LETTRE XI Constance à l’Abbé de la Tour116) |
La Comtesse se distrait, se console, prend soin de sa taille et de ses
cheveux, et croit n’avoir point d’enfant. Josephine a deux enfans, qu’elle
soigne et nourrit avec une tendresse égale.
C’est tout de bon que Madame d’Altendorf les adopte. Dès que Josephine
cessera d’être leur nourrice, Madame Hotz sera leur Bonne.47
Emilie, dit Madame d’Altendorf, aura, j’espère, ses propres enfans
à élever, et ne devra pas être contrariée, comme
il arrive trop souvent, par la foiblesse d’une grand-mere. Il est bon,
par conséquent, que cette grand-mere soit occupé d’un autre
soin. D’ailleurs, le gouvernement de la maison va bientôt regarder
Emilie, et il faut que Josephine l’y puisse aider: c’est donc à
moi et à Madame Hotz que l’éducation de ces deux équivoques
enfans est dévolue. Je me charge de les mettre en état de
vivre de leurs talens ou de leur travail, et s’ils n’ont ni talent ni activité,
de leurs rentes. Voilà un arrangement aussi raisonnable que généreux,
et en voici la petite pièce.48
Deux jumaux sont nés l’avant-dernière nuit, et leur mère
est morte en couche; l’un est un garçon, l’autre une fille: leurs
parens sont dans un dénuement total. Je les ai donnés à
nourrir à une femme qui demeure avec son mari dans une maison écartée,
et je lui payerai une fois plus d’argent qu’elle n’en demandoit, à
condition qu’on appelle Charlotte le garçon baptisé Charles,
et vice versâ, les habillant précisément l’un comme
l’autre. Ces gens étoient Moraves et se sont lassés du gouvernement
des Moraves, mais non de la simplicité et de l’austérité
de leurs moeurs; ils vivent presque seuls. La femme file, coud, tricotte;
le mari laboure, et fait des ouvrages de menuiserie. Nous verrons si la
vraie Charlotte tricottera, sera fine et gentille, coquette et caressante;
si le vrai Charles prendra le rabot et le hoyau, s’il sera franc, brave,
un peu brutal et fort batailleur. Je compte qu’ils pourront vivre jusqu’à
l’âge de douze ou quatorze ans sans se douter de rien; et si le garçon
alors a l’esprit et l’humeur d’une fille, la fille l’humeur et l’esprit
d’un garçon, je le fais savoir par-tout, et j’espère qu’on
en dira beaucoup de pauvretés de moins sur les caractères
essentiellement différens et les facultés distinctives des
deux sexes. Adieu notre exclusive délicatesse d’imagination, nos
lumineux apperçus et ces saillies si heureuses qu’elles atteignent
aussi haut que les plus sublimes efforts de la raison: nous serons d’autant
moins dispensées de raisonner que nous n’en serons plus jugées
incapables. Je n’ai jamais eu foi à nos priviléges ni à
nos désavantages naturels, et mille fois j’ai cru avoir démontré
la fausseté des uns et des autres, en faisant remarquer à
chacun qu’il connoissoit au-moins une femme qui avoit plus de force de
raison, et une autre qui avoit moins de délicatesse d’esprit que
tel homme foible, que tel homme délicat de sa connoissance. Cela
devoit suffire, et il devoit être prouvé pour chacun, qu’il
n’y avoit rien dans la qualité d’homme et de femme qui déterminât117)
quoique ce soit relativement à nos facultés intellectuelles.
Mais à un argument sans réplique, on ne laisse pas d’avoir
mille choses à répliquer, et à la fin, pour argument
dernier, on en vient à vous dire que cette différence (prétendue)
entre le caractere de l’homme et de la femme est un bienfait de la nature.
- Toute femme que je sois, je ne me laisse pas persuader un fait par l’utilité
dont il pourroit être.
