Yvette Went-Daoust
Yvette Went-Daoust
BELLE DE ZUYLEN / ISABELLE DE CHARRIERE. ECRIVAIN DES LUMIERES  silhouet

C’est grâce à l’édition de ses Œuvres complètes1 que Belle de Zuylen / Isabelle de Charrière cesse d’être un écrivain plus ou moins inconnu. Avec l’accès à la lecture d’une Œuvre dont on ne soupçonnait pas l’envergure, elle a déclenché une vague de publications: plusieurs traductions et rééditions de romans en français moderne, trois biographies importantes,2 et elle a suscité l’intérêt de nombreux chercheurs. Les articles et les colloques se sont multipliés de part et d’autre de l’Atlantique.
     Mais pourquoi aura-t-il fallu attendre plus de deux siècles cette reconnaissance? Outre que Mme de Charrière partage son purgatoire avec plusieurs de ses contemporaines, on peut encore en chercher la cause dans le fait que née Elisabeth van Tuyll van Serooskerken (Belle pour les intimes), bien qu’elle écrive en français, on la considère comme étrangère. En fait, elle perd sur tous les tableaux: la langue l’isole du lecteur néerlandais, tandis que sa nationalité, jointe au lieu éloigné de la scène parisienne où elle a vécu, la maintiennent longtemps à peu près ignorée du public français.
    Elle naît en 1740, au château de Zuylen, dans une famille très ancienne, dont la noblesse remonte au XIIe siècle. Elle partage son enfance et sa jeunesse avec une sŒur et quatre frères et quitte le toit paternel en 1771 pour épouser le précepteur de ces derniers, Charles-Emmanuel de Charrière, un gentilhomme suisse, sans titre ni fortune. Elle habitera le manoir du Pontet à Colombier, principauté de Neuchâtel, jusqu’à sa mort en 1805.
    Ce mariage peu reluisant, conclu à trente ans passés, s’explique largement par le fait que Belle a refusé tous les candidats au mariage, une douzaine environ, qui se sont présentés jusqu’alors. Cette liberté dont elle dispose dans le choix d’un époux témoigne du libéralisme foncier de ses parents, ce qui n’empêche pas par ailleurs ces austères van Tuyll d’être respectueux de la tradition. Ils font surtout preuve de leur libéralisme dans l’éducation de Belle, dont ils savent apprécier les talents et l’originalité, en lui laissant toute [p. 67] latitude pour s’instruire selon ses goûts, en lui permettant la lecture des auteurs de son choix et en mettant à sa disposition le professeur de mathématiques ou de latin qu’elle peut souhaiter. Son éducation est donc sensiblement plus poussée que celle des jeunes filles de son époque. Outre les mathématiques, elle apprend sérieusement la musique et la peinture, ainsi que plusieurs langues. Lorsqu’en 1784 elle se tourne vers l’écriture, non seulement elle est armée d’un bon bagage de connaissances, mais elle a fait ses gammes grâce à la correspondance qu’elle a pratiquée intensivement - dans la clandestinité avec le bel officier Constant d’Hermenches, qui se verra plus tard remplacé par son neveu, Benjamin Constant - et la publication d’un conte satirique Le Noble (1763).
    Isabelle de Charrière, qu’on se plaît à appeler la dame du Pontet, a touché à presque tous les genres: du roman au pamphlet, en passant par le théâtre. Son esprit indépendant, libre de préjugés, la met à l’abri de toute prise de position conformiste. Elle examine tout, ne se fie qu’à son jugement personnel et prend une part active aux événements de l’histoire. Son engagement pendant la Révolution en fournit une preuve incontestable. Elle réfléchit sur des problèmes de société et de morale. La condition des femmes, le mariage constituent des thèmes récurrents dans ses écrits. Par-dessus tout, elle possède une vocation pédagogique qu’elle exerce autour d’elle, dans l’éducation de quelques jeunes filles de son entourage, et par les conseils qu’elle prodigue à Willem-René, le fils de son frère cadet, Vincent. [p.68]

