LETTRE V
Constance à l’Abbé de la Tours84)
Hier il m’est arrivé de dire que de tous les beaux-esprits mes
contemporains, Bailly22 étoit
le seul avec qui ses ouvrages m’eussent donné le desir de vivre.
Chacun s’en est montré surpris. Quoi, Mme. de Sillery!23...
J’admire ai-je dit, quelques-unes de ses petites Comédies; je fais
cas de cet esprit rapide et expéditif que je trouve dans tous ses
ouvrages; j’y reconnois à la fois sa vocation et le talent de la
remplir. On devroit l’établir inspectrice générale
des écoles primaires de la République Françoise; mais
je ne m’en tiens pas moins à ce que j’ai dit. Et Bernardin de St.
Pierre? Paul et Virginie24
n’ont point d’admirateurs plus ardens que moi, ai-je répondu; comme
je connois leur soleil, leurs palmiers, leurs habitations, je vis avec
eux, je me promene avec eux partout85)
où je les rencontre: enfans, je les caresse; adolescens, je les
admire; cependant je m’en tiens à ce que j’ai dit. Mais laissons-là
les auteurs vivans et remontons plus haut. Aurions nous voulu vivre avec
Jean Jacques? Non, sans doute! s’est écrié chacun.- Avec
Voltaire? - Pas davantage. - Avec Duclos?25
- Oui. - Avec Fénélon?26
- Oh oui! - Avec Racine? - Oui. - Avec La Fontaine? - Pourquoi non? Ici
nous avons été interrompus. Vous pouvez, Monsieur l’Abbé,
vous amuser à continuer ce scrutin. Je pense qu’en général
j’aimerois mieux vivre avec un auteur qui ne le seroit devenu que par nécessité
ou par une impulsion irrésistible, qu’avec celui qui se seroit mis
à l’être de son plein gré et par choix, c’est-à-dire,
par amour-propre. Mais peut-être qu’après tout, le meilleur
n’en vaudroit rien, du moins sous le rapport dont il s’agit. Tous ces gens-là
sont sujets, non seulement à préférer leur gloire
à leurs amis, mais à ne voir dans leurs amis, dans la nature,
dans les événemens, que des récits, des tableaux,
des réflexions à faire et à publier, et souvent ils
méconnoissent les objets et permettent à leur esprit de les
dénaturer, pour les mieux plier à l’usage qu’ils en veulent
faire. Il ne s’agit pas, pour eux, de la chose, mais de l’effet. Un Peintre,
pour l’amour de son tableau, renverse une bonne maison et la change en
une masure. Je doute que Rousseau ait jamais rien vu comme il étoit.
Ceux qu’il vouloit louer, ceux dont il vouloit se plaindre, sont devenus
à ses yeux ce qu’ils devoient être, pour que des portraits
charmans ou hideux pussent porter leur nom. Quant à Voltaire, il
ne se donnoit pas la peine de se tromper lui même, il lui suffisoit
d’en imposer aux autres. Il disoit ce qu’il lui convenoit de dire. Je pourrois
porter mes exemples beaucoup plus loin, mais j’en ai dit assez pour vous
mettre sur les voies, et vous faire partager avec moi l’amusement que ces
examens et ces appréciations m’ont donné.
Des Auteurs nous avons passé assez naturellement aux études.
Seroit-ce un bien, seroit-ce un mal, que la majorité d’une nation
fut plus instruite qu’elle ne l’est; ou86)
en d’autres termes, la portion de lumières que peuvent acquérir
des artisans et des laboureurs par le moyen de l’instruction, seroit-elle
utile ou nuisible, soit à eux, soit à la société
à laquelle ils appartiennent? Cette question est si vaste, si difficile
à décider, que nous nous en sommes tenus à des doutes
et des conjectures, mais après la discussion la plus froide, la
plus raisonnable dont nous soyons capables, Théobald qui ne perd
jamais de vue l’avantage de ses pupiles,27
comme il appelle les habitans d’Altendorf, a décidé qu’il
prendroit dans chaque famille le jeune homme que ses parens diroient avoir
le plus d’intelligence, et qu’il lui feroit apprendre d’abord à
lire, à écrire, l’arithmétique, la géographie,
ensuite les principes de la langue Allemande, en même-tems que ceux
de toute logique et rhétorique, et enfin un sommaire des loix du
pays. Là où il n’y aura point de garçons, on prendra
une fille, si les parens y consentent; de sorte qu’il y aura dans chaque
famille quelqu’un qui en saura plus que les autres et que l’on pourra consulter.
Deux heures par jour suffiront à ces différentes études,
qui seront continuées pendant trois ans. Après trois ans,
on procédera à un nouveau choix, et on commencera un nouveau
cours. En hiver, les leçons se donneront dans l’orangerie du château;
en été, dans la vieille chapelle que vous connoissez. Chaque
jour Théobald, accompagné de sa mere, d’Emilie ou de moi
ira jetter un coup-d’Œil sur les Maîtres et sur les Ecoliers, pour
les obliger à respecter l’ordre établi et juger des progrès.
Après cela, quand les jeunes gens seront hors des classes, il faudra
avoir quelques livres à leur mettre entre les mains, et c’est à
se procurer des livres qui leur conviennent, que Théobald prétend
mettre tout son discernement et toute son activité. On se gardera
bien de les qualifier d’ouvrages pour le peuple: c’est le moyen
d’exciter la défiance et le dédain chez ceux auxquels on
auroit été les premiers à montrer du dédain
et de la défiance, et cela tout aussi clairement que si on leur
eût dit: il y a des vérités que nous nous réservons;
vos esprits grossiers ne les pourroient comprendre; d’ailleurs nous redoutons
l’usage que vous en pourriez faire: contentez-vous des objets que nous
voulons bien vous présenter; encore ne vous sera-t-il permis de
les considérer que sous le point de vue sous lequel il nous convient
que vous les envisagiez: nous vous en montrerons certaines faces, et nous
vous cacherons les autres. Ah! loin de nous un artifice aussi grossier
qu’insultant! Dans notre bibliothèque publique il n’y aura point
de fictions, par conséquent point de voyages. Des livres d’histoire,
de physique pratique, de médecine pratique, des extraits des meilleurs
sermons et autres livres de morale, voilà ce qui la composera. Théobald
dit qu’il fera les livres, s’il ne les trouve pas tout faits. Dès
demain il ira avec Emilie à la quête des écoliers.
