LETTRES (1793-1805) D’ISABELLE DE CHARRIERE A SON NEVEU, WILLEM-RENE VAN TUYLL VAN SEROOSKERKEN. UNE EDUCATION ARISTOCRATIQUE ET POST-REVOLUTIONNAIRE |
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Femme de ce siècle des Lumières qui a fait des problèmes éducatifs l’un
de ses centres d’intérêt principaux, Isabelle de Charrière soulève dès
ses premiers romans des questions concernant l’éducation et, dans la vie
aussi, elle s’emploie à former jeunes gens et jeunes filles de son entourage
à qui elle expose ses idées, dispense ses conseils et transmet son savoir dans
de nombreuses lettres.
A cet égard, le corpus constitué par les lettres adressées à son neveu
Willem-René van Tuyll van Serooskerken, auxquelles il faut ajouter l’échange
épistolaire avec les parents du jeune homme, est très riche en conseils et
suggestions d’ordre éducatif et pédagogique. Il s’y dessine une réflexion
critique sur la formation d’un jeune aristocrate néerlandais de la fin du
XVIIIe siècle: tout en tenant compte des traditions et du statut d’une classe
sociale spécifique, Isabelle de Charrière ne manque pas de dénoncer l’incurie
intellectuelle de bon nombre de membres de son milieu d’origine, sur lequel
elle avait ironisé dans sa jeunesse en écrivant Le Noble (1762). Aussi
propose-t-elle des programmes d’étude et des méthodes destinés à stimuler
chez l’élève goût de l’étude, zèle et persévérance. Par ailleurs,
sensible aux bouleversements apportés par les révolutions en Europe, elle
examine le concept de noblesse au profit de son neveu: l’aristocratie a-t-elle
encore une chance de survie, les valeurs de la ‘vieille’ noblesse ont-elles
encore un sens dans une Europe post-révolutionnaire? Quel enseignement, quelle
pédagogie seront susceptibles de former les nouvelles élites?
Willem-René, né le 18 juin 1781, est le fils aîné de son plus jeune frère Vincent (1747-1794), qui avait épousé le 17 septembre 1780, Dorothea Henriette Marie-Louise de Pagniet (1751-1836). Très tôt, dès 1785, Vincent et Dorothea s’adressèrent à Isabelle pour lui demander des conseils sur l’éducation de leur fils. Le premier échange épistolaire entre la tante et le neveu date de 1793.1 Après une interruption due à la guerre entre la France et les Provinces-Unies, Willem-René demande à renouer l’échange épistolaire en mars 1796. Ce dernier se poursuivra jusqu’à la mort de l’épistolière en 1805. D’Isabelle de Charrière, on conserve 65 lettres, la dernière datant du 15 septembre 1805, de Willem-René, six seulement. [p.87]
On peut distinguer trois grandes phases dans cette correspondance: Tout d’abord, par le truchement des conseils dispensés aux parents, Isabelle de Charrière peut exprimer ses idées sur un sujet qui la passionne; l’intérêt se renforce et se personnalise lorsqu’elle commence à correspondre directement avec son neveu et surtout lors du séjour de ce dernier au Pontet (27 mai 1799-mars 1800) pendant lequel se poursuit le commerce épistolaire qui va culminer dans une longue lettre d’instruction dictée en novembre 1799. Puis le départ du jeune homme, le 1er mars 1800, suscite un grand vide et une abondance de lettres (20 pour la seule année 1800), marquées d’une affectivité très forte. La sensibilité, la tendresse, la nostalgie aussi de sa propre jeunesse affichées par l’épistolière contrastent avec le ton plus didactique des lettres précédentes. Elle entend pourtant poursuivre ses leçons, mais à partir de [p. 88] 1801, elle commence à s’impatienter de l’indolence de Willem-René, elle s’y résigne et renonce progressivement à l’idée d’un véritable échange intellectuel, le commerce épistolaire se borne alors aux nouvelles concernant le réseau familial et amical des deux correspondants.