A propos,118) ce n’est pas
avec notre Batave qu’on aura besoin d’ajouter rien à un argument
concluant: il ne permet pas qu’on s’arrête un instant à chercher
de nouvelles preuves de ce qui est prouvé. Lorsqu’une proposition
d’Euclide vient d’être démontrée, avez-vous compris?
dira-t-il à chaque écolier; si l’on dit non, il recommence;
si oui,119) on passe aussitôt
à autre chose; et ne pensez pas que ce soit pour les seules mathématiques,
c’est sur tous les objets et dans toutes les affaires qu’il en use ainsi.
Hier un de ses écoliers voulant chercher une seconde fois sur une
table ce qu’il n’y avoit pu trouver une premiere, il l’arrêta net.
- Avez-vous cherché attentivement ou avec distraction? - Attentivement.
- Avez-vous acquis quelque nouveau sens depuis cette recherche? - Non.
- Eh bien, c’est une chose faite; si vous cherchez une seconde fois, rien
n’empêche que vous ne cherchiez une troisieme, une quatrieme et toute
votre vie. Hier aussi un enfant ayant dit à d’autres qu’il avoit
soufflé un vent du Nord, montra de la neige jettée du Nord
au Midi, et voyant qu’on n’étoit pas persuadé, il cherchoit
d’autres preuves. Finissez, lui dit le Maître; avec ceux qui se refusent
à l’évidence, il ne faut point argumenter. Ce matin, en entrant
à l’Orangerie, on a vu sur la terre d’une caisse d’oranger des traces
de souris: allez vite, a dit le Maître, allez avant que la leçon
commence, demander au Jardinier des trappes que nous poserons tout à
l’heure. Le petit garçon cherchoit, chemin faisant, d’autres traces
de souris, et en marchoit moins vite: allez donc, lui a crié le
Maître, j’ai bien peur que vous ne soyez un sot, car le plus petit
bout d’oreille prouve l’âne aussi bien que le corps de l’animal tout
entier. En sortant de l’orangerie, nous avons vu que le vent avoit ébranlé
une petite maison de bois où l’on tient du charbon. Il faut étayer
ceci, a dit le Hollandois: vîte, qu’on aille chercher des poutres
et des pierres. Les poutres ont été appuyées contre
la maisonnette, les pierres ont affermi les poutres. Voilà qui est
bien solide à présent, a dit le plus intelligent des jeunes
ouvriers, et en même tems il est allé chercher encore quelques
pierres. Que faites-vous, a dit le Maître? - C’est pour plus de sûreté.
- Allez remportez cela tout de suite; en toute chose plus qu’assez est
de trop.
Que ditez-vous, Monsieur l’Abbé, de ce laconisme? Il fait main basse49
sur beaucoup d’inutiles longueurs, il gagne du tems, et resserrant la pensée,
il la rend plus distincte: mais n’auroit-il point quelque chose de téméraire
et de trop tranchant? Savons-nous bien si assez est assez? si le bout d’oreille
qui nous paroit d’un âne, n’est pas d’un mulet? Le proverbe qui dit:
deux sûretés valent mieux qu’une, n’auroit-il pas plus de
sagesse et ne conviendroit-il pas mieux à l’imperfection des facultés
humaines?
(THÉOBALD continue)
J’avoue que cet Hollandois m’en impose et m’amuse; mais je tremble de l’effet
que cet homme pourra produire sur les esprits de la Confrairie du secret,
comme l’appelle Madame de Vaucourt. Il parle mal, mais point gauchement,
notre langue, et il semble que sa dure énergie fasse plus d’impression
au moyen de ce langage bisarre, que s’il s’exprimoit comme ces enfans entendent
que chacun s’exprime. On l’écoute vraiment comme un oracle, et je
doute que ceux qui savent qu’il n’a point de religion, en veuillent avoir
une. Ils seront incrédules par fanatisme, et à force de croire
en Jan Praal, ils refuseront de croire en Dieu. L’homme est si singe!
il semble qu’on ne connoisse la raison qu’autant qu’il le faut pour en
parler, et point comme il le faudroit pour se laisser guider par elle.
Nous sommes fort en goût de métaphysique expérimentale.
