LETTRE IX silhouet

Constance à l’Abbé de la Tour101)

Vous croyez donc qu’on ne peut se passer d’idoles, et vous consentez qu’on honore en Voltaire la tolérance qu’il a prêchée et inspirée; en Rousseau, les vertus domestiques qu’il a enseignées et rendues si touchantes et si belles! Si cela se pouvoit, j’y consentirois peut-être aussi. Je conviens que chez les peuples où il n’y a point de fêtes religieuses, ni pour ainsi dire de culte extérieur, il y a beaucoup de songe-creux102) qui tombent, les uns dans la mysticité, d’autres dans un inquiet scepticisme, et que si l’on y est un peu plus raisonnable, on y est beaucoup plus triste qu’ailleurs. Il est en toute chose du pour et du contre, et j’ai d’autant moins le cŒur à la dispute, que je vois tous les jours des raisons de douter de ce que j’avois cru indubitable: mais quant à Rousseau et Voltaire, prenez-en votre parti; tous les Saints de la légende seroient décanonisés, que ces nouveaux demi-dieux n’en réussiroient pas davantage. On peut dire du demi-dieu comme du grand homme, qu’il n’en est point pour son valet-de-chambre: or tous les lecteurs sont les valets-de-chambre de ces gens-ci.
Je le répète: tous les jours après avoir soutenu une opinion, j’en prens une autre, et je finis par n’en avoir aucune. Les Républiques, au moins celles qui ne sont pas infiniment grandes, me plaisoient beaucoup, et je redoutois la volonté d’un seul: eh bien, je vois distinctement que tout ce qui n’est pas conçu et ordonné par un seul, puis exécuté avec une obéissance implicite et servile, va tout de travers. Quand103) plusieurs personnes ont en commun, ou104) tour-à-tour, l’initiative des projets, aucune d’elles n’affectionne le projet qui n’est pas précisement105) le sien; souvent on le comprend mal on l’adopte toujours froidement,106) l’exécution en est lente et imparfaite. Voyez une maison particulière, une maison de commerce, une manufacture, un vaisseau, une flotte, une armée; tout prouve ce que j’avance. Voyez l’univers, plusieurs Dieux ne pourroient ni l’avoir fait ni le gouverner. En conclurai-je qu’il faut absolument dans un Etat un Maître unique, qui voulant tout ce qui est bon, puisse faire tout ce qu’il veut? Oh! je ne verrois point d’inconvénient à le décider. Mais où trouver un Maître, un Roi, tel que je le demande? Et puis ses Ministres! et puis son successeur!... Plus on y pense, plus ce gouvernement, le seul qui soit susceptible d’être vraiment bon; fera peur, tant il aura de manières et de moyens de devenir détestable. Voici un autre sujet de douter. Quelque chose va mal, je suppose, dans cette maison-ci ou dans cette terre, certains abus se sont glissés dans la répartition des travaux ou des redevances, faut-il changer cela tout-d’un-coup, dût-on mécontenter ceux qui souffriroient du redressement beaucoup plus encore qu’on ne pourroit réjouir ceux qui y gagneroient? J’étois tentée de dire, non: n’excitez pas ce grand mouvement dans les esprits; n’essayez d’arriver au mieux possible que par degrés; il faut se contenter de louvoyer, comme dit le sage Malesherbes42 en parlant de certain édit sur les Protestans.43 Eh mon Dieu, quel exemple! s’est écrié Théobald: l’édit en question, qu’on avoit fait en attendant mieux, a pesé sur les Protestans tout près d’un siécle. Il ne faut louvoyer que quand on est assuré de gouverner assez longtems le vaisseau, pour pouvoir changer à propos sa direction; autrement on risque de le faire aller à mille lieues du port, et peut-être ira-t-il échouer contre un roc ou se perdre dans des sables. Oui, c’est vrai, allois-je dire; il ne faut pas se contenter de louvoyer, il faut, à force de voiles et de rames aller droit au but, fût-ce contre les vagues impétueuses de la grosse mer. Mais mon esprit s’est porté sans dessein sur la France, sur le monde et je me suis arrêtée, et j’ai douté, et j’ai béni mon destin de n’avoir à conduire qu’une petite nacelle, et en la conduisant mal de ne pouvoir noyer que moi.107) Les intrigans moins timorés, se jouent des Empires et des Peuples. Que je hais leur dangereuse audace! Que je méprise ces ames vuides au-dedans, et cherchant toute leur existence hors d’elles-mêmes! Leurs bonnes intentions ne sont qu’inquiétude, et leur bienfaisance n’est que vanité.