Isabelle de Charrière a souvent critiqué le médiocre niveau intellectuel
de son milieu d’origine. Pourtant le modèle éducatif néerlandais n’était
pas aussi indigent que ses remarques pourraient le faire croire. Quel type d’éducation
recevait, à cette époque, un jeune aristocrate tel que Willem-René? Selon les
historiens2 qui ont étudié les élites néerlandaises des XVIIe et
XVIIIe siècles, l’éducation comprenait deux composantes, d’une part la
composante intellectuelle, d’autre part la composante mondaine qui permettait
d’acquérir l’aisance et les manières d’un ‘vrai’ noble ainsi que le
code d’honneur de l’honnête homme. La formation intellectuelle comprenait
outre les connaissances de base, l’apprentissage obligatoire du français et
du latin, le plus souvent sous la direction d’un précepteur chargé d’inculquer
à ses élèves les notions nécessaires permettant de suivre un enseignement
universitaire qui pouvait inclure physique, mathématiques, droit, histoire et
architecture.
La composante mondaine n’était pas moins importante: les leçons de
dessin, de musique, de danse, d’escrime et d’équitation constituaient une
part appréciable du programme éducatif. Par ailleurs, les études dans une
université étrangère n’impliquaient pas seulement la formation
intellectuelle mais tout autant la fréquentation du ‘beau monde’. Vers
1700, en effet, le grand Tour, et avec lui le voyage de Paris, change de
caractère: il perd sa fonction scolaire et se transforme en un voyage de
reconnaissance culturelle d’une portée beaucoup plus large, plutôt sociale
qu’intellectuelle. Si l’apprentissage du français est important, c’est qu’il
est le mode d’expression du cosmopolitisme qui a adopté le langage du
savoir-vivre, du modèle culturel français qui prédomine en Europe depuis la
fin du XVIIe siècle.3 Ce modèle éducatif caractéristique du
milieu où a grandi Belle pouvait combiner séjours en pension et leçons
privées données par des maîtres. Cependant la noblesse et le patriciat
donnent la préférence au préceptorat, et au XVIIIe siècle, les précepteurs
étrangers, français, suisses, allemands, supplantent progressivement les
précepteurs néerlandais.4 C’est ce type d’éducation qu’ont
connu les frères de Belle. C’est aussi celle que reçoit Willem-René. [p.89]
Isabelle de Charrière est assez sévère quand elle évoque le faible niveau
intellectuel de bon nombre de personnes de son milieu d’origine à commencer
par ses frères, Willem-René et Vincent qui, selon elle, ne s’intéressaient
qu’à la chasse. Elle critique également le mauvais français de certaines de
ses relations ou ironise sur ses cousins, Frederik Christiaan van Tuyll van
Serooskerken et son épouse, couple ‘digne, mais bête’. L’incurie
intellectuelle de ces personnes est dénoncée, mais le modèle éducatif est-il
remis en question? Isabelle y a réfléchi car elle préconise à plusieurs
reprises ce qu’elle appelle ‘éducation publique’, c’est-à-dire une
formation dispensée dans un établissement d’éducation ou un pensionnat au
lieu du préceptorat privé à domicile: elle juge en effet les éducations
privées ‘incertaines et vacillantes’.(III, 109) Dans les années 1787 à
1790, s’engage une discussion à ce sujet entre Isabelle et son frère.
Finalement Vincent choisira la solution traditionnelle du précepteur.
Si l’on examine le contenu des observations, suggestions et conseils d’Isabelle
à son neveu et à ses parents, on constate qu’elle tient compte à la fois du
contenu éducatif traditionnel dispensé à un jeune noble néerlandais et des
principes pédagogiques des Lumières5 dont Locke a été l’initiateur
et qui ont pour objectifs le développement du corps, l’éducation morale et
sociale, la formation du jugement, l’acquisition des connaissances
intellectuelles. Ce qui concerne le développement du corps et la socialisation
n’occupe pas une place très importante dans le corpus étudié, non qu’Isabelle
considère ces points comme négligeables, mais sans doute parce que cette
composante éducative reçoit assez d’attention dans le milieu familial.6
Isabelle n’aborde pas les questions religieuses bien que Willem-René l’informe
qu’il va faire sa profession de foi. Mais la formation du caractère est une
de ses préoccupations constantes car elle ne cesse de répéter à son neveu la
nécessité de lutter contre une certaine indolence de caractère, contre une
tendance à l’indécision qu’elle reconnaît être un trait familial. Tout
au long de la correspondance elle l’invite à faire des choix réfléchis et
conscients et à persévérer dans ses décisions et ses études. Quand elle se
rendra compte de l’insuccès de ses injonctions, elle aura des mots fort durs
pour fustiger la légèreté du jeune homme.7
L’acquisition d’un certain nombre de connaissances et la formation du
jugement de son élève sont les composantes du programme d’éducation qui
suscitent toute son attention. Willem-René a à peine 4 ans lorsqu’elle
dresse un plan d’études qui comprend latin, allemand, mythologie, français,
arithmétique et pour plus tard histoire et géographie, ainsi qu’une très
bonne maîtrise - elle insiste sur ce point - de la langue maternelle. Elle
revient sur ces matières de base lorsqu’elle entame la correspondance avec
son neveu et elle s’applique à lui donner les éléments d’une formation
générale qui feront [p. 90] de lui un ‘homme instruit, appliqué et disposé
à travailler sans relâche’. Les lectures, l’étude des langues, le
bien-écrire sont les activités qu’Isabelle lui propose comme d’ailleurs à
d’autres élèves, Henriette L’Hardy et Isabelle de Gélieu entre autres.