D’abord les deux petits Théobald, car mon nom étant neutre,
on l’a préféré, pour l’usage, à ceux des deux
peres: on verra si élevés l’un comme l’autre, quelque chose
annonce chez l’un la noblesse, et décèle chez l’autre la
roture. Voilà une expérience forcée, et la chose,
selon moi,120) n’avoit pas
besoin d’éclaircissemens ad hoc; on sait ce qui en est. Puis les
deux jumeaux: on verra si élevés de la même manière,
mais sous une dénomination qui les puisse tromper, à un certain
point, et donner à leurs esprits une direction contraire à
la direction accoutumée, on verra,121)
dis-je s’ils démentent les opinions reçues. Je pense que
non, Constance pense qu’oui. C’est ici un véritable qui-pro-quo,
arrangé tout exprès pour faire une expérience. Mais
ces expériences sur l’enfance ne nous suffisant pas, nous en avons
entrepris deux sur l’âge mur. La première est de l’invention
d’Emilie. Un homme originaire d’Altendorf, né à Berlin, valet-de-chambre
dans sa jeunesse d’un homme en place, puis précepteur d’un Prince,
puis mari d’une comédienne Françoise, puis c...122)50
et maître de langues, puis ivrogne et mendiant, vient d’arriver,
apportant des preuves de son origine Altendorfienne: son inconduite et
sa pauvreté n’ont malheureusement pas besoin de preuves. Qu’il se
fasse cordonnier, a dit ma femme. - Mais il a quarante-cinq ans au moins.
- N’importe. Helvetius51 soutient,
dites vous, qu’on peut devenir tout ce qu’on veut, pourvu que l’on ait
des motifs suffisans. - Oui, de jeunes gens. - Il se fonde sur la parité
qu’il y a entre le cerveau et les sens du sot et de l’homme habile: or
cet homme-ci a la vue fort bonne, il n’est ni imbécile ni paralytique,
c’est tout ce qu’il faut; et quant au motif suffisant, vous trouverez bon
que je le lui fournisse, en payant sa pension pendant son apprentissage,
et une provision de cuir, s’il me fait dans un an, tout juste, une excellente
paire de souliers. - A la bonne heure, Emilie. Et l’ex-demi-littérateur
r’habillé et restauré,52
est établi déja chez un fort bon cordonnier du village. Mon
pere a trouvé cet arrangement si plaisant, qu’il en a fait un tout
semblable pour un valet de brasserie, de même âge que le littérateur,
invalide et dans la même position; mais si peu littérateur,
qu’il ne connoît pas les lettres de l’alphabet. Celui-ci renfermé
dans une chambre pendant un an (s’il étoit libre il iroit boire),
doit y apprendre à lire et à écrire, avec promesse,
s’il réussit, d’avoir un petit emploi qui lui donnera du pain pour
le reste de ses jours. Emilie triomphe d’avance avec mon père, d’un
succès qui me paroit encore fort douteux. Qu’on ne vienne plus nous
dire, s’écrioit-elle tout à l’heure: je suis trop vieux pour
me corriger, je suis trop vieux pour m’instruire.
Madame de Vaucourt vous a parlé de nos établissemens, de
mes projets; qu’elle seconde avec zèle, quoiqu’elle croie peu à
leur utilité; elle vous a dit que je chercherois des livres, et
qu’en un besoin j’en ferois, pour le peuple d’Altendorf. Je serois bien
aise que les meilleurs esprits de l’Allemagne m’aidassent dans ce dessein,
et le rendissent utile et précieux à l’Allemagne entière.
Déja je me suis occupé de tout ceci; j’ai commencé
le travail, j’ai ébauché l’invitation projettée, et
j’enverrai à un Libraire d’Altona ce qui suit, pour être publié
incessamment.
Dictionnaire politique, moral et rural; ou explication par ordre alphabétique
des termes les plus usités.
NOTA BENE. Une feuille in-40. semblable
à celle-ci paroîtra gratis tous les Dimanches matin chez les
principaux Libraires d’Allemagne. Il s’en imprimera cinq cent exemplaires,
et nous comptons avec joie sur les contre-façons. Suivra l’invitation
aux bons esprits Germains de m’aider à exécuter mon projet;
mais sous la réserve expresse que je pourrai, non altérer
ce qu’on m’enverra, mais le simplifier, l’abréger et même
le supprimer entièrement.
