BENJAMIN CONSTANT ENTRE DEUX REGNES |
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Résumé de la conférence donnée au château de Zuylen le 19 octobre 1985.
Benjamin Constant fait la connaissance de Mme de Staël au soir
du 18 septembre 1794, chez ses cousins Cazenove d’Arlens, près de
Lausanne. Les péripéties qui vont le conduire, à partir
de cette première rencontre due au plus pur des hasards, à
devenir pour de longues années le compagnon attitré de la
fille de Necker sont maintenant suffisamment connues pour qu’on puisse
affirmer qu’il a été très vite attiré dans
son orbite. En effet, si sa séduction à lui a mis un certain
temps à agir sur la dame, il ne fait pas de doute qu’il s’est trouvé,
pour sa part, véritablement subjugué par celle-ci à
l’instant même où il la voyait et où il l’entendait.
On ne court donc pas grand risque en affirmant qu’au mois de septembre
de cette année-là commence le règne, sur Constant,
de celle qui va donner un nouvel élan et même un sens vraiment
nouveau à son existence.
Il est infiniment plus malaisé, il est même d’une certaine
manière impossible, en revanche, de dater la fin du règne
d’Isabelle de Charrière. C’est que la rupture, nette, définitive,
brutale, qu’on a quelquefois imaginée en essayant de la situer avec
quelque précision, ne s’est jamais vraiment produite. Ce qui s’est
développé, entre Constant et Mme de Charrière, c’est
un processus d’éloignement progressif, avec des cassures et des
reprises, des accidents ou des incidents de parcours, qui ont conduit à
ce que soit possible, au moment de la rencontre évoquée il
y a un instant, une modification des valeurs dans l’univers mental de Constant
qui conduira par étapes à une substitution de personnes.
Mon titre est donc, d’une certaine façon, inadéquat: Constant,
à proprement parler, n’a pas connu d’interrègne; il ne s’est
à aucun moment trouvé seul, entre une rupture consommée
et une liaison à venir. Mais ce que la formule voulait surtout faire
entendre, en revanche, c’était mon souci d’essayer de saisir, en
une sorte d’instantané, cette personnalité du jeune Constant
qui, marquée profondément par une influence féminine
à la fois morale, intellectuelle et sentimentale, s’apprête
à en subir une autre, non moins profonde, sur ces mêmes plans.
Il est intéressant, en même temps, d’essayer de saisir les
raisons déterminantes d’un changement dont le hasard n’a guère
fourni que l’occasion.
Il n’est sans doute pas nécessaire de redire dans le détail
ce que fut la liaison de Constant et de Mme de Charrière. Les faits
sont trop connus des admirateurs de l’une comme des admirateurs de l’autre,
pour que je fasse l’injure à quiconque de les retracer. Contentons-nous
donc de nous remémorer sommairement ce qu’a pu apporter d’essentiel
à Constant, au fil des années, celle qui fut tout à
la fois son amie, sa maîtresse, son directeur de conscience, son
maître à penser et sa partenaire aux jeux de l’esprit.
Il avait vingt ans lorsqu’il la rencontra. Elle en avait quarante-sept.
Pendant sept années, il va recevoir d’elle infiniment plus, en valeurs
durables, qu’il ne lui donnera. Comment du reste en irait-il autrement?
Si elle a besoin, elle, à ses côtés, d’un compagnon
qui la comprenne et lui donne la réplique, il a, lui, tout non pas
à apprendre, mais à redécouvrir. A vingt ans, il sort
plus que meurtri d’une enfance et d’une jeunesse qui ne l’ont certes pas
empêché de cultiver certains dons superbes dont la nature
l’a nanti, mais qui lui a aussi donné à vivre quelques aventures
cuisantes. Orphelin de mère dès sa venue au monde, élevé
en dépit du bon sens par un père maladroit qui lui a fait
donner une éducation désordonnée, il a emmagasiné
une expérience et un savoir peu banals à travers des séjours
aux Pays-Bas, en Suisse, en Angleterre et en Allemagne. Il lit le latin
et le grec, il parle couramment, outre le français, l’anglais et
l’allemand. Il a fait aussi toutes les bêtises qu’on peut faire à
son âge. Comment, avec tout cela, pourrait-il ne pas croire qu’il
a tout vu, qu’il a tout vécu et qu’il n’a plus rien à attendre
de rien ni de personne? C’est en somme une espèce d’enfant perdu,
déjà meurtri par l’existence, que Mme de Charrière
va recueillir et qu’elle va s’attacher. Et le miracle, c’est qu’au sortir
de sept années d’amitié tendre et de connivence, on va retrouver,
admirablement reconstruite sur plus d’un plan, cette personnalité
faite au départ de bric et de broc, mal assurée, mal dessinée.
