LETTRE XII | ![]() |
Constance à l’Abbé de la Tour
Ce 12. Février 1795
Emilie craint l’approche de l’armée Angloise; plusieurs de ses
parens sont dans cette armée.....................................................
et poussant la prévoyance encore plus loin.........................................................................................................................140)
Elle a d’abord témoigné ses craintes à sa
belle-mère, et nous a ensuite parlé à tous avec tant
de raison, de délicatesse et141)
de sensibilité, qu’elle auroit gagné nos cŒurs s’ils ne lui
avoient pas déja appartenus.142)
Théobald la regardoit comme s’il l’eût vue pour la première
fois: il parloit d’elle comme s’il n’en eût jamais parlé.
Ma mere, disoit-il, avouez que j’ai la meilleure comme la plus aimable
des femmes. Combien je vous aime, ô mon Emilie, et combien je vous
admire! Vous me rendez aussi vain que vous me rendez heureux.
Nous irons habiter, Emilie et moi, une petite ville où nous espérons
n’être connus de personne. Le seul Lacroix viendra avec nous. Nous
n’écrirons point et ne recevrons rien par la poste. Des paysans
nous apporteront des nouvelles d’Altendorf.
Ce 13.
Dans ce moment il vient d’être résolu que nous emmenerions
le vieux Baron; sa femme reste avec Théobald, les enfans et Josephine.
Celle-ci est désolée. Eh mon Dieu, disoit-elle tout à
l’heure, si ma Maîtresse s’accoutumoit à être servie
par une autre que moi! Je lui ai promis d’être l’unique chambrière
d’Emilie; ce qui malgré mon zèle lui laissera beaucoup à
désirer. Théobald et Emilie font de vains efforts pour dissimuler
leur extrême tristesse: l’un ne reste, l’autre ne va que pour assurer
le repos de tout ce qui lui est cher. Voilà ce qu’ils ont répété
mille fois. A peine143)
sont-ils bien résolus. Il me semble, me disoit Emilie il n’y a qu’un
instant, que dès que je serai montée en voiture, j’en descendrai
et rentrerai ici avec vous; ne m’en empêchez pas si telle est ma
folie. Oh j’ai tort; je vous supplie, au contraire, de m’obliger à
partir. Non, a dit Madame d’Altendorf, vous serez libre toujours, et si
je vous vois revenir une heure après être partie, ou le soir,
ou le lendemain, je vous recevrai à bras ouverts. Sans doute, a
ajouté le vieux Baron: vos motifs sont les nôtres, et nous
changerons tous de pensée si vous prenez une autre résolution.
Cette bonhomie extrême qui dans un autre moment nous auroit peut-être
un peu divertis, nous a fait fondre en larmes. Théobald n’y pouvant
tenir, est sorti du sallon. Mon pere, ma mere, a dit Emilie, croyez que
si dans un autre départ je fus coupable, j’expie bien ma faute par
celui-ci. Vous coupable! a dit le Baron; vous n’y pensez pas, et l’idée
n’en est venue à personne. La Baronne l’a embrassée, en lui
disant, ne voyez-vous pas que vous nous rendez tous heureux? Adieu, Monsieur
l’Abbé. Nous partons demain avant jour.
J’ai encore le tems de répondre à votre lettre que je viens
de recevoir. Vous me demandez si l’extrême rectitude de Théobald
ne cause point quelques disputes entre lui et moi. Aucune. Dans le fond
je suis de son avis, bien plus qu’il ne paroît. Trouvant fâcheux,
pénible, et souverainement inutile, d’exiger la perfection tout
haut et ostensiblement, je l’aime et la desire, et pour tout dire, je l’exige
au-dedans de moi. L’expérience m’ordonne de m’attendre à
des mécomptes, à ce sujet, de la part de ceux qui jusqu’ici
m’ont inspiré une estime sans mêlange; mais je ne puis m’empêcher
de compter sur eux, et je serois au désespoir s’ils réalisoient
des inquiétudes que je trouverois raisonnable d’avoir plutôt
que je ne les ai. Combien je pourrois devenir malheureuse! L’image d’Emilie
dépravée, m’épouvanteroit encore plus que celle d’Emilie
mourante. Dieu me préserve d’avoir à pleurer ses vertus!
Josephine elle-même, quoique je ne compte pas absolument sur elle
quant à ce qu’on appelle vertu144)
chez les femmes, m’affligeroit si je la voyois retomber dans le vice opposé.
Malgré ce que je lui devois de reconnoissance, malgré ses
excellentes qualités, malgré ce que sa jolie personne avoit
d’attrait et de charmes, j’avois peine dans les commencemens à vaincre
le dégoût que m’inspiroit son désordre. Je le cachois
ce dégoût; aujourd’hui il est détruit. Pauvre Josephine!
Henri laisse entrevoir quelquefois qu’il voudroit bien qu’elle n’eût
point entendu la route de Brême. Il aime, dit-il, la mer et
les voyages maritimes: il pense que l’Amérique est le meilleur de
tous les pays. Hier on lui demandoit, en voyant les deux petits Théobald
au sein de leur charmante mere, lequel des deux il croyoit être le
sien. Oh, que sais-je? dit-il en s’éloignant; l’un comme l’autre,
peut-être. J’ai su cette dure anecdote de Josephine elle-même,
auprès de laquelle je vins un moment après. Je lui demandai
la cause des grosses larmes que je voyois tomber de ses yeux sur les visages
innocens de ses deux nourrissons. Elle cache ses chagrins à Emilie,
de peur qu’elle ne prenne Henri en aversion, ce qui seroit très-fâcheux,
car Henri est entiérement dévoué à son Maître.
Josephine donneroit beaucoup pour avoir été plus sage, et
moi, Monsieur l’Abbé, quoique j’aime ma fortune, à cause
de l’usage que j’en fais, j’en donnerois les trois quarts pour qu’il me
restât de moins fâcheux souvenirs de ceux à qui je la
dois. Je la regarde comme bien à moi, cette fortune, croyez qu’autrement
j’y renoncerois, et j’ai pourtant un grand besoin d’elle pour me distraire
et m’étourdir. Oh! la rectitude est bonne. Je n’aurai point de dispute
avec Théobald. Je respecte tous les scrupules, les scrupules religieux,
les scrupules de l’honneur, enfin tous, ceux même qui n’auroient
point de nom, et jusqu’à la soumission à des loix que rien
ne sanctionneroit. Mon esprit, si ennemi de tous les autres galimathias,
respectera toujours celui-ci. J’aimerai toujours à145)
voir l’extrême délicatesse se soumettre à des régles
qu’elle ne peut définir, et dont elle ne sait pas146)
d’où elles émanent.
Fin