Le fils du maître d’école, jeune homme instruit et rangé,
est l’instituteur qu’il leur destine. Théobald n’aura garde d’exiger
qu’on n’envoye pas les autres enfans à l’école commune; mais
il n’encouragera pas leurs études, et il favorisera au contraire
leurs travaux ruraux ou méchaniques.
Que ditez-vous, M. l’Abbé, de notre projet? Ne sommes-nous pas modestes,
du moins? Nous ne prétendons pas, comme vous le voyez, fonder de
nouvelles sciences sur de nouvelles bases, enseigner, par exemple, une
nouvelle morale indépendante de la Religion: nous ne pretendons
pas recréer ab ovo les têtes humaines. Contens de fournir
quelques alimens à la pensée et de la guider plus ou moins
dans son premier essor, nous la laisserons ensuite se conduire elle-même,
et elle pourra s’égarer, se retrouver ou se perdre à son
gré.
Ce 25. Dec. 1794.87)
LETTRE VI
Constance à l’Abbé de la Tour88)
Le cours a commencé. Nous avons quatorze garçons
et trois filles. Ce qui a restreint le nombre des écoliers, c’est
que Théobald n’a pas voulu d’enfans au-dessous de dix ans, ni au-dessus
de quinze. Il a donné un adjoint à notre jeune Maître.
C’est un Hollandois, né en Nord-Hollande, sur les bords du Zuyderzée,
dans un de ces villages où Descartes inspira le goût de l’Algèbre
et de la Géométrie. Ce goût s’y est conservé.
La plupart des Maîtres d’école y enseignent les Mathématiques;
beaucoup des Maîtres d’école y enseignent les Mathématiques;
beaucoup de paysans les étudient et deviennent de bons calculateurs
et d’habiles Méchaniciens. Les disputes politiques ennuyoient depuis
longtems l’Archimède Hollandois; la guerre l’étourdissoit:
sans attendre le siège, il a quitté Syracuse. Par son moyen,
nos enfans apprendront parfaitement l’Arithmétique, et nous avons
ajouté l’Arpentage aux autres sciences dont nous essayons de les
douer. Je vous entretiens de tout ceci, Monsieur l’Abbé, avec une
grande confiance. Vos idées, je le vois, se portent sur des objets
très semblables à ceux qui occupent les nôtres; vous
vivez avec des gens instruits; j’en suis fort aise. S’il est douteux que
l’instruction convienne aux classes laborieuses de la société,
il me paroît bien certain qu’elle est nécessaire à
la classe oisive.
Il me tarde que le Comte revienne. Sa femme m’est à charge. Hors
le Roman du jour dont tout le monde parle, elle ne peut rien lire: hors
quelques ouvrages de mode elle ne peut rien faire: hors quelques aventures
amoureuses ou galantes, elle ne peut s’intéresser à rien.
Josephine, qu’elle dédaigne, est en effet trop bonne compagnie pour
elle, et quand ce ne seroit pas la situation qui leur est commune et qui
la gêne parcequ’elle forceroit la Comtesse89)
à faire asseoir devant elle la Chambrière, je ne crois pas
qu’elle en tirât plus de parti qu’elle ne fait. La sage-femme avec
son caquet, est de quelque ressource: elle a appris son métier dans
des villes où la Comtesse connoît beaucoup de gens et en raconte
tant qu’on veut les histoires scandaleuses: mais de tems en tems on trouve
qu’elle s’émancipe trop, qu’il n’y a point assez de dignité
à se laisser amuser par une femme de cette espèce, et faisant
rentrer la causeuse dans le néant, on n’a plus de société
que l’ennui et l’humeur. Les lettres du Comte ne sont guère satisfaisantes:
une modique pension est tout ce qu’il se flatte d’obtenir. Seule, la Comtesse
auroit peine à se faire recevoir chez aucun de ses parens, et l’enfant
qui naîtra double la difficulté.
Vous prévoyez avec plaisir, dites-vous, que Marat28
sera bientôt chassé du Panthéon29
François. Pour moi, j’avoue que cela m’est assez égal, et
me seroit égal quand même je m’intéresserois beaucoup
aux autres choses qu’on fait et défait dans ce pays-là. Pourquoi
un Panthéon? pourquoi des Apothéoses? Voltaire et Rousseau,
à votre avis, ressemblent-ils à des Dieux? Je comprendrois
peut-être qu’un homme qui ne seroit connu que par quelqu’action éclatante,
un conquérant tel que Bacchus, apportant à ses sujets le
sep et la vigne, parmi ses trophées; un Hercule, délivrant
son pays de tyrans et autres90)
monstres; je comprendrois, dis-je, comment la reconnoissance et l’admiration
pourroient les déifier; leur vie privée, leurs actions journalières,
leurs grandes prétentions, leurs petites querelles, ne viendroient
pas, bien connues, bien appréciées, dénoncer l’homme
et détruire le Dieu. Mais Rousseau, mais Voltaire, n’ont-ils pas,
comme on dit, donné leur mesure à tout le monde? L’un étoit
le plus bel esprit, l’autre