Esthétique

Comme beaucoup de ses contemporains, Belle de Zuylen / Isabelle de Charrière est fortement influencée par le classicisme. La sobriété, la limpidité du style en accord avec la rigueur de la pensée sont les buts auxquels elle aspire et qu’elle atteint. Constant d’Hermenches est d’emblée séduit par la grâce avec laquelle s’exprime la jeune châtelaine. Il n’hésite pas à mettre son style ‘de pair avec [celui de] Voltaire et [de] Mme de Sévigné’ (I, 157). Plus tard, au Pontet, Mme de Charrière recommandera aux jeunes filles qu’elle prend sous sa protection d’étudier Condillac, Batteux, La Harpe, de bien méditer L’Art poétique de Boileau, de lire et de relire La Fontaine, ce sage qu’elle fréquente depuis toujours. Elle se plonge aussi de bonne heure dans Corneille, dans Racine et dans Fénelon, qu’en digne émule de Mentor, elle apprécie particulièrement. Par ailleurs, Molière est le grand inspirateur de son Œuvre dramatique. La confidence faite à sa protégée Henriette L’Hardy: ‘je ne voyage pas sans Racine & Moliere dans mon coffre & la Fontaine dans mon souvenir’ (III, 551), donne une idée de son admiration pour les auteurs classiques.
    Belle de Zuylen est une passionnée de la lecture. En Hollande déjà, elle apprend à connaître Montaigne, Bossuet, Montesquieu. Sa connaissance des langues lui permet d’étendre sa curiosité aux littératures anglaise et allemande. Sur le plan philosophique des penseurs tels que Locke, Adam Smith et Hume ne lui sont pas étrangers. Cependant, elle n’a pas à proprement parler une tournure d’esprit philosophique; c’est surtout un enseignement de morale pratique qu’elle retire des systèmes. Ainsi dans son roman Trois femmes (1798) elle prétend hardiment réfuter, non sans certaines entorses à la pensée de Kant, ‘l’impératif catégorique’ en montrant que le devoir n’est pas ‘une idée universelle et pour ainsi dire innée’ (IX, 41) mais, au contraire, est affaire de discernement, et est dicté par les circonstances. En dépit de ce qu’on pourrait croire, le pragmatisme de Mme de Charrière n’est pas grossièrement réducteur. Elle s’applique à démontrer que les circonstances de la vie de certains êtres - le personnage de Constance dans Trois femmes en fournit la preuve - sont d’une complexité si déroutante qu’elles sapent les bases mêmes de la morale.
    Ses contemporains ne trouvent pas uniformément grâce à ses yeux. elle n’a guère de sympathie pour Voltaire en tant que personne, mais elle lui reconnaît ‘beaucoup d’esprit’ et une grande souplesse dans l’écriture. Elle goûte certaines de ses pièces, quelques contes, ses travaux historiques. Le style de Rousseau la séduit, et ce sont ses idées pédagogiques qu’elle met à l’essai dans le cycle des romans signés l’Abbé de la Tour. Par contre, tout comme pour Voltaire, quoiqu’à un bien moindre degré, elle a quelques réserves sur l’homme. Les lectures de la jeune châtelaine, puis celles de la dame du Pontet sont généralement sérieuses. A l’instar de ses contemporains, elle a tendance à considérer la lecture des romans comme une perte de temps, non sans danger pour l’esprit qu’ils faussent et encouragent à la paresse.
    Cette culture foncièrement classique l’éloigne évidemment de l’esthétique nouvelle qui se fait jour dans la deuxième partie du XVIIIe siècle et annonce [p. 69] le romantisme. Aussi ne se fait-elle pas faute de critiquer sévèrement le style ‘entortillé’ de Mme de Staël et de mettre Benjamin Constant, tombé sous le charme de Coppet, en garde contre ‘l’enflure’. Elle n’est pas éloignée de penser que le style et la morale ont partie liée. Le style hyperbolique lui est suspect car il ne peut exprimer que la fausseté (IV, 591-593). En ce qui la concerne, il ne faudrait pas pour autant en conclure à une imitation servile des classiques et à l’immobilisme dans la pratique des genres. Pour ne prendre que cet exemple, il a suffisamment été démontré combien elle a su renouveler le genre romanesque. Peu d’écrivains ont poussé l’expérimentation formelle aussi loin que l’audacieuse dame du Pontet a pu le faire dans Sir Walter Finch et son fils William (publié en 1806) en particulier.