D’autres que moi ont parfaitement montré comment s’est exercée
une influence qui sera largement déterminante pour la suite de la
vie et pour la carrière de Constant. Il ne s’agit évidemment
pas de faire croire que Mme de Charrière va empêcher son jeune
ami de continuer à vivre dangereusement, ni non plus qu’elle va
simplement le faire rentrer dans le droit chemin d’une éducation
traditionnelle. Comment l’aurait-elle pu, du reste, étant ce qu’elle
était, et leurs relations se poursuivant comme elles vont se poursuivre,
avec ces allées et venues entre Colombier où elle réside
et les différents lieux de son errance à lui? Mais il faut
voir, comme l’a fait si bien Roland Mortier ici même il y a plusieurs
années1 à travers l’extraordinaire correspondance
qu’ils ont échangée, comment Mme de Charrière a su
devenir le Mentor de Constant, et comment son influence s’est exercée
à travers les soubresauts de leur amitié amoureuse.
Isabelle de Charrière ne va pas éviter à Constant
l’expérience douloureuse d’un sot mariage, avec une femme qui ne
lui convient en rien. Elle ne va pas non plus lui enlever cette mobilite
intérieure, cette capacité à l’inconséquence
apparente qui fait de lui un être à la fois insaisissable
et captivant. Mais elle va petit à petit faire fructifier ce qu’il
y a de meilleur dans cette intelligence scintillante et donner une ligne
de conduite, dans l’ordre moral, à quelqu’un qui en manquait furieusement.
On n’a plus le droit de soutenir aujourd’hui, comme on l’a fait, que Belle
a encouragé Benjamin dans son scepticisme et dans ses penchants
nihilistes. Comme l’a parfaitement dit Roland Mortier: ‘Tout au contraire,
c‘est Benjamin qui semble avoir mal digéré ses souvenirs
d‘Helvétius et qui se livre, avec une amère délectation,
à la subversion de toutes les valeurs. Encore faut-il faire, ici
aussi, la part de l’attitude et du défi: Benjamin est malheureux,
son mariage a été un échec, et le métier qu’il
fait à Brunswick l’écoeure de plus en plus. Il prend plaisir
à rejeter, en même temps que la société qui
l’accable, les valeurs dont elle fait profession’ (p. 117). On voudrait
citer toute la suite. Qu’on me permette à tout le moins d’emprunter
quelques phrases encore: ‘Ce qui n’était, chez elle, qu’un détachement
aristocratique à l’égard des esprits médiocres et
de leur dogmatisme risquait de tourner, chez Constant, à un amoralisme
de principe. Elle l’aimait trop pour ne pas s’en émouvoir, et ses
gronderies sont une preuve supplémentaire de son attachement’ (pp.
117-118). Benjamin n’est pas homme, évidemment, à subir en
baissant le front. Il va au contraire réagir, argumenter, récriminer
contre ces leçons qu’on lui donne et se débattre sous cette
main qui veut lui tenir la bride. On ne peut nier que ce soit de là,
en fin de compte, que naîtra une première fêlure dans
leur amitié. Car il faut bien en venir maintenant à ce qui
permettra un jour à une autre femme de prendre le relais dans le
coeur et dans l’esprit de Constant. Le souci de souligner ce qu’il doit
à Isabelle de Charrière ne peut, en effet, nous empêcher
de reconnaître que la liaison a été plus d’une fois
orageuse, que les points de discordance existaient et que s’il n’y a jamais
eu réellement cassure, il y a eu lentement, insidieusement, effritement.
Pour essayer de tirer au clair les raisons profondes de ce qui va se
passer, il s’impose de prendre en compte trois ordres de faits au moins.
Il y a d’abord, me semble-t-il, ce que je viens en passant d’évoquer:
le rôle de directeur de conscience que Mme de Charrière entend
jouer et joue, dirait-on, avec de moins en moins de souplesse ou d’habileté
et que Constant, de plus en plus, refuse. Roland Mortier a bien mis en
évidence cet aspect-là de la liaison. La plus belle lettre
à citer, ici, est assurément celle du 3 mai 1792. Je vais
devoir me résoudre à n’en lire que des extraits2:
‘Vous n’avez que trop raison dans la plupart des choses que vous dites
mais je trouve que souvent aussi votre esprit se paye de mots. Vous dites
que vous meprisez l’opinion publique parce que vous l’avez vue s’egarer...
