est une relation poussée à bout;
dans ses avatars elle modifie profondément la relation que Belle
entretient avec elle-même, et par là sa situation dans la
vie, son aventure, quelque chose de son style. Tout recommence en juillet
1764 avec le grand projet de Constant d’Hermenches, un projet hardi et
sans doute assez trouble: marier Belle à son ami Bellegarde pour
former un ‘trio de parfaite intimité’20. La jeune fille
va agir à peu près seule. Tout se passe comme s’il lui fallait
conquérir le droit d’aimer en montrant une bonne fois qui
elle est à son Mentor et à ses parents. Dans la grande lettre
qu’elle leur fait envoyer pour demander sa main. Dans la relation de la
lutte amicale qu’elle a menée auprès d’eux, jour aprés
jour, avec ses scènes, ses moments intenses. ‘Enfin après
deux heures de discours et de pas précipités autour de ce
jardin que mon père avait plusieurs fois essayé de quitter,
il me dit: Nous en savons à présent tout autant, peut-être
plus qu’il ne faut. [...] Nous rejoignîmes ma mère qui buvait
le thé devant la maison. J’avais chaud, le coeur me battait, je
courus me déshabiller, je revins’21. Premier roman de
Belle, et d’un ‘romanesque’22 qui tient à elle, après
Le Noble, conte voltairien d’une impétueuse enfant.
Le 16 août la jeune fille peut écrire: ‘L’histoire est complète
et finie, vous avez vu mon coeur dans tous les moments’. Alors elle va
se retourner vers d’Hermenches pour l’affronter en tant que libertin. Elle
provoque ses confidences et reprend délibérément certains
de ses thèmes pour en tirer des variations selon elle [le charlatanisme
du libertin; le jeu cruel du chien et du levraut; l’opposition de deux
figures: la jeune fille vierge et martyre, le séducteur martyr et
héros]. Leur correspondance devient une joute réglée;
mais d’Hermenches tient, là où Boswell ou Pallandt n’ont
pas tenu. Libertin généreux, il rend magnifiquement tout
ce qu’il peut rendre. Elle lui arrache sa vérité. L’ami va
quitter la Hollande. Comme par compensation, la jeune fille se laisse gagner
par un nouveau rôle: elle se fait tentatrice; et ce soin la prend
tout entière, jusqu’à lui inspirer, sotto voce, d’admirables
élans de passion. ‘D’Hermenches croyez-moi, qu’un homme et une femme
un peu sensibles ne se fient jamais à l’amitié, elle est
bien différente de l’amour, elle ne va pas chercher avec le même
transport une ombre, le vestige de quelques pas empreints sur le sable’23.
Le plus extrême aveu dans la nostalgie, le regret, l’ombre portée
de la passion... Car ce qui nous frappe le plus, c’est l’extraordinaire
lucidité que Belle de Zuylen n’a cessé de garder, jusque
dans cette ‘correspondance de feu’24, une lucidité qui
va bientôt lui imposer de nouveaux accents, absolument à elle.
De l’automne de 1764 à l’automne de 1766 la jeune fille sent se
défaire son destin. Très lentement, de lettre en lettre,
se dessine une grande courbe, inexorable. En octobre 1764 Belle est tentée
d’interroger le sort. Elle le fait en phrases toutes simples, toutes fraîches:
‘Si je croyais à la destinée, je lui demanderais instamment
son livre, j’y chercherais vite mon feuillet, serai-je à Bellegarde?
m’aimera-t-il beaucoup, de tout son coeur? Et serez-vous toujours mon ami?’25
En février 1765 sa solitude s’est approfondie. La sensation
de vivre dans un monde désaffecté finit par laisser place
en elle à une sorte de dernière certitude quand elle laisse
affleurer, ou jaillir, sa parole intérieure, une parole d’espoir
et de mélancolie, déchirante, impondérable: ‘Je me
porte à merveille; j’engraisse, je dors [...] je joue du clavecin,
je m’ennuie à la mécanique et pourtant je l’apprends [...],
je prends la peine de me parer quoique je ne veuille plaire à personne,
je suis fort polie, je fais beaucoup de révérences et dans
mon coeur je dis adieu: Adieu, c’est le dernier hiver’26.
Au-dela, dans la déception sans nom que représente pour elle
Bellegarde, médiocre soupirant, l’indifférence de Bellegarde,
ce sera l’impression d’être bien près de se sentir frustrée
d’elle-même; l’immense lassitude, l’impossible résignation:
‘Mon âme est une petite boule pendue à une longue corde qui
au moindre choc fait un mouvement prodigieux et va se heurter au plancher
tantôt d’un côté tantôt d’un autre’27.