Je vais, pour vous, Monsieur l’Abbé, ranger mes articles comme ils
seroient rangés dans un Dictionnaire françois. Vous comprendrez
qu’ils le seront tout autrement dans ma feuille allemande.
AME. C’est ce qui rend vivant tout ce qui vit, et
en particulier, c’est ce qui rend l’homme susceptible de douleur et de
plaisir, de joie et de chagrin, de volonté et de réflexion.
L’ame n’a pu parvenir à connoître sa propre nature. L’Evangile
nous apprend qu’elle est immortelle, et déja, avant l’Evangile,
les plus sages philosophes l’avoient pensé et écrit.
BATIR, est une chose si hasardeuse, si dispendieuse,
qu’il faut s’en abstenir si l’on peut, et se contenter de la maison de
ses peres. Si toutefois vous y êtes forcé, revoyez mille fois
le plan et le devis avant de mettre la main à l’Œuvre. Quantité
de maisons ont été vendues avant d’être achevées,
faute d’argent pour les finir. Voulez-vous habiter votre maison avec satisfaction
ou la pouvoir revendre sans perte? Bâtissez en bon air et solidement;
ne vous livrez à aucune fantaisie bisarre, mais recherchez l’élégance
qui résulte de la symmétrie et des plus belles proportions.
Pour bien faire, il faudroit que d’habiles Architectes présidassent
aux plus chétifs bâtimens. C’est une grande erreur de croire
qu’il n’y ait que les colonnes et les pilastres,123)
que les temples et les palais124)
qui soient du ressort de l’architecture. Au défaut d’Architecte,
prenez conseil des livres125):
vos voûtes alors ne s’enfonceront pas, vos murs ne se fendront pas,
vous opposerez quelqu’abri aux vents pluvieux de l’Ouest, et leur ouvrirez
le moins que vous pourrez vos portes et vos fenêtres.
CALAMITÉ. La peste, la fièvre jaune,
la famine, un Prince inepte, un ministère corrompu, des tribunaux
iniques, les mouvemens qu’excitent certains ambitieux qui veulent à
tout prix sortir de leur obscurité, sont des calamités également
désastreuses. Opposez d’abord la patience à un mal qui n’est
connu qu’à demi, qui cessera peut-être de lui même,
et auquel des remèdes mal choisis et violens, donneroient un degré
de force et de malignité de plus. Si au lieu de cesser il augmente
et devient insupportable, quel conseil vous donnerois-je? Il n’en faut
prendre que de la sagesse et du mépris de la mort.
DIMANCHE. C’est le premier jour de la semaine. Les
Chrétiens l’ont consacré au culte, au repos et aux récréations
décentes. Il paroit que dans les commencemens du Christianisme,
on ait voulu à la fois abolir le Sabat et le remplacer. L’abolir,
pour mieux faire oublier le Judaisme, et parce qu’il eût été
difficile en conservant le Sabat, d’en faire disparoître la trop
minutieuse observance: le remplacer, parce que l’institution en étoit
bonne. En effet, c’étoit un jour arraché à la tyrannie
d’un maître et à celle de notre propre avidité; c’étoit
un jour donné à la santé pour réparer des forces
épuisées; à la réflexion, pour sortir de l’étourdissement
que cause un travail assidu; à l’amitié, pour favoriser ses
douces communications. Il est bien vrai que le Dimanche on joue, on s’ennivre,
on se bat plus que les autres jours; mais de quoi le vice n’a-t-il pas
abusé? Chaque Dimanche la propreté rétablie, redonne
à l’humble cabane un aspect plus riant, ôte à la vieillesse
quelque chose de sa difformité, et rend à la jeunesse son
éclat et son charme. Chaque Dimanche les enfans se rapprochent de
leurs peres et meres, l’amant retrouve sa maîtresse et partage avec
elle des jeux que leurs parens ont le loisir de surveiller. Conservons
le Dimanche. Est-ce trop d’un jour sur sept pour adorer Dieu, penser à
soi et se réunir fraternellement avec ses sembables?