Il n’y a parce que qui tienne; Vous ne meprisez pas, vous ne sauriez
mepriser l’opinion publique. Si l’on apprend à dédaigner
la louange on n’apprend jamais à ne plus craindre du tout le blame.’
Et elle poursuit: ‘Votre incredulité & votre indiference sur
la morale ne sont pas entieres non plus & je vous ai vu palir en me
disant qu’un tailleur & je ne sai qui encore, à paris, n’etoient
pas payés. Au nom du ciel faites ensorte qu’ils le soyent si dans
ces 5 derniers mois ils ne l’ont pas été. Mettez vous en
regle avec vous meme les autres’ (p. 361). Et un peu plus loin: ‘Si vous
viviez près de moi je dirois faites ceci et abstenez vous de cela
pour me faire plaisir. Cet argument seroit court & je me flatte qu’il
seroit éficace. Souffrez que je le dise, c’est un grand mal pour
vous & pour moi que vous n’ayez pu vivre près de moi. Jamais
je ne vous aurois laissé tomber dans cette cynique indiference’
(p. 362). N’oublions pas que le jeune homme, mélange étonnant,
au départ, d’adolescent attardé et de viveur revenu de tout,
a peu à peu pris de l’âge et a retrouvé - grâce
à Mme de Charrière, grâce aussi tout simplement aux
circonstances de sa vie propre, à Brunswick et ailleurs - une certaine
cohérence interne, une solidité, qui vont tout naturellement
le pousser à vouloir son autonomie, à se détacher,
comme l’enfant de la mère ou comme le disciple du maître,
de ce qu’il ressent comme une tutelle de moins en moins supportable. Nous
n’avons pas le droit de ne pas nous souvenir de ces orages-là, même
si Constant lui-même les a gommés de sa mémoire lorsque
dans le Cahier rouge il affirme: ‘Elle (Mme de Ch.) était
la seule personne avec qui je causasse en liberté, parce qu’elle
était la seule qui ne m’ennuyât pas de conseils et de représentations
sur ma conduite’3.
Parmi les éléments à considérer pour comprendre
l’effritement dont j’ai parlé, il y a aussi, et peut- être
surtout, qu’il ne faut pas négliger, le rôle de plus en plus
évident, de plus en plus envahissant, de sensibilités politiques
bien différentes, et qui vont réagir dans des sens quasiment
opposés aux événements qui sont en train de bouleverser
la France. On aurait ici aussi de beaux extraits de lettres à citer,
où l’on voit comment sont diversement sentis les cahots d’une révolution
qui excite plus qu’elle n’effraie Benjamin, qui effraie plus qu’elle n’excite
Isabelle. Même si l’on fait la part du jeu, chez l’un comme chez
l’autre, et de leur goût immodéré pour la dispute,
on ne peut manquer de mesurer le fossé qui les sépare, et
qui s’élargit, et qui s’approfondit, sur ce terrain-là. Relisons
ce que Rudler écrivait, dès 1909: ‘La politique commence
décidément à les séparer. Ils ne se sont jamais
beaucoup entendus sur les idées. Sans avoir en rien le préjugé
ni les préjugés de la noblesse, Mme de Charrière est
aristocrate. Benjamin est démocrate. La Révolution et l’Emigration
les ont confirmés au rebours l’un de l’autre dans leurs dispositions
primitives et en ont accru l’écart. Mme de Charrière est
volontiers taquine, agressive, et surtout despotique. Benjamin répond
par la hauteur, le dédain, la bravade, les protestations d’indépendance.