Et puis, la reprise de soi... Un an plus tard, il ne lui restera qu’un
vague étonnement, qu’elle rend pourtant avec un ton quasi pascalien,
la sensation de sortir d’un rêve: ‘A présent que les longueurs,
vos avis, un intervalle d’absence et de silence ont attiédi cette
imagination, je regarde autour de moi et je ne sais presque plus ce que
j’ai désiré, et je me souviens de ce que j’ai écrit
qu’avec surprise, et je rougis et je me crois folle et ce chapitre de ma
récapitulation est terrible’28.
Tout au cours de cette plongée on a reconnu la voix unique d’lsabelle
de Charrière, cette voix qui parfois semble aller jusqu’à
l’atonie et qui jamais n’est une voix blanche, la voix nue des lettres
de Marianne de la Prise et des Lettres écrites de Lausanne.
C’est cette même voix qui continuera de porter et d’imprégner
certaines des phrases les plus extraordinaires de la correspondance, telles
phrases de janvier 1798 sur le souffle du vent sans merci, de décembre
1794 sur le monde contemplé à la lueur d’une petite bougie.
C’est elle encore qui anime le cycle des toutes dernières lettres,
poignant mouvement de résorption: en toute conscience, envers
et contre tout son entourage, Isabelle de Charrière sait et dit
qu’elle va mourir.
Il n’y a qu’un amour comme il n’y a qu’une façon d’être vrai:
d’une certaine façon, la relation de Belle avec Constant d’Hermenches
est restée le modèle de toutes les relations qu’elle a pleinement
vécues. Elle écrivait à Henriette L’Hardy le 18 décembre
1791: ‘J’ai souvent la passion indiscrète peut- être que d’honnêtes
gens s’entendent et se voient l’un l’autre jusqu’au fond du coeur’. Ses
lettres de la cinquantaine suffiraient à le prouver. Suite d’instants
pleinement vécus, chaque fois l’amitié qui la lie avec telle
ou telle de ses jeunes amies, Caroline de Chambrier, Henriette L’Hardy
ou Isabelle de Gélieu est une aventure où elle s’engage toute,
une passion dont on peut suivre l’histoire de lettre. Ici encore la vie
de tous les jours, le train-train du Pontet, se double d’une autre vie,
plus intense et plus exigeante. ‘Ne pouvant dormir cette nuit et pensant
à vous, Mademoiselle...’29 Dans son impatience l’écriture
presse, elle entretient et redouble le feu sacré. Au thème
essentiel du papier précieux se substitue un thème
équivalent: celui de la plume agile et vagabonde qui entraîne
l’écrivain, cette plume qui devrait savoir ‘faire sourire [sa] pensée’30,
qu’elle s’amuse à suivre dans le labyrinthe au lieu de l’en retirer
et qui parcourt ‘d’étranges sentiers’31.
Ce n’est certainement pas par hasard qu’écrivant par exemple à
Henriette L’Hardy, Isabelle de Charrière en vient à soulever
les problèmes de métaphysique qui l’ont préoccupée
depuis son adolescence32. C’est qu’en vivant en imagination
auprès d’Henriette elle ne cesse pas d’être à la recherche
d’elle-même, de la vérité de sa vie. Il est moins étonnant
encore que ses lettres soient semées de notations intimes. Souvenirs,
insignifiants et précieux: elle a ‘ri et pleuré’ en lisant
Wilhelmine Arend, lors de son séjour à Paris, comme
le coiffeur lui apportait ‘pour des papillotes’ Le Roman comique
‘par lambeaux’, elle s’était mise à en lire ‘avec transport’
l’épisode sérieux33; tout enfant, à peu
près rien ne l’avait surprise ‘à Versailles ni à Paris’,
et à Londres, ‘que des brebis à cornes’34... Confidences
rapides - sur sa ‘précipitation’35, son intempestive
‘vivacité’, cette impétuosité de réactions
qui la faisait ressembler à la plus fragile de ses héroïnes,
la pauvre Mistriss Henley, ou bien, comme elle le dit avec un humour assez
cru, à un enfant brisetout: ‘un enfant brusque et rude à
qui l’on donnerait pour s’amuser de petites quilles d’ivoire, un chariot
traîné par des puces, un jeu de cartes renfermé dans
une noix’36...
Bien au-delà, les grandioses échappées que finit par
lui arracher, passion actuelle, l’exercice de l’écriture; mais toujours
avec la voix presque blanche, le ton étrangement ‘uni’ qui lui appartiennent.