Idéologie

Le Noble marque les débuts de Belle en littérature. Elle y traite un sujet qui lui tiendra à cŒur toute sa vie: les préjugés de classe. Elle y fustige sans ménagement les prétentions nobiliaires de certains aristocrates obsédés par leur blason, au surplus oisifs et bornés. Pour sa part elle préfère juger les individus sur leur mérite et préconise le mélange des ordres sociaux, c’est-à-dire le mariage entre roturiers et aristocrates. Au fil de sa carrière littéraire, qui ne démarre vraiment qu’en 1784, elle expose et défend les mêmes idées démocratiques, jusqu’à ce que l’histoire se charge d’ébranler son optimisme. En 1789 Isabelle de Charrière acclame la Révolution qui promet d’instaurer plus d’égalité entre les hommes et d’accorder plus de liberté à l’individu. Cependant la haine et la violence qui marquent le déroulement des événements, et subsistent au delà, donnent la mesure de la férocité des hommes, avant de donner celle du fossé qui sépare les dirigeants nobles et le peuple. L’optimisme initial cède donc au scepticisme, un scepticisme qui se creusera de plus en plus au fil des années. Dans la meilleure conjoncture post-révolutionnaire qu’elle puisse envisager, Isabelle de Charrière imagine une société fondée davantage sur la cohabitation et la tolérance, que sur le libre mélange des classes. Elle souhaiterait que les rôles soient distribués à peu près comme suit: d’une part la noblesse - mais une noblesse régénérée par l’éducation, et partant digne de gouverner - donnerait l’exemple du patriotisme, de l’intégrité des mŒurs, de la philanthropie, d’autre part le peuple aurait toute latitude pour exercer les professions et les métiers conformes à ses talents. Mais une telle harmonie reste utopique! En septembre 1794, elle écrit à Henriette L’Hardy: ‘Mon scepticisme va toujours croissant & je pourois en venir à n’être pas très démocrate même au sein d’une monarchie tirannique, ni très aristocrate au milieu du républicanisme le plus désordonné’ (IV, 579).
    Deux autres questions sociales retiennent son intérêt avec constance: la destinée féminine, définie par le mariage, et l’éducation. La fonction de fille et d’épouse que remplissent les femmes dans la société ne varie guère au cours du XVIIIe siècle. La romancière des Lettres écrites de Lausanne (1785) qui avait entrevu la possibilité de leur indépendance grâce au travail rémunéré et s’était finalement ralliée au mariage, parce qu’il représentait une vocation quasi incontournable, et dont elle défendait la légitimité largement par la maternité, tient un discours plutôt aigre-doux au lendemain de la Révolu- [p. 70] tion. Dans Sainte Anne (1799) elle fait abondamment état de mariages malheureux. L’héroïne ne souhaite pas se marier, c’est de guerre lasse qu’elle cède au chantage de sa mère, et qu’elle épouse, puisque c’est la voie qui lui est tracée, au moins quelqu’un qu’elle aime. Le programme de l’éducation des filles, tel qu’il est exposé dans les Lettres écrites de Lausanne est conçu en rapport avec les capacités intellectuelles de l’héroïne et avec l’inévitable destin. Mme de Charrière souligne souvent ces présupposés - talents et buts poursuivis - qui valent d’ailleurs pour tous les individus. Radicalisant ce point de vue dans Sainte Anne elle crée une héroïne analphabète. Mlle d’Estival apprendra à lire si elle en a envie, car dans sa situation cet apprentissage ne lui est pas indispensable. Par contre Sainte Anne, un aristocrate appelé à remplir quelques fonctions, ne fût-ce que celle de gérer son domaine, sera instruit et cultivé.
    On connaît les exigences de la châtelaine de Zuylen pour elle-même. Celle qui déclarait ne pas aimer les ‘demi-connaissances’ et profitait des précepteurs de ses frères pour pratiquer les mathématiques, celle qui étudiait les langues et se passionnait pour l’histoire et la littérature, semble bien éloignée, vers la fin de son existence, des ambitions conquérantes de sa jeunesse. Faut-il chercher la cause de ce renoncement dans l’évolution de la société? Deux interprétations viennent directement à l’esprit. Compte tenu en effet de l’évolution sociale et du rôle qu’y jouent les femmes, Mme de Charrière s’abstient-elle d’affirmer l’égalité intellectuelle des sexes, comme elle l’avait fait ouvertement dans des lettres, et de manière plus implicite, dans des fictions, pour préserver ses sŒurs du malheur qu’entraîne une trop grande lucidité? Est-ce lassitude pure et simple? Dans ce cas, l’auteur, en posant les armes pourrait s’approprier les paroles d’un personnage intermittent de Sainte Anne, ‘Pour moi [...] je suis trop vieux pour apprendre à me passer de livres’ (IX, 285). Tout compte fait, la retraite du Pontet lui convient admirablement. Désormais, elle y cultivera son jardin.
    L’écriture d’Isabelle de Charrière s’insère dans la tradition des maîtres du XVIIe siècle, au même titre que celle des principaux écrivains pré-révolutionnaires. Pourtant, le théâtre mis à part, son Œuvre date très peu. Ce sont paradoxalement des vertus classiques, mesure et clarté, qui pour une large part, inscrivent ses récits fictifs dans la modernité. Outre leur style, le réalisme des scènes de la vie quotidienne, le nombre réduit des personnages, l’intimité du cadre domestique que ceux-ci privilégient anticipent le roman contemporain. Les intrigues, qu’elle appelle ‘aventures romanesques’, les portraits détaillés et les dénouements qui ne laissent aucune question en suspens intéressent médiocrement l’auteur des Lettres neuchâteloises (1784), et la rendent encore très actuelle. Le roman charriériste est un roman à thèse. C’est peut-être la raison pour laquelle, au mépris de l’unité structurale du récit, la romancière recourt parfois à plusieurs stratégies narratives pour atteindre à une efficacité argumentative maximum. La priorité impartie à l’épistolarité, très courante dans les romans de l’époque, mise à part, différents types de narration peuvent se côtoyer dans un même ouvrage. Si l’abondance des idées et la gamme des sentiments peuvent appeler de multiples éclairages narratifs, il arrive aussi que la voix narrative se borne au monologue de l’épistolier ou à celui du diariste. Bref, ‘la forme épouse le fond’ n’est pas ici un cliché mais [p. 71] une forme de liberté. Ce sont surtout les côtés idéologique, pédagogique et tant soit peu moralisateur des romans qui nous ramènent au XVIIIe siècle.

