LETTRE X | ![]() |
Emilie à l’Abbé de la Tour110)
Je suis chargée, Mr. l’Abbé, de vous apprendre un événement
fort étrange. Constance n’a pas le tems de vous le mander, et ne
veut pas que vous l’ignoriez quatre jours de plus que vous n’y êtes
condamné, par la distance où vous êtes; c’est un vol,
dit-elle, qu’on vous feroit...
(THÉOBALD continue)
Emilie vous fait trop languir. Deux petits garçons, l’un très-noble,
l’autre très-rôturier, ont été si bien mêlés
et confondus, que jamais il ne sera possible de dire: voilà le fils
du Comte et de la Comtesse de Horst; voilà celui de Henri et de
Josephine.
(EMILIE reprend)
Je vous raconterai comment cela est arrivé. La Comtesse qui souffroit
depuis deux ou trois jours, sentit hier vers le soir des douleurs fort
vives. Josephine se trouvoit111)
par hasard dans sa chambre, et a112)
voulu appeller bien vite la sage-femme qui étoit dans l’autre habitation.
Vous connoissez les marches qu’il faut descendre; elle est tombée,
et sa chûte a sans doute accéléré le moment
de ses propres douleurs. Deux heures après, la Comtesse est accouchée
d’un fils, que la sage-femme, pressée d’aller auprès de Josephine
s’est contentée d’envelopper dans des langes et des couvertures
préparées pour cela; puis elle l’a posé sur un lit
de repos, défendant à Madame Lacroix, qui étoit là,
de le toucher en aucune manière; et dès que la Comtesse a
été arrangée dans son lit, elle a couru à Josephine,
qu’elle a délivrée aussi-tôt. Des langes et des couvertures
sembables à celles qui enveloppoient l’autre petit garçon,
ont été jettées autour de celui-ci; et comme la sage-femme
trouvoit la chambre de Josephine moins chaude que celle de la Comtesse
et que l’air étoit très-froid, elle a aussi-tôt porté
cet enfant auprès de l’autre, ordonnant expressément qu’on
ne les découvrit, qu’on ne les touchât pas113):
alors elle est retournée auprès de Josephine et lui a rendu
les soins nécessaires. Sur ces entrefaites le Comte est arrivé
de voyage, et sachant que sa femme venoit d’accoucher, il est entré
bien doucement dans sa chambre. Comme elle ne parloit pas, il a cru qu’elle
dormoit, et n’a osé lui parler; mais ayant apperçu un enfant,
il l’a pris; puis un autre enfant, il l’a pris aussi, les reposant et les
reprenant tout-à-tour et au hasard, et dérangeant ce qui
les couvroit, sans faire aucune attention à la manière dont
ils avoient été placés. Elle en a donc fait deux?
a-t-il dit tout bas à Mathilde qui étoit près du lit
de la Comtesse. Celle-ci qui ne dormoit pas, a dit: non, assurément;
un est déja trop, et fut-ce un ange que j’eusse mis au monde, la
douleur en passe le plaisir. Mais donnez-moi mon fils, que je le voye.
Lequel des deux est le vôtre? a dit le Comte. Vous devinez le reste.
Au milieu des cris, des pleurs, des évanouissemens de la Comtesse,
la sage-femme disoit: pourquoi le toucher? je savois comment je les avois
posés, l’un au pied du lit, l’autre à la tête. L’excuse
du Comte étoit toute simple; celle de Mathilde étoit prise
dans le respect qui lui fermoit la bouche. Comment oser dire M. le Comte
qu’il ne falloit pas toucher ces enfans? Je pense que tout le blâme
du qui-pro quo tombera sur Constance et sur moi, qui n’avons mis aucune
différence entre les langes de l’enfant de qualité et ceux
de l’autre enfant.46
Constance a passé la nuit auprès de la Comtesse
et a pleuré avec elle. Théobald y est allé ce114)
matin et elle a ri avec lui.
(THÉOBALD continue)
Oui, elle a ri, j’ai ri, Héraclite auroit ri. Eh, le moyen de ne
pas rire en imaginant les effets bisarres, les embarras ridicules qui naitront
de cet inextricable imbroglio! Qui-pro-quo, n’en déplaise
à ma femme, n’est pas le mot. Qui et qui (car ici
nous parlons latin) ne sont pas pris l’un pour l’autre, ne prennent pas
la place l’un de l’autre: ils entrent tous deux dans le monde de front,
et sans qu’on puisse même placer l’un à gauche et l’autre
à droite. Jamais il n’y eut d’égalité pareille, malgré
ce que bien des gens appellent une grande inégalité.
On croit que le chagrin empêchera qu’il ne vienne du lait à
la Comtesse; mais Josephine en a déja; déja elle a fait tetter
les enfans, et elle a dit que s’il lui vient du lait en abondance, comme
elle s’en flatte, elle demandera à les nourrir tous deux. Le Comte
le sait et en est touché. Sa femme seule se désole et tient
des propos dignes de son mauvais sens. On lui parle comme à un enfant
sot et ridicule. Le plus beau, disent les commeres du village, sera sûrement
le vôtre: laissez faire, dans quelques mois on reconnoitra la petite
Excellence à sa bonne mine. Il a été fait mention
aussi de la force du sang. Le sang parlera, disent les plus pédantes
de nos matrones. Jusqu’ici le sang n’a dit mot au cŒur de la Comtesse.
Elle a voulu que j’entrasse chez elle pour recevoir ses doléances,
et se faisant donner les deux enfans: Voyez, disoit-elle, comme celui-là
tord la bouche, ce ne peut être mon fils; mais l’autre crie; quelle
voix aigre! mon fils ne crieroit pas comme cela. Je les ai portés
à Josephine, qui leur a tendu des bras de mère. Mon Dieu!
m’a-t-elle dit, je crois qu’ils sont à moi tous deux. Ils seront
baptisés l’un comme l’autre. Théobald, Alexandre, Henri;
né de... puis les noms des quatre Peres et Meres. Ma Mere veut les
élever. Pour le reste, la chambre de Wezlar en fera ce qu’il lui
plaira.
Ce 30. Janvier 1795.115)