ENTHOUSIASME. Ce que le vieillard approuve, ce que
l’homme d’un esprit mûr admire, le bouillant jeune homme en est enthousiasmé.
FAUCON. C’est un grand seigneur, un conquérant,
un corsaire parmi les oiseaux. Il se laisse attrapper par plus fin que
lui; alors captif et obligé de brigander53
pour un maître, il n’a plus de sa proie que ce qu’on126)
veut bien lui en abandonner. Que ne s’échappe-t-il dira-t-on, quand
il est au haut des airs? le fauconnier pourra-t-il le suivre? Hélas!
il a perdu l’instinct, le goût de la liberté: d’ailleurs,
que feroit-il127) parmi
ses semblables? façonné à la dépendance et
dégradé, il ne pourroit plus trouver de compagne ni d’ami;
il faut qu’il serve. Sa vieillesse, si toutefois on le laisse vieillir,
sera abreuvée de dégoûts: inutile et négligé,
il vivra parmi de jeunes esclaves dont les plumes seront encore luisantes,
dont le chaperon sera encore neuf, et qui imprévoyans de leur propre
sort, se riront de sa misère et de sa caducité. Voyez
l’histoire de France; voyez l’histoire Romaine; jettez aussi un coup-d’Œil
sur les Cours existantes, les vieux et les jeunes courtisans etc., sur
la Pologne etc.
GÉNÉROSlTÉ. Je ne voudrois
pas qu’un Négociant fût généreux, j’aime mieux
qu’il soit scrupuleux. Je ne voudrois pas qu’un Magistrat fût généreux,
j’aime mieux qu’il soit intègre. Je voudrois encore moins qu’un
Roi fût généreux, parce que d’ordinaire un Roi fait
bourse commune avec ses sujets; j’exige qu’il soit ménager. C’est
à Mylord un tel, au Cardinal un tel, à Don Charles Ignace
un tel, c’est au Feld-Maréchal Comte, Baron un tel à l’être.
Dussent leurs héritiers, enfans, neveux me maudire, je les inviterai128)
à donner noblement, avec grace et sans ostentation. La générosité
donne autrement que la charité, autrement que la prodigalité:
elle apprécie ce qu’elle donne, et le trouve toujours au-dessous
de ce qu’elle voudroit donner. J’ai lu dans St. Foix, ce que dit Meserai54
de la premiere femme de Henri IV. Vraie héritière des Valois,
elle ne fit jamais don à personne sans excuse de donner si peu.55
Et j’ai pensé, voilà une Princesse généreuse.
J’ai trouvé des ames très-généreuses chez des
gens très-peu opulens: ils se cachent des riches avares qui les
feroient déclarer fous s’ils découvroient leur noble imprévoyance
et l’oubli total d’eux-mêmes dans lequel ils tombent quelquefois.
HUMEUR. (mauvaise) Ici je transcrirai l’admirable
lettre de Werther,56 sur la
mauvaise humeur.
IF. Les rangées d’ifs, les allées d’ifs
taillés en piramide, avoient leur phisionomie correspondante à
celle des pont-levis, des tours à crénaux, des vastes et
obscures salles de nos ayeux, comme les bosquets de roses et de jasmin
ont la leur et répondent à nos cabinets, à nos boudoirs
ornés de pots-pourris et de figures de sève.57
Noblesse antique, Rois, Princes, n’arrachez pas vos ifs avec trop de soin,
et ne changez entiérement des moeurs qui d’accord avec les opinions,
vous placerent où vous êtes. La triste pédanterie de
Jaques premier ne compromit pas les Stuard comme la joyeuse dépravation
de Charles second. Louis XI. et Richelieu avoient abaissé les grands
par leur politique; Louis XIV les subjugua par les fastueux plaisirs de
sa Cour; le Duc-Régent les avilit par la licence qui n’est autre
chose qu’une extrême liberté de moeurs. Il me semble qu’un
Prince bon-vivant et une Princesse facile et folâtre, offrent la
choquante contradiction du respect qu’on exige et du mépris qu’on
excite.