Il a passé ici plusieurs Emigrés François, venant de Hollande. Josephine qui va et vient encore, rencontra hier une femme grosse qui paroissoit très-fatiguée: elle la mena chez son beau-pere, puis vint demander la permission de lui offrir un lit pour la nuit qui approchoit. Emilie et moi nous ramenames Josephine, et restames tout le soir avec l’Emigrée, qui se trouva être une femme de très-bonne compagnie. Madame de Horst y étoit; elle se plaignit de son état, de son ennui. Et moi, suis-je sur des roses! dit l’Emigrée en souriant. Madame de Horst fut la seule qui ne l’entendit pas. Eh bien, voilà une obligation que les gens sensibles et judicieux ont au deuil qui couvre l’Europe: ils rougiroient de parler de leurs pertes particulières; ils dissimulent des maux légers et de petites humiliations. Depuis plus de trois ans, je vois, j’entens Gatimosin44 par-tout, et la plainte commencée meurt sur mes lèvres, et, dans le silence auquel je me force, mon ame se raffermit.
Emilie protège la Comtesse; elle prétend n’avoir que si peu de mérite par-dessus elle, et en revanche tant de bonheur, qu’il seroit barbare de la négliger. Théobald l’a pourtant priée de lui faire grace de cette comparaison.
Je parlois l’autre jour de Paris, et me rappellois ce qu’à-propos du goût, vous aviez dit de ses édifices. A quoi bon, Monsieur l’Abbé, les faire plus majestueux et y mettre plus d’unité et d’ensemble? Le fripier, le perruquier, le marchand d’estampes, s’en empareroient-ils moins de la colonne, de l’architrave et du fronton? Ces soubassemens,45 garans trompeurs d’une grande solidité, et que l’on fait même trop hauts pour la colonnade qu’ils soutiennent, en seroient-ils moins minés et percés à jour par des peuplades entières d’habitans? Un tems étoit où je trouvois tout cela plus gai plus agréable, plus beau même que n’eussent été des édifices plus parfaits et plus respectés. La tête vivante d’un enfant,108) un oiseau sautant dans sa cage, une fleur, un branchage verd, me paroissoient des décorations préférables à un triglyphe, un mufle, une rosette, une feuille d’acanthe taillés par la main du sculpteur. C’est ainsi qu’est la nature, me disois-je. Dans le tronc d’un vieux arbre, l’abeille trouve une ruche; dans son feuillage, la fauvette fait son nid. L’ame, la vie industrieuse et empressée se glisse partout. Regardez l’air, il vit; la terre, elle respire. Remuez, retournez cette vieille pierre, vous la verrez couverte d’êtres vivans... Mais, ô Ciel! que de guêpes, de rats, de serpens, sortent de leurs repaires! Je les ai vus prêts à se jetter sur moi; j’ai fui dégoûté autant qu’effrayée.
Ce 23. Janvier 1795.109)
P. S. Il me semble que beaucoup de choses s’expliquent par l’immense population de Paris. Il y étoit plus intéressant qu’ailleurs, de se tirer de la foule dont on couroit risque d’être écrasé: de-là tant d’âpreté à la poursuite de la fortune et des distinctions. Il y étoit plus facile qu’ailleurs de se cacher dans la foule: de-là si peu de crainte du blâme et de la honte. Si je ne réussis pas à pouvoir briller, se disoit-on, je ferai ensorte de n’être pas apperçu.




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