De là des "picoteries", qui s’enveniment très vite,
pour retomber également vite, il est vrai’4. Il n‘y a
pas un mot à reprendre à celà, à près
de quatre-vingts ans de distance. Il faut savoir, au reste, que Constant
a trouvé à alimenter à d‘autres sources son intérêt
pour la chose publique et à développer son goût pour
une certaine composante de la Révolution Française. Il a
fait à Brunswick la connaissance de Jacob Mauvillon, l’ami de Mirabeau,
et les deux hommes vont se lier. L’influence du fin lettré qu’était
Mauvillon n’a pas toujours été bien évaluée,
ainsi qu’on s’en aperçoit aujourd’hui, et on ne peut pas douter
qu’elle ait été profonde. N’oublions pas non plus que Constant,
en même temps qu’il se passionne pour ses recherches érudites
sur l’histoire des religions, entreprend lui-même des travaux de
politique. Qu’il n’ait pas achevé un ouvrage sur la révolution
du Brabant ou qu’il ait laissé en chemin sa réfutation de
l’ouvrage de Burke sur la Révolution Française témoigne
peut-être de son manque de persévérance, dans ces années-là,
mais prouve aussi qu’il réflêchit sur les événements
de France. Ses curiosités sur ce plan s’approfondissent du reste
jusqu’à l’occuper entièrement vers 1792, époque où
les lettres à Mme de Charrière sont pleines de commentaires
intelligents sur les péripéties de l’histoire en train de
se faire. On peut affirmer sans crainte de se tromper que ce sont notamment
ces préoccupations-là qui sortiront Constant de sa longue
crise de pessimisme, qui dure depuis des années et contre laquelle
lutte Isabelle. Comme l’écrit K. Kloocke dans un ouvrage récent:
‘... Constant est en train de se libérer lui- même de son
apathie intellectuelle et, chose non moins importante,... il est en train
de transformer ses rêveries de liberté et de bonheur en pensée
politique, en idéologie cohérente... il abandonne le rêve
pour conquérir la réalité’5. Quand on relit
la correspondance, on voit bien que si Isabelle peut se réjouir
de ce que Constant se remette au travail, elle n’apprécie guère
la tournure que prennent ses réflexions.
Il faut enfin parler, troisième ordre de faits, de leur amitié
dans ce qu’elle a eu, indubitablement, d’amoureux. On sait maintenant que
la liaison n’est pas restée platonique. Nous ne vivons plus en des
temps où l’on refuse ces réalités pour ne pas avoir
à s’en scandaliser. Mais qu’on voile le fait ou qu’on l’accepte,
tout simplement, on ne peut s’empêcher de penser que si l’attirance
qu’une femme de 47 ans exerce sur un jeune homme de 20 est explicable,
est plus que vraisemblable aussi le refroidissement de ces relations au
fil des sept années qui vont suivre. On me permettra de ne pas insister
sur ce chapitre, mais on m’autorisera aussi, j’imagine, à affirmer
qu’il serait sot de tenir la réflexion qu’on peut faire pour nulle
et non avenue.
Dans chacun des trois domaines que je viens d’évoquer, l’apparition
de Mme de Staël ne peut que conduire Mme de Charrière à
constater qu’elle a perdu son pouvoir. Qui ne voit, en effet, que la nouvelle
amie ne pourra ni ne voudra jouer les donneuses de leçon? ni qu’elle
n’aura aucune raison d’entrer en dispute sur les nouvelles de Paris? Quant
au domaine amoureux, faut-il seulement en parler? Constant trouve en Mme
de Staël, sur ce plan également, une partenaire de sa génération.
Il ne sera sans doute pas tout de suite comblé. Mais on ne peut
douter qu’il ait été sensible à la jeunesse de sa
nouvelle amie, et désireux de courir sa chance, après quelques
autres déja.
Tout, dès lors, va se jouer, et très vite. Le Constant que
nous essayons de saisir, celui qui va passer, aux alentours du 18 septembre
1794, d‘un règne à l‘autre, on a le choix de le voir, selon
le goût, sous des jours bien différents. La critique, dont
on connaît l’habileté à faire parler les documents,
ne s’en est pas privée. Il y a un monde, par exemple, entre ce qu’écrivaient,
sur ce sujet très précisément, Gustave Rudler d’une
part, Henri Guillemin de l’autre. La sympathie intelligente, mais combien
clairvoyante aussi, du premier, le pousse à nous peindre un Constant
qui a redécouvert le goût de vivre et à qui sa rencontre
avec Mme de Staël va offrir l’occasion d’exercer sa vitalité
retrouvée: ‘On ne saurait exagérer, écrit-il, le service
qu’elle lui rendit à ce début de liaison; mais il s’agit
de le bien comprendre. Elle lui donna le but dont il avait toujours eu
tant besoin, et qui, une fois de plus, lui manquait; elle fixe de nouveau
sa vie pour une quinzaine d’années... Mais il ne faut pas croire,
et c’est même l’erreur essentielle à éviter, que d’un
coup de baguette magique elle eut à ressusciter un moribond. Il
serait excessif encore de penser qu’elle le tira "des lentes et misérables
agonies où il se traînait" (Sainte Beuve)... un lent
travail de réparation s’était achevé chez lui; une
triple restauration de santé, de sensibilité, d’intelligence
l’avait sorti de son accablement pitoyable’, etc. (p. 499). Et Rudler,
à la fin d’une page brillante, qui est la dernière de son
imposant ouvrage, reprend les termes même de Constant, dans sa lettre
fameuse du 21 octobre 1794, quand il écrit à Mme de Charrière
et lui dit, à propos de Germaine: ‘c’est la seconde femme que j’ai
trouvée, qui m’aurait pu tenir lieu de tout l’univers, qui aurait
pu être un monde à elle seule pour moi. Vous savez quelle
a été la première’ (O.C. IV, p. 620).