LIBERTÉ. Oh quel mot! on ne l’entend point;
personne ne l’explique. C’est un drapeau tout barbouillé; mais sitôt
qu’il se déploie, on marche pour le suivre à toutes les vertus,
à tous les crimes et à la mort.
MANIE. Demi-folie. Elle rend l’homme qui en est atteint,
plus ridicule que malheureux, et ennuie les autres plus qu’elle ne les
tourmente. Celui qui dans ses rêves voit des prédictions est
fou; celui qui les raconte régulièrement, n’est que maniaque:
celui qui confie sa vie à un Charlatan est fou; celui qui pour le
moindre mal court au Médecin, n’est que maniaque. Les grands ont
des manies dont personne n’ose les avertir: l’un est amoureux de sa figure,
l’autre aime les chiens, un troisieme les uniformes, un quatrieme les beaux-esprits129)
qu’il n’entend pas et qui en prose et en vers se moquent de sa manie. Il
me semble que Frederic II, tout grand homme qu’il étoit, avoit la
manie d’étonner l’univers par une rare réunion de talens:
Allemand, il voulut écrire en françois, Roi, conquérant,
législateur, il voulut être poëte. Jamais Voltaire ne
le flatta plus adroitement que lorsqu’il lui dit:
A Salluste jaloux je lirai votre histoire,
A Licurgue vos loix, à Virgile vos vers.58
Frederic II. me paroît avoir pris Julien l’apostat pour modèle:
mêmes vrais talens, même ostentation de talens.
MODÉRATION. Qu’un homme pieux et doux me la
recommande au nom de la Religion qu’un homme sage et plus âgé
que moi m’y exhorte au nom de l’expérience, j’écoute, je
me soumets; ou si ma passion résiste, combat, et remporte une malheureuse
victoire, je reviens humilié rendre hommage à des conseils
trop mal écoutés, et promettre qu’une autre fois je serai
plus docile: mais qu’un homme lourd et froid me prêche la modération,
je crois voir la tortue ou le limaçon vanter la gravité et
la lenteur. Oh! taisez-vous, vous qui n’êtes pas en droit de vous
faire écouter: ne venez pas gâter une cause si belle, et rendre
ridicules les maximes les plus salutaires. La modération raccommode
ce que gâtent les passions; elle prend un juste milieu entre deux
extrêmes également nuisibles; elle empêche qu’on ne
brûle pour sécher, qu’on n’arrête un incendie par un
déluge; elle est amie de l’impartialité; elle amene avec
elle la réflexion et les biais heureux et la douce persuasion qui
concilie les esprits les plus opposés. Qu’on ne la confonde point
avec l’indifférence: celle-ci se retire quand l’autre s’avance,
et vient au milieu du tumulte et du bruit ramener la paix et le bon ordre.
Ici je citerai Virgile, je rappellerai la comparaison que fait ce poëte,
à propos de Neptune tançant les vents déchainés:
‘Tel qu’au milieu d’une multitude agitée un homme sage etc.’ Ille
regit dictis animos, et pectora mulcet59...
La modération, à la vérité est plus
douce et moins imposante que Neptune; mais cela ne rendroit pas la comparaison
moins belle ni moins juste; au contraire, si elle produit avec douceur
l’effet de l’autorité menaçante, c’est son triomphe le plus
beau, et rien ne fait mieux sentir combien elle différe de l’indifférence.
NATURE. Le sauvageon est naturel, sans doute; mais
c’est aussi la nature qui donna à l’homme la pensée et l’art
de greffer la pêche perfectionnée, sur le sauvage amandier.
On sépare mal-à- propos la société d’avec la
nature; Fergusson60 l’a dit
avant moi, et de cette distinction illusoire il nait des déclamations
qui ne sont qu’éloquentes. Est-il quelque chose hors de la nature
où nous ayons puisé nos institutions sociales, nos vices
et nos erreurs? Nous ne pouvons pas plus nous écarter des loix de
la nature que nous ne pouvons enfreindre celles du destin. Si cependant
Rousseau et les autres appellans61
de la société à la nature, ont une idée distincte,
si tout de bon ils voudroient en revenir à un état anterieur130)
à nos institutions, je ne vois pas qu’autre chose qu’un déluge
universel pût les satisfaire.
