Alix S. Deguise
MADAME DE CHARRIERE ET LA CONDITION FEMININE silhouet
Résumé de la conférence donnée à la Bibliothèque Publique et Universitaire de Neuchâtel le 4 juin 1983.

Madame de Charrière était-elle féministe? Ce serait une erreur de la juger dans la perspective du féminisme actuel. Elle croyait à l’égalité des sexes, mais s’intéressait surtout à la nécessité de changements politiques qui lui paraissaient d’une actualité plus brûlante.
Le féminisme au XVIIIème siècle est un mouvement intermittent, ambigu, et à part des manifestations en faveur de l’égalité politique sous la Révolution, vite réprimées, se borne surtout en littérature à déplorer l’inégalité des droits et des devoirs dans les relations amoureuses. Lamentation n’est pas révolte.
Isabelle de Charrière a néanmoins souvent évoqué la condition féminine et pensait, comme ses contemporains, que le mariage était la seule ‘carrière’ ouverte à une femme et qu’elle dépendait, comme l’explique la mère de Cécile dans les Lettres écrites de Lausanne, d’une réputation sans tache. La chasteté occupe donc une grande place dans ses romans. Ce ne sont pas les jeunes filles de bonne famille qui ne l’observent pas mais celles du peuple: Julianne dans les Lettres neuchâteloises, Joséphine dans Trois femmes, Annette Bercher, honnête jeune fille de la campagne, dans Henriette et Richard. Isabelle de Charrière a donné à ces humbles filles un rôle aussi important qu’à des bourgeoises ou des aristocrates. Les filles de la campagne, venues se placer comme apprenties, femmes de chambre, servantes d’auberge, étaient de tout temps une proie légitime pour les maîtres, les fils de la maison, les hôtes de passage. Mais contrairement à beaucoup de romans français et surtout anglais, en particulier La Nature et l’Art de Mrs. Inchbald où Hannah est si terriblement punie, les filles séduites dans les romans de Mme de Charrière peuvent se refaire une vie honorable. Qu’elle ait choisi de traduire La Nature et l’Art montre combien elle était préoccupée par la déchéance de la femme.
Le problème du mariage tient une grande place dans son oeuvre. Vivant chez son père resté veuf, mariée tard, elle avait souffert des critiques qu’attirait cette fille trop spirituelle, trop indépendante d’esprit, moqueuse et trop brillante. Elle n’aurait pu se condamner au silence. Une des conditions que Boswell mettait à une union possible avec Belle était qu’elle cesse d’écrire. Un autre problème était celui de la dot. Elle avait pu observer de près les tractations humiliantes autour de son projet d’union avec le marquis de Bellegarde. Celui-ci, de vingt ans son aîné, exigeait une somme considérable qui devait servir à payer ses dettes. Belle avait aussi scrupule à diminuer la part de ses frères.
Mme de Charrière souhaitait des mariages assortis; elle l’a montré dans ses relations avec ses protégées. On a souvent dit qu’elle s’est inclinée devant les convenances de la société puisque William n’épouse pas Caliste. Pourquoi alors avoir imaginé tous ces malheurs qui suivent la décision de William: son mariage malheureux, l’inconduite de sa femme, la désillusion et la honte ressentie par son père, la jalousie du mari de Caliste, la mort de la jeune femme, le chagrin de William voué à l’errance? Mme de Charrière avait peu confiance dans les mariages anglais, conséquence de son séjour à Londres pendant sa jeunesse. Mistriss Henley est condamnée à l’insignifiance ou à une mort précoce; Lady Caroline dans les Lettres trouvées dans des porte-feuilles d’émigrés cherche un mari qui s’occupe un peu d’elle, mais croit le trouver en un vicomte français. Mistriss Henley suit la tradition des romans du XVIIème siècle s’il est vrai, selon Pierre Fauchery que ‘c’est dans la mort que la femme se réalise pleinement, laisse jaillir sa note la plus haute’. Il n’y a pas de place pour elle ici-bas; il n’y en pas pour Caliste, et avant elle pour Clarisse et pour Julie de Wolmar et, plus tard, pour Delphine et pour Mme de Mortsauf.
Le mariage peut cependant réussir lorsque, comme Théobald et Emilie dans Trois Femmes, on se choisit librement, on sait s’adapter, faire des concessions, se dévouer ensemble au bonheur de tous. Mme de Charrière, cependant, suivant une mode de l’époque, a imaginé des veuves encore jeunes et attachantes: la mère de Cécile, Constance de Vaucourt. Ce sont des éducatrices cultivées qui plaisent aux hommes intelligents et sensibles, mènent une vie indépendante, utile et point solitaire; elles savent gérer de l’argent, révélant les capacités de la femme seule que l’autorité d’un mari avait peut-être étouffées.
Dans les Lettres écrites de Lausanne, la mère de Cécile propose que la noblesse se transmette par les femmes, réforme utopique peut-être, mais c’est une des façons de Mme de Charrière de proposer sous forme de boutade une réforme révolutionnaire dont elle a pris soin de fixer les détails.
Presque autant que l’amour et le mariage l’amitié féminine tient une place importante dans ses romans. Marianne de la Prise souffre d’être séparée de son amie intime. Emilie et Constance scellent leur amitié par le don d’un rubis qui porte leurs initiales entrelacées. Cela n’étonnait pas les gens d’une époque où l’amitié féminine un peu exaltée pouvait s’expliquer par une plus grande séparation des sexes et se manifestait en des termes affectueux qui, aujourd’hui, nous paraissent exagérés. Même des lettres d’homme se terminaient par ‘Aimez-moi comme je vous aime’. Mme de Charrière vieillissante a éprouvé de grandes satisfactions à former ses jeunes amies et à se savoir aimée et admirée d’elles.
Dans sa jeunesse elle avait souffert d’interdits sociaux dont elle s’était moquée. Elle les a acceptés plus tard - non sans regret - comme inévitables, parce qu’elle estimait dangereux les bouleversements et que l’âge assagit. Elle aurait pu se borner à garder une attitude individualiste. Elle ne l’a pas fait. Elle a réfléchi sur la condition précaire de la femme, constamment menacée dans son honneur et dans son bonheur. Elle fait des femmes des créatures responsables ou qui apprennent à l’être, et non des victimes. Mais elle se penche aussi sur les victimes qu’elle veut réconforter et réhabiliter.
Dans le premier quart du vingtième siècle les valeurs n’étaient pas tellement différentes de celles du temps de Mme de Charrière. Mais aujourd’hui, les Calistes sont actrices de cinéma et épousent des princes ou des financiers. Les lois sociales protègent la mère célibataire, le divorce est devenu facile, et le fait que tant de femmes travaillent leur confèrent une indépendance que la plupart n’avaient pas du temps de Mme de Charrière. Une liaison, l’amour, le mariage ne sont plus uniquement ce qui, autrefois, constituait, comme le dit la mère de Cécile, ‘la grande affaire de leur vie’.

Lettre de Zuylen et du Pontet, no. 9 (septembre 1984), p. 7-8.






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