MADAME DE CHARRIERE ET LA CONDITION FEMININE |
![]() |
Madame de Charrière était-elle féministe?
Ce serait une erreur de la juger dans la perspective du
féminisme actuel. Elle croyait à
l’égalité des sexes, mais s’intéressait
surtout à la nécessité de changements
politiques qui lui paraissaient d’une actualité plus
brûlante.
Le féminisme au XVIIIème siècle est un
mouvement intermittent, ambigu, et à part des
manifestations en faveur de l’égalité politique
sous la Révolution, vite réprimées, se
borne surtout en littérature à déplorer
l’inégalité des droits et des devoirs dans les
relations amoureuses. Lamentation n’est pas
révolte.
Isabelle de Charrière a néanmoins souvent
évoqué la condition féminine et pensait,
comme ses contemporains, que le mariage était la seule
‘carrière’ ouverte à une femme et qu’elle
dépendait, comme l’explique la mère de
Cécile dans les Lettres écrites de
Lausanne, d’une réputation sans tache. La
chasteté occupe donc une grande place dans ses romans.
Ce ne sont pas les jeunes filles de bonne famille qui ne
l’observent pas mais celles du peuple: Julianne dans les
Lettres neuchâteloises, Joséphine dans
Trois femmes, Annette Bercher, honnête jeune
fille de la campagne, dans Henriette et Richard.
Isabelle de Charrière a donné à ces
humbles filles un rôle aussi important qu’à des
bourgeoises ou des aristocrates. Les filles de la campagne,
venues se placer comme apprenties, femmes de chambre,
servantes d’auberge, étaient de tout temps une proie
légitime pour les maîtres, les fils de la maison,
les hôtes de passage. Mais contrairement à beaucoup de
romans français et surtout anglais, en particulier La
Nature et l’Art de Mrs. Inchbald où Hannah est si
terriblement punie, les filles séduites dans les romans
de Mme de Charrière peuvent se refaire une vie
honorable. Qu’elle ait choisi de traduire La Nature et
l’Art montre combien elle était
préoccupée par la déchéance de la
femme.
Le problème du mariage tient une grande place dans
son oeuvre. Vivant chez son père resté veuf,
mariée tard, elle avait souffert des critiques
qu’attirait cette fille trop spirituelle, trop indépendante
d’esprit, moqueuse et trop brillante. Elle n’aurait pu se
condamner au silence. Une des conditions que Boswell mettait à
une union possible avec Belle était qu’elle cesse d’écrire.
Un autre problème était celui de la dot. Elle
avait pu observer de près les tractations humiliantes autour
de son projet d’union avec le marquis de Bellegarde. Celui-ci,
de vingt ans son aîné, exigeait une somme considérable qui
devait servir à payer ses dettes. Belle avait aussi
scrupule à diminuer la part de ses frères.
Mme de Charrière souhaitait des mariages assortis;
elle l’a montré dans ses relations avec ses protégées. On a
souvent dit qu’elle s’est inclinée devant les convenances de
la société puisque William n’épouse pas
Caliste. Pourquoi alors avoir imaginé tous ces malheurs qui
suivent la décision de William: son mariage malheureux,
l’inconduite de sa femme, la désillusion et la honte ressentie
par son père, la jalousie du mari de Caliste, la mort
de la jeune femme, le chagrin de William voué à l’errance? Mme
de Charrière avait peu confiance dans les mariages
anglais, conséquence de son séjour à
Londres pendant sa jeunesse. Mistriss Henley est condamnée à
l’insignifiance ou à une mort précoce; Lady
Caroline dans les Lettres trouvées dans des porte-feuilles
d’émigrés cherche un mari qui s’occupe un
peu d’elle, mais croit le trouver en un vicomte français.
Mistriss Henley suit la tradition des romans du XVIIème siècle
s’il est vrai, selon Pierre Fauchery que ‘c’est dans la mort
que la femme se réalise pleinement, laisse jaillir sa
note la plus haute’. Il n’y a pas de place pour elle ici-bas;
il n’y en pas pour Caliste, et avant elle pour Clarisse et
pour Julie de Wolmar et, plus tard, pour Delphine et pour Mme
de Mortsauf.
Le mariage peut cependant réussir lorsque, comme
Théobald et Emilie dans Trois Femmes, on se
choisit librement, on sait s’adapter, faire des concessions,
se dévouer ensemble au bonheur de tous. Mme de
Charrière, cependant, suivant une mode de
l’époque, a imaginé des veuves encore jeunes et
attachantes: la mère de Cécile, Constance de
Vaucourt. Ce sont des éducatrices cultivées qui plaisent aux
hommes intelligents et sensibles, mènent une vie indépendante,
utile et point solitaire; elles savent gérer de l’argent,
révélant les capacités de la femme seule
que l’autorité d’un mari avait peut-être
étouffées.
Dans les Lettres écrites de Lausanne, la
mère de Cécile propose que la noblesse se
transmette par les femmes, réforme utopique peut-être, mais
c’est une des façons de Mme de Charrière de
proposer sous forme de boutade une réforme révolutionnaire
dont elle a pris soin de fixer les détails.
Presque autant que l’amour et le mariage l’amitié
féminine tient une place importante dans ses romans.
Marianne de la Prise souffre d’être séparée de son amie
intime. Emilie et Constance scellent leur amitié par le don
d’un rubis qui porte leurs initiales entrelacées. Cela
n’étonnait pas les gens d’une époque où
l’amitié féminine un peu exaltée pouvait
s’expliquer par une plus grande séparation des sexes et se
manifestait en des termes affectueux qui, aujourd’hui, nous
paraissent exagérés. Même des lettres
d’homme se terminaient par ‘Aimez-moi comme je vous aime’. Mme
de Charrière vieillissante a éprouvé de
grandes satisfactions à former ses jeunes amies et
à se savoir aimée et admirée d’elles.
Dans sa jeunesse elle avait souffert d’interdits sociaux
dont elle s’était moquée. Elle les a
acceptés plus tard - non sans regret - comme
inévitables, parce qu’elle estimait dangereux les
bouleversements et que l’âge assagit. Elle aurait pu se
borner à garder une attitude individualiste. Elle ne
l’a pas fait. Elle a réfléchi sur la condition précaire de la
femme, constamment menacée dans son honneur et dans son
bonheur. Elle fait des femmes des créatures
responsables ou qui apprennent à l’être, et non des victimes.
Mais elle se penche aussi sur les victimes qu’elle veut
réconforter et réhabiliter.
Dans le premier quart du vingtième siècle les
valeurs n’étaient pas tellement différentes de
celles du temps de Mme de Charrière. Mais aujourd’hui, les
Calistes sont actrices de
cinéma et épousent des princes ou des financiers. Les lois
sociales protègent la mère célibataire,
le divorce est devenu facile, et le fait que tant de femmes
travaillent leur confèrent une indépendance que la plupart
n’avaient pas du temps de Mme de Charrière. Une liaison,
l’amour, le mariage ne sont plus uniquement ce qui, autrefois,
constituait, comme le dit la mère de Cécile, ‘la grande
affaire de leur vie’.
Lettre de Zuylen et du Pontet, no. 9 (septembre 1984), p. 7-8.