Le programme de lectures répond à la fois aux exigences pratiques des
études de Willem-René et aux goûts personnels de sa tante. Parmi les auteurs
latins, Plutarque, Salluste, Cicéron, Tacite, Virgile, puis les grands
classiques français du XVIIe siècle. Pour le XVIIIe siècle, Voltaire, aussi
bien le tragédien que le poète, mais plus encore l’historien, Buffon
recommandé pour ses qualités de styliste, Rousseau (l’Emile). Ce qui
dépasse peut-être le programme ordinaire de l’homme cultivé, ce sont les
ouvrages théoriques concernant la langue et la littérature, chaudement
recommandés: la Grammaire universelle (1774) de Court de Gébelin, le Cours
de Belles-Lettres de Charles Batteux et plus tard (à partir de 1799) Le
Cours de littérature ancienne et moderne de La Harpe. A la place des romans
qualifiés de ‘fatras fabuleux et insensé’ (26-28 août 1799, V, 619),
Isabelle de Charrière préfère les ouvrages historiques conformément aux
pédagogues de l’époque qui considèrent qu’on y trouve un réservoir d’exemples
indispensables à la connaissance d’autrui et de soi-même.
Isabelle insiste beaucoup pour que Willem-René étudie l’histoire de son
pays et lui recommande à maintes reprises de lire la Vaderlandsche Historie
(1749-1759), imposant ouvrage en vingt-et-un volumes de l’historien
néerlandais Jan Wagenaar dont l’inspiration républicaine semble cadrer avec
les convictions personnelles de l’épistolière; elle demande à son neveu d’en
étudier le style pour améliorer son néerlandais, d’en traduire des passages
en français, d’en méditer les leçons.
Comme pour ses autres élèves, l’étude des langues - latin, langues
étrangères vivantes, langue maternelle - et la réflexion sur la langue
occupent une place capitale dans le programme proposé à son neveu. Dans l’enseignement
traditionnel masculin, le latin occupait une grande place et dans les
Provinces-Unies, il était au programme aussi bien pour les élèves des classes
aisées fréquentant les écoles dites latines qui préparaient aux études
universitaires que pour les aristocrates dont l’éducation se faisait sous la
direction d’un précepteur. Certaines des assertions d’Isabelle de
Charrière en la matière sont assez conventionnelles voire élitistes: il faut
savoir le latin ‘ne fût-ce que pour la bonne grâce et comme il faut avoir
sur le corps une chemise blanche et non pas bleue ou brune.’8 La
connaissance du latin est bien le privilège d’une élite, la maîtrise de la
langue maternelle, le style élégant, la connaissance des langues étrangères
sont aussi le garant d’un certain statut social. Isabelle de Charrière n’ignore
pas les avantages mondains que l’on peut tirer de cette formation. Elle pense
également au contexte de l’époque, l’éloquence est nécessaire en ces
temps de révolution. Elle songe aussi aux fonctions que pourrait exercer son
neveu qu’elle aimerait voir, entre autres, embrasser la carrière
diplomatique. En ce qui concerne les langues étrangères [p. 91] utiles dans
une carrière de ce type, Isabelle qui avait envisagé pour son neveu, outre l’étude
du français, celle de l’allemand et de l’anglais, modère ses exigences et
finalement renonce à lui apprendre l’anglais, préférant qu’il se
concentre sur le français et le hollandais, les deux langues qu’il se doit de
maîtriser parfaitement. Mais ses exigences dépassent de loin des objectifs
purement mondains. En fait, ce qu’elle trouve tout aussi important que la
pratique des langues, c’est la réflexion sur la langue, c’est le processus
intellectuel auquel doit se livrer celui qui s’adonne à l’étude des
langues, que ce soit le latin, la langue maternelle ou les langues étrangères.