Autre vision des choses, on s’en doute, chez Guillemin, dont c’est peu
dire qu’il ne brûle pas de sympathie pour les personnes qui nous
occupent. Qu’on relise, si on en a le goût, son introduction à
Benjamin Constant muscadin6: ‘(B.C.) a fait en sorte d’appeler sur
lui-même, chétif, l’attention de cette grande dame.’Grande?
L’illustrissime, après tout, n’est qu’une boulotte assez gentille,
... Son audace à la contredire n’a pas déplu à Mme
de Staël. ‘Elle ne m’en a point su mauvais gré, ce que je trouve
joli’ raconte, assez flatté, Benjamin à la Charrière.
Mais la précieuse de Colombier considère avec amertume ce
goût qu’elle voit grandir chez Benjamin pour la très jeune
Mme de Staël. La fille Necker n’a pas cessé d’horripiler la
dame-écrivain de Neuchâtel dont la renommée est restée
locale...’ (pp. 18-19). La suite est du même tonneau. Pour Guillemin,
en fin de compte, tout est simple, Constant n’étant qu’un arriviste
dont les attitudes politiques se modifient en fonction des circonstances,
et qui trouve dans la rencontre avec Mme de Staël l’occasion de prendre,
à deux, un grand virage pour un nouveau départ. Le problème
c’est qu’il n’y a aucune raison de penser qu’il en ait bien été
ainsi. Pour l’évolution de Mme de Staël et son attachement
à certains principes qui inspirent la Révolution il n’est
que de lire le chapitre de son livre7 que Simone Balayé
a intitulé Mme de Staël et la Révolution. On
y verra quels sentiments celle-ci nourrit, en 1794 précisément,
à l’égard des événements de Paris: ‘La guillotine
ne lui paraît pas l’aboutissement normal, inévitable de la
Révolution; la Terreur est un accident de parcours, qui achève
de démontrer que la tyrannie peut être, au nom des Lumières
mal comprises, le fait de l’Etat même républicain. Après
Thermidor, elle pensera qu’on doit réparer le mal commis et renouer
avec la véritable Révolution’ (p. 46). Quant à Constant,
la thèse développée par Guillemin ne résiste
pas un instant non plus à l’examen. C’est sur ce point Béatrice
Jasinski qui en a le mieux apporté la démonstration8,
montrant comment Guillemin, tronquant les textes, falsifiant les dates,
reconstruit un Constant conforme à ses préjugés. Et
Mme Jasinski de terminer sur ces mots: ‘Il serait aisé mais fastidieux
de poursuivre la démonstration pour chaque phrase citée et
pour chaque commentaire. On voit comment sont dénaturées
les opinions de Constant. La vivacité de ses jugements sur la Terreur
ou sur la Convention n’infirme en rien son républicanisme. Il faut
donc revenir à la conception d’un Constant foncièrement libéral,
ennemi de la droite et de l’extrême gauche, dès avant son
départ pour Paris prêt à s’engager parmi les républicains
modérés (p. 85). La vérité, personne ne peut
s’y tromper n’est pas dans le camp du pamphlétaire. Il ne suffit
pas de persifler, et de donner à sourire par le mordant de la plume,
pour avoir raison.
Aujourd’hui, chez ceux qui sont retournés aux documents sans a priori,
avec le seul souci de comprendre, que dit-on du problème qui nous
occupe? Roland Mortier, à qui il faut revenir une fois de plus,
formule excellemment les choses quand il écrit: ‘L’entrée
en lice de Madame de Staël, plus jeune sinon plus belle, plus célèbre
plus active, plus directement mêlée au jeu politique et au
mondé littéraire, est venue bouleverser les données
apparemment immuables d’une relation complexe et changeante. Sa personnalité
est plus forte, socialement plus engagée que celle de Mme de Charrière,
sa séduction personnelle est grande, son entregent considérable.