Sa situation de solitude au moment où Caroline vient de sa marier37:
‘Je vis [...] entièrement sur mon propre fond [...]. Point d’ennui
au moins, ni de douleurs ni d’indignation ni d’impatience. Je vis comme
à tout prendre il me convient mieux de vivre, et ne tenant à
la vie que par des fils d’araignée’38. Au terme, non
pas d’une réflexion politique, mais d’une plongée dans ses
souvenirs, ces mots de jugement dernier: ‘On voit que cette noblesse française
n’est que vent, qu’elle n’est rien, qu’elle a passé, et que l’oubli
a déjà commencé pour elle’ [2 février 1792].
Seulement, toute l’activité d’lsabelle de Charrière est tournée
vers l’épanouissement des êtres qu’elle aime. Elle aime leur
‘coeur’ et leur ‘genre d’esprit’, elle les aime corps et âme, dans
leur singularité. C’est ainsi que la suite de ses lettres nous fait
apparaître, au moral et au physique, Caroline de Chambrier ou Henriette
L’Hardy. Avec Caroline Isabelle se donne ‘le plaisir d’admirer une âme
toute blanche avec un esprit qui n’eût rien de lent ni d’étroit’39:
la sereine Caroline, la ‘belle’, l’‘aimable fille’, ‘petite hypocrite’40,
‘petite paresseuse’41 - mais un peu de paresse, dit Isabelle,
c’est ‘le plus joli des dèfauts’: ‘Je l’aime en ce qu’il exclut
l’esprit remuant et inquiet’42... Bien vite elle découvre
sous ces faux airs d’indolence un génie altier. ‘Belle rôdeuse,
bonjour! vraiment je vous aurais enlevée l’autre jour si j’étais
un homme. [...] Alors que m’auraient dit les yeux d’aigle’43.
‘Telle qu’en elle-même’, sous le regard d’lsabelle, Caroline restera
l’aigle44. Henriette, elle, avec sa ‘forêt de cheveux’,
sa ‘taille haute’ et sa ‘démarche légère’45,
est une grande fille toute simple. ‘Candide’46, emportée,
primesautière, toujours prompte à douter d’elle-même,
elle semble apporter dans tous ses gestes et toutes ses démarches
une pointe de naïveté charmante. Elle aussi, Isabelle la devine.
Avec son âme secrète - inquiétude, ‘capacité
d’aimer’47 et soif de perfection -, elle n’est encore que l’esquisse
de celle qu’elle pourrait devenir, image rêvée des jeunes
filles de Molière; plus précisément encore, pour Isabelle
elle sera Lucinde. ‘Lucinde, consentez à avoir un petit defaut
et donnez-vous le plaisir de vous en corriger’48. Ses jeunes
amies, Mme de Charrière veut les arracher au petit train de coquetterie,
d’ennui et de commérage auquel se livrent les femmes avec ‘leur
manège, leurs festons, pompons et tout leur menu savoir-faire’49.
D’ailleurs, ces femmes, elles ‘s’ennuient de ne se voir l’une l’autre occupées
que de niaiseries’50. Il s’agit de se refuser à rester
l’esprit ‘en friche sur rien’, d’exercer les ‘goûts sans lesquels
[...] la vie [est] si triste’51 en se donnant, au moins, ‘une
petite existence à part’. La passion qui l’anime ne lui enlève
rien de sa lucidité: pour s’en convaincre il suffirait de se rappeler
son attitude lorsqu’elle apprend qu’Henriette revenant de Prusse avec Sophie
de Donhoff a laissé la pauvre Rosette faire tout le voyage à
l’extérieur de la voiture, sous le vent et la pluie52.
Elle sent très bien d’ailleurs que, comme Constant d’Hermenches
l’avait remarqué, il entre dans ses enthousiasmes un peu d’imaginaire;
mais c’est par là justement que sa passion des êtres a un
pouvoir créateur.
Dans cet exercice de tous les instants Mme de Charrière est aux
antipodes du scepticisme distingué où on l’a trop souvent
enfermée. Elle ne fait pas seulement confiance aux ressources de
l’éducation, mais au dynamisme des jeunes êtres, à
leur capacité de dépassement, aux vertus formatrices des
grandes épreuves de la vie. En interprétant le visage de
Sophie de Donhoff, épouse morganatique du roi de Prusse, elle avait
décelé en elle ‘je ne sais quoi d’un joli enfant, d’un joli
polisson’53; après sa disgrâce, elle estime qu’elle
apprendra à connaître la vie, les hommes, son propre coeur
et s’élèvera au-dessus de son rôle de jolie femme54.