C’est ainsi qu’elle écrit à son frère Vincent en 1792:
Le parler et le penser se tient de plus près que l’on ne pense et si c’est le bien penser qui produit le bien parler, celui-ci à son tour produit le mieux penser. (26 janvier 1792, III, 333) |
C’est une idée qui lui est chère, inspirée probablement par des savants tels que Condillac ou Charles Bonnet qui s’interrogent sur la formation de la connaissance et sur les rapports entre le langage et la pensée. Lorsqu’Isabelle de Charrière insiste sur l’importance de la précision et de la clarté de l’expression, s’insurge contre l’emploi de termes inexacts, vagues ou ‘fades’ que ce soit en français ou en néerlandais, elle rejoint Condillac qui dans son Essai sur l’origine des connaissances humaines (1746), souligne le lien entre la clarté des signes, la précision des perceptions et l’ordre des idées, nécessaires dans toutes les sciences. D’où le danger de termes dont le sens reste flou et dont les notions auxquelles ils réfèrent restent alors mal comprises et sont donc source d’erreur et de faux raisonnement.9 Chaque fois qu’elle aborde l’étude des langues, Isabelle tout en tenant compte des implications sociales et professionnelles de cet apprentissage, vise un but plus large et insiste sur l’exercice intellectuel, sur la capacité à systématiser les connaissances, à acquérir une méthode de travail, c’est-à-dire apprendre à apprendre,
la plus essentielle des sciences, parce qu’elle ouvre la porte de notre entendement à tout ce qu’on voudra y faire entrer pendant toute la vie. (été 1799, V, 592) |
Si Isabelle de Charrière dispense des conseils analogues avec des objectifs
et des exigences semblables à ses autres élèves, la finalité sociale de la
formation n’est évidemment pas la même pour, par exemple, Isabelle de
Gélieu, la fille du pasteur de Colombier, Henriette L’Hardy, dame de
compagnie de l’épouse morganatique du roi de Prusse ou pour le rejeton d’une
famille de l’aristocratie néerlandaise. La lettre d’instruction qu’elle
dicte à son neveu en novembre 1799 laisse percer l’espoir que ce dernier fera
partie des nouvelles élites qui doivent prendre en main un pays bouleversé par
les révolutions et les changements de régime. Sa naissance, sa famille, sa
fortune lui en donnent les possibilités. Un passage (V, 639) de cette longue
lettre, dans lequel [p. 92] Isabelle essaie de persuader son neveu de
persévérer dans l’étude du latin, montre bien l’intrication de ses
objectifs. Les avantages de cet apprentissage auquel Willem-René rechigne
seraient quadruples: l’apport intellectuel, ‘apprendre l’art d’apprendre’,
la formation du caractère car il faut faire preuve de persévérance et de
suite dans les idées pour mener à bien cet apprentissage difficile, le
prestige social auprès de ses pairs et aussi auprès de ses inférieurs, le ‘vulgaire’,
assorti de plus dans ce dernier cas, de la possibilité d’exercer une
autorité basée sur la confiance et le respect. A l’évidence, Willem-René
se situe au-dessus du vulgaire et même s’il doit mériter sa place dans la
hiérarchie sociale, il va de soi qu’il doit en occuper l’échelon le plus
élevé.
Quelle conception Isabelle de Charrière a-t-elle de cette aristocratie qu’elle
critiquait dans Le Noble, mais qu’elle ne renie aucunement et qu’elle
revendique pour son neveu? Dans la lettre mentionnée plus haut, Isabelle
évoque deux personnages emblématiques, Bayard, le chevalier sans peur et sans
reproche et Don Quichotte. Don Quichotte, personnage de fiction un tantinet
ridicule, incarne des valeurs qui n’ont déjà plus cours au moment où
Cervantes le met en scène et à plus forte raison à la fin du XVIIIe siècle.