Dans la vie de Benjamin, ce sera l’heure du relais, dans la vie d’lsabelle,
ce sera celle du crépuscule’ (p. 125). Et dans la conclusion de
sa remarquable communication, il dit encore ceci, qui mérite d’être
entendu: ‘Il serait injuste d’imputer à Mme de Charrière
les défauts et les erreurs de Benjamin Constant, de même qu’il
serait abusif de la créditer de ses qualités rares. Belle
lui a inculqué un certain style, à la fois dans la vie et
dans l’art d’écrire; elle a préparé le jeune homme
hésitant et désemparé à devenir un jour le
porte-parole de l’idéal de liberté politique, elle l’a sauvé
à 19 ans du désordre et du laisser-aller, elle lui a facilité
inconsciemment l’accès à la vie publique en l’arrachant aux
séductions de la vie mondaine, des amours faciles et du jeu; elle
lui a appris à se corriger de ses défauts propres, et de
ceux qu’il avait hérités d’une famille qu’elle connaissait
mieux que quiconque’ (p. 136).
Faut-il maintenant que pour ma part j’essaie de conclure? Ce serait en
demandant s’il nous appartient de porter un jugement sur ce Benjamin que
nous avons essayé de saisir, et plus précisément sur
ce qui l’amène à délaisser une femme qui lui a tant
apporté pour se jeter aux pieds d’une nouvelle reine. De quel droit
irions-nous le juger? De quel droit et au nom de quoi irions-nous lui reprocher
d’être ce qu’il était, et surtout d’avoir fait à ce
moment-là le choix auquel il a été entraîné?
Contentons-nous de constater que nous venons de nous arrêter au point
de rencontre de trois destinées hors du commun, vécues par
trois personnages hors de pair. Constant, à 27 ans, fait la connaissance,
comme il l’affirme lui- même, de la seconde femme qui pouvait être
tout pour lui. Il ne va pas laisser passer sa chance. Finalement, son génie,
sur ce plan, c’est d’avoir à chaque fois compris ce que Belle et
Germaine pouvaient lui apporter, l’une et l’autre, l’une après l’autre.
Car a posteriori on ne peut pas douter que sa carrière, sa gloire
même doivent à l’une comme à l’autre. Sans elles, il
n’aurait pas été tout à fait ce qu’il a été.
il le sait, il le dit, et on doit lui laisser le mérite de n’avoir
pas eu l’ingratitude de l’ignorer ou de le passer sous silence. Son attachement,
dans les deux cas, a survécu à la séparation et à
l’éloignement. De Mme de Charriere, il confiera à son journal
intime, le 30 décembre 1805, ces quelques lignes qui sont bien dans
sa manière: ‘Mort de Mme de Charrière de Tuyll. Je perds
encore en elle une amie qui m’a tendrement aimé, un asile, si j’en
avais eu besoin, un coeur qui, blessé par moi, ne s’en était
jamais detaché’. Quant à Mme de Staël, c’est très
publiquement qu’il lui rendra hommage en 1817, dans des articles nécrologiques
où l’on sent vibrer, par- delà la mort, un profond attachement.
La vérité, c’est que cet homme étrange, déconcertant,
bourré de talents et de défauts visibles, avait aussi du
coeur et qu’il n’a jamais renié son héritage, dans l’ordre
de l’esprit, s’appliquant au contraire, pour le reste de sa vie, à
le faire fructifier superbement, comme le lui permettaient ses immenses
qualités naturelles.
Notes
1 ‘Isabelle de Charriere, mentor de Benjamin Constant’, dans Werkgroep
18e eeuw. Documentatieblad, nr. 27, 28, 29, juni 1975, pp. 101-139.
2 Je cite évidemment d’apres les Oeuvres complètes,
t. IV.
3 Benjamin Constant, Oeuvres, Paris, Pléiade, 1957.
4 Gustave Rudler, La Jeunesse de Benjamin Constant, Paris,
Colin, 1909, p. 424.
5 Kurt Kloocke, Benjamin Constant. Une biographie intellectuelle,
Geneve, Droz, 1984, p. 89.
6 Paris, Gallimard, 1958.
7 Madame de Staël - Lumières et liberté,
Paris, Klincksieck, 1979.
8 L’engagement de Benjamin Constant, Paris, Minard, 1971.
Lettre de Zuylen et du Pontet, no. 11 (septembre 1986), pp. 3-5.