Par l’esprit et la culture, Isabelle de Charrière appartient bien au siècle des Lumières. Les textes qui suivent se chargent de l’illustrer. Ils se fondent sur des communications présentées au Dixième Congrès International des Lumières, Dublin, juillet 1999. Guillemette Samson les inaugure en étudiant l’influence d’un voyage que Belle fit en Angleterre (1765) sur elle-même et sur son Œuvre ultérieure. Puis Monique Moser-Verrey propose d’examiner comment le discours corporo-visuel des Lettres neuchâteloises se fonde sur la correspondance de Belle avec Benjamin Constant, quelque vingt ans avant la publication du roman. Madeleine van Strien-Chardonneau retrace ensuite la réflexion de Mme de Charrière sur l’éducation d’un aristocrate néerlandais, à travers le corpus des lettres adressées à son neveu, Willem-René van Tuyll van Serooskerken. La Révolution amène tout naturellement la pédagogue à reviser certaines de ses opinions. La morale d’Isabelle de Charrière s’inscrit dans la tradition libérale des grands moralistes français. Dennis Wood appuie cette thèse en montrant comment la romancière du Noble et de Caliste (1787) critique implicitement les positions dogmatiques. Paul Pelckmans étudie à son tour les formes que prend l’expression de l’intérêt, du ‘concernement’ que Belle porte aux siens, en particulier à ses frères Vincent et Diederik (Ditie), dans sa correspondance intime. Ce registre intimiste est examiné à la lumière de l’évolution des mentalités, du dix-huitième au dix-neuvième siècle. Enfin Karel Bostoen interroge les rapports de Belle de Zuylen / Isabelle de Charrière, en tant qu’écrivain d’expression française, avec sa propre langue, le néerlandais. Deux discours sont ici concernés: la correspondance intime et l’Œuvre littéraire.
    Ce survol et ce bilan, mettent en relief l’éclectisme d’Isabelle de Charrière, image de marque de l’intellectuel des Lumières. C’est bien à son siècle qu’elle appartient, et ce siècle qui vit naître la Révolution nous est infiniment proche.
    Signalons finalement l’Association Isabelle de Charrière (Genootschap Belle de Zuylen), qui publie, en coopération avec l’Association suisse Isabelle de Charrière et l’Association française Isabelle de Charrière, un bulletin intitulé Lettre de Zuylen et du Pontet.3

Notes
1. Amsterdam, G.A. van Oorschot, 1979-1984, 10 volumes.
2. Pierre H. Dubois et Simone Dubois, Zonder vaandel. Belle van Zuylen 1740-1805, een biografie, Amsterdam, G.A. van Oorschot, 1993; C. P. Courtney, Isabelle de Charrière (Belle de Zuylen ). A biography, Oxford, Voltaire Foundation, 1993; Raymond Trousson, Isabelle de Charrière. Un destin de femme au XVIIIe siècle, Paris, Hachette, 1994.
3. L’adresse du site internet consacré à Belle de Zuylen / Isabelle de Charrière est: http://www.etcl.nl../

Introduction prononcée au dixième congrès international des Lumières, Dublin 25-31 juillet 1999.
Rapports - Het Franse Boek (RHFB). Numéro spécial sous la rédaction d’Yvette Went-Daoust, 70 (2000), p. 66-71