Par contre Bayard, héros historique, reste un modèle auquel son neveu devrait
être fier qu’on le compare. Notons cependant que si la probité, la dignité
et la pureté des mŒurs de Bayard restent des valeurs toujours actuelles, les
prouesses guerrières qui ont fait sa gloire ne sont plus ce que l’on attend
de Willem-René, mais bien le développement de son esprit.
Or la noblesse néerlandaise, restreinte en nombre et d’origine ancienne
constitue une minorité qui a tendance à se replier sur elle-même et à
préserver ses propres valeurs.10 Les qualités militaires étaient
encore en haute considération dans cette classe au XVIIIe siècle. Et les
auteurs des Spectateurs, dont Justus van Effen, qui pourtant critiquent
la francisation et le cosmopolitisme des élites, reconnaissent les qualités
guerrières de la noblesse.11 Plusieurs van Tuyll, dont Vincent,
embrassèrent d’ailleurs le métier des armes. Toutefois, Isabelle de
Charrière, consciente des changements apportés par l’histoire, sait que les
valeurs guerrières ne sont plus le signe distinctif de sa classe: la
révolution française, en effet, a montré que les gens du peuple se battaient
aussi bien que les grands seigneurs (2 nov. 1797, V, 367). Elle reste cependant
attachée aux valeurs morales qui illustrent la noblesse dans ce qu’elle a de
meilleur, la probité et la vertu de Bayard, et plus près d’elle, la
probité, l’équité, la modération de son père (I, 252, 343). Irritée par
le comportement de son neveu, elle fustige une noblesse ‘gredine, frivole,
pusillanime, indolente [...] Zy is ontadelt [elle a dérogé]’ (4-8
oct. 1802, VI, 512).
Mais les valeurs guerrières sont remplacées par les valeurs intellectuelles
qui doivent allier, comme on l’a vu, des connaissances solides à un jugement
sûr et à une grande capacité de travail, en fait à un professionnalisme qui
s’oppose à l’amateurisme aimable de l’homme du monde. Le contre-modèle
[p. 93] en la matière est l’aristocrate de cour français, ses pâles reflets
néerlandais, les compatriotes d’Isabelle qui veulent imiter le bon ton
parisien (11 mars 1799, V, 552), les émigrés qu’elle a accueillis, tel le
charmant Pierre de Malarmey de Roussillon qui est l’exemple à ne pas suivre
(9-11 déc. 1800, VI, 182).
Cet idéal de solidité, de sérieux, d’utilité reposant sur une formation
intellectuelle approfondie n’est pas étranger à la noblesse néerlandaise,
contrairement à ce que les remarques caustiques d’Isabelle pourraient faire
croire. On peut lire dans des correspondances aristocratiques de la première
moitié du XVIIIe siècle, des injonctions analogues d’éducateurs incitant
leurs pupilles à s’instruire avec le même zèle que les membres de la
bourgeoisie qui souvent les dépassent en compétence.12 Il est vrai
aussi que dans les Provinces-Unies, si l’on en croit Malesherbes, les
universités et les ‘savants’ connaissaient un prestige social plus grand qu’en
France,13 ce qui pourrait expliquer l’importance accordée à la
formation intellectuelle, qui contraste avec le modèle nobiliaire français,
bien qu’au cours du XVIIIe siècle, et surtout à partir de 1760, les notions
de valeur et d’honneur liées à l’hérédité et à l’idéal guerrier et
qui avaient défini la spécificité nobliaire soient relayées, en France, par
une notion nouvelle, celle du mérite, valeur bourgeoise.14
Isabelle de Charrière n’attache pas ou plus d’importance aux titres,
ayant pris pleinement conscience qu’ils ne sont plus les garants d’une
position assurée. Certes, la naissance et le réseau relationnel restent des
atouts d’importance mais à l’honneur attaché au nom, au lignage se
substitue l’honneur attaché au mérite qui relève de l’individu et non
plus du groupe. Inspirée par l’idéal éducatif des Lumières et par les
traditions culturelles de son pays d’origine, fidèle aux vertus de la ‘vraie’
noblesse, elle propose à son neveu des stratégies où les valeurs sûres sont
celles qui reposent sur la dignité morale, le travail et le savoir.