Et pour sa chère Henriette Monachon, sa femme de chambre - qu’elle
aimait précisément parce qu’elle savait fort bien lui tenir
tête - Henriette mise au ban de la ‘bonne société’
pour avoir accouché d’un ‘gros garçon’ ‘illégitime’:
‘Elle aura fait un saut de l’inquiète jeunesse à la sage
maturité. Homme, enfant; coquetterie, plaisir, regrets; honneur
et honte elle sait ce que c’est que tout cela et ne sera ni une curieuse,
triste prude fille, ni une plate soucieuse malheureuse femme’55.
Par là Mme de Charrière dépasse de très haut
la simple vocation pédagogique qu’on lui a souvent reconnue. Le
charme d’Henriette L’Hardy, c’était sa simplicité. ‘Un rien’,
‘moins de rien’ lui suffit... A propos de ses atours de dame d’honneur
à la Cour de Prusse: ‘Quant à votre habillement, il est fait
en moins de rien’56. - Et son ‘air’? ‘Vous n’avez rien de pincé
ni d’affecté ni de guindé; rien du tout’57. Les
conseils si précis et souvent si subtils, qu’lsabelle de Charrière
lui dispense ne visent finalement qu’à faire valoir cette merveilleuse
disposition: ‘Vous êtes d’autant plus obligée à une
simplicité générale, constante, entière’58.
- ‘En tout cas, mademoiselle, qui sait si votre cerveau n’est pas un vaste
théâtre où des milliers d’idées pourraient se
joindre, se diviser, faire des pas de rigodon, de menuet, de bourrée
avec plus d’aisance que nulle part ailleurs?’59
Laisser courir aux êtres leurs chances et leurs risques, chercher
à leur faire rendre tout ce qu’ils peuvent rendre: c’est un des
secrets de la vie et de l’écriture d’lsabelle de Charrière,
secret de sagesse, secret de passion, hardi et tendre. Dans le cas d’Henriette
L’Hardy sa récompense et la nôtre, ce sera, deux ans après,
l’extraordinaire fraîcheur des lettres où la jeune fille raconte
son voyage d’Allemagne. ‘Quand j’ai rencontré ce qui peut s’appeler
une physionomie, j’ai toujours eu la passion de la faire parler’60.
Notes
1 25 février 1764
2 19 juin 1764
3 22 mars 1760
4 27 juillet 1764
5 1er août 1764
6 16 août 1764
7 29 décembre 1762
8 26 février 1764
9 9 septembre 1762
10 23 août 1764
11 13 septembre 1764
12 29 novembre 1762
13 Lettre à Boswell du 18 juin 1764
14 26 février 1764
15 25 juillet 1764
16 23 août 1764
17 8 septembre 1764
18 26 août 1764
19 8 juin 1764
20 Lettre de Constant d’Hermenches du 7 août 1764
21 11 août 1764
22 Ibidem
23 26 décembre 1764
24 18 septembre 1764
25 17 octobre 1764
26 14 février 1765
27 21 août 1765
28 25 septembre 1766
29 A Henriette L’Hardy, août 1791. - A Caroline de Chambrier,
Isabelle écrit souvent de son lit.
30 1er décembre 1791
31 Entre le 8 et le 12 juillet 1792
32 Voir particulièrement les lettres du 22 octobre, 26 et
27 octobre et 13 novembre 1792. 33 2 février 1792
34 15 septembre 1791
35 ‘M. de Ch. me disait un jour que rien n’était mieux que
d’avoir été offensée par moi qu’alors je servais avec
une vivacité extrême. Il me semble qu’en cela nous nous ressemblons.
Puissiez-vous vous être moins tardive que moi à profiter de
l’expérience pour juger et agir sans précipitation!’ (A Henriette
L’Hardy, 18 décembre 1791).
36 17 juillet 1792
37 Cinq semaines avant le mariage de Caroline, Isabelle de Charrière
lui écrivait: ‘Il y a un an que vous n’etiez pas si silencieuse;
ce n’est rien qu’un peu de silence mais quelquefois à se taire longtemps
on perd l’habitude de parler’ (15 février 1791).
38 25 mai 1791
39 16 février 1790
40 4 janvier 1791
41 Seconde moitié d’avril 1792
42 Ibidem
43 24 mai 1790
44 Lettres du 4 janvier, du 25 mai 1791, etc.
45 18 décembre 1791
46 1er décembre 1791
47 5 avril 1792
48 Entre le 8 et le 12 juillet 1792
49 14-15 mars 1790
50 août 1791
51 15 septembre 1791
52 Voir la lettre du 17 juin 1792 et les suivantes.
53 17 juin 1792
54 23 ou 30 juin 1792
55 3 avril 1792
56 18 décembre 1791
57 17 juillet 1792
58 Ibidem
59 Entre le 8 et le 12 juillet 1792
60 27 juillet 1764
Lettre de Zuylen et du Pontet, no. 8 (septembre 1983), pp. 9-11