OBLIGATION OU DEVOIR; s’explique si différement
par ceux qui exigent et ceux de qui l’on exige, que je n’en dirai rien:
seulement j’exhorte les deux parties qui auront contracté ensemble,
à se consulter et à s’en croire131)
mutuellement à un certain point, sur les obligations132)
respectives.
POMMES DE TERRE. Pour croître elles demandent
peu de culture; pour être bonnes à manger, elles demandent
peu d’apprêt: voilà leur inestimable mérite. Prétendre
en faire du pain, de la pâtisserie; du savon, de l’amidon, c’est
perdre son tems et en faire perdre à d’autres. Il est beaucoup d’ingénieuses
futilités.
En voilà assez, Monsieur l’Abbé, pour vous faire connoître
mon projet. J’ai encore des matériaux en réserve, et en attendant
qu’on vienne à mon secours, je rassemblerai de quoi remplir trois
ou quatre feuilles, revenant à l’alpha quand je serai allé
jusqu’à l’omega. L’ANE sera bien traité;
car pour lui je traduis Buffon,62
comme j’ai copié Goethe. Au mot CABALE, je
m’efforce d’en dégoûter ceux même en faveur desquels
elle s’agiteroit. A l’article FEROCE, je conjure les
Princes, sous peine d’en mériter l’épithète, de ne
chasser plus qu’aux loups et aux sangliers. DIXME:
j’en prends le parti comme du moins onéreux de tous les impôts:
puis j’impose le riche en faveur du pauvre; j’exige qu’il donne au pauvre
la dixme de ses revenus. C’est une dette, qu’il la paye: il sera libre,
après cela, de donner davantage pour le plaisir de son cŒur. GOUTTE
: je félicite l’artisan133)
et le laboureur qu’elle dédaigne de tourmenter: ensuite je prétends
qu’elle ne remonte point du pied à l’estomac, comme nous montons
d’un étage de nos maisons à l’autre, et j’exhorte les médecins
à détruire quantité d’erreurs qui ne nous viennent
que d’expressions figurées entendues littéralement: ces erreurs
entrainent des pratiques absurdes et dangereuses. Je vois des gens avaler
beaucoup134) de choses qu’ils
destinent à adoucir immédiatement une poitrine irritée,
sans penser du tout qu’elles seront interceptées par l’estomac,
et que si elles sont mal digérées, elles nuiront à
tout le corps. Les régénérateurs de la société
ont fait des méprises toutes pareilles.
HAMEAU. Je vais pour clôture vous donner cet
article tout entier. Si l’on pouvoit éloigner d’un hameau la misere
extrême, il seroit habité par l’innocence et le bonheur. Des
voisins se connoissent, tout le monde pourroit s’entr’aimer, car tout le
monde se connoîtroit. Le malheur d’un seul individu y seroit l’affliction
de tous. Dix ans, vingt ans pourroient s’écouler sans que le squelette
hideux y vint frapper à la porte d’aucune cabane. On y oublieroit
qu’il faut souffrir,135)
et que la terre est une vallée de larmes. A Londres, à Paris,
la douleur et le deuil se promènent par-tout, et à chaque
pas on entend crier memento mori.
En écrivant ceci Monsieur l’Abbé, j’ai trouvé l’Empire
d’Altendorf encore trop grand. C’est dans un hameau que je voudrois vivre
cent ans136) avec Emilie.
(Madame DE VAUCOURT prend la plume)
Je ne vois dans ce que je viens de lire que trois ou quatre articles, à
savoir, Ame, Bâtir, Dimanche, Pommes de terre, qui conviennent à
ceux auxquels la feuille est principalement destinée. Il est à
souhaiter que dans la suite on les perde plus rarement de vue. Il y auroit
quelques autres critiques à faire. Pourquoi peindre la générosité
d’une manière si incomplette?137)
Donner n’est pas tout. Parler, se taire, agir, s’abstenir
d’agir, pouroit être selon l’occasion l’effet d’une générosité
sublime,138) et il n’y a
pas jusqu’à recevoir qui ne fût quelquefois très généreux.139)