Notes
1. Lettre du 3 août 1793 à Willem-René, IV, p. 136-138. Les références
renvoient aux Œuvres complètes, Amsterdam, G.A. van Oorschot,
1979-1984, 10 vol. L’orthographe des citations a été modernisée.
2. J. Aalbers, ‘Reinier van Reede van Ginckel en Frederik Willem van Reede
van Athlone. Kanttekeningen bij de levenssfeer van een adellijke familie,
voornamelijk gedurende de jaren 1722-1742’, in: Jaarboek Oud Utrecht,
1982, p. 91-136. Voir aussi: De bloem der natie. Adel en patriciaat in de
Noordelijke Nederlanden. Redactie J. Aalbers en M. Praak, Amsterdam &
Meppel, Boom, 1987.
3. W. Frijhoff, ‘Le Paris vécu des Néerlandais. De l’Ancien Régime à
la restauration’ in: Paris. De l’image à la mémoire. Représentations
artistiques, littéraires, socio-politiques, Amsterdam, Rodopi, 1997, p. 28.
4. W. Frijhoff, ‘Van onderwijs naar opvoedend onderwijs.
Ontwikkelingslijnen van opvoeding en onderwijs in Noord-Nederland in de
achttiende eeuw’, in: ‘Werkgroep Achttiende Eeuw’. Onderwijs
& Opvoeding in de Achttiende Eeuw. Verslag van het Symposium, Doesburg,
1982. Amsterdam & Maarssen, APA-Holland University Press, 1983, p.
14-15.
5. Dictionnaire des Lumières, Paris, P.U.F., 1997, entrée ‘Education,
instruction et pédagogie’, p. 371-373.
6. Suivant les conseils d’Isabelle, Vincent fait apprendre la musique ‘à
fond’ à son fils (III, p. 88-89, lettre du 8 juin 1788). Dans une lettre du
31 mars 1796, Willem-René fait allusion à ses leçons de violon et de dessin
(V, p. 232-233).
7. Lettre du 17 mai 1802: ‘j’ai eu le chagrin de ne vous voir exprimer
que des opinions vacillantes, des sentiments comprimés par la crainte. Nul feu,
nulle force, nulle énergie - Pauvre jeune homme, pensais-je, il est né vieux!’
(VI, p. 496).
8. Lettre du 18 mars 1797 à Willem-René, V, p. 314. Sur l’ ‘élitisme’
d’Isabelle de Charrière, voir: P. Pelckmans, Isabelle de Charrière. Une
correspondance au seuil du monde moderne. Amsterdam, Rodopi, 1995, p. 94-96.
9. M. Grandière, L’Idéal pédagogique en France au dix-huitième
siècle, Oxford, Voltaire Foundation, 1998, p. 118-119.
10. De bloem der natie[...], op. cit., ‘Inleiding’, p. 13.
11. S. W. Verstegen, ‘De luister van het oude stamhuis. Het beheer der
bezittingen en de levenssfeer van een Veluws adellijk geslacht in de achttiende
eeuw’, in: De bloem der natie [...], op. cit., p. 85-86.
12. J. Aalbers, art. cit., p. 120.
13. ‘A Leyden et à Utrecht, les savants sont un peu différents des
nôtres parce qu’ils sont dans leur pays, des sieurs plus considérables qu’un
homme de lettres ne peut l’être à Paris’, Instruction à M. de la
Luzerne, v. 1777, cité in: M. van Strien-Chardonneau, Le Voyage de
Hollande. Récits de voyageurs français dans les Provinces-Unies, 1748-1795,
Oxford, Voltaire Foundation, 1994, p. 337.
14. G. Chaussinand-Nogaret, La Noblesse au XVIIIe siècle. De la
féodalité aux Lumières. Paris, Editions Complexe, 1984, p. 33-34, 53-54.
Conférence prononcée au dixième congrès international des Lumières,
Dublin 25-31 juillet 1999.
Rapports - Het Franse Boek (RHFB). Numéro spécial sous la rédaction d’Yvette
Went-Daoust, 70 (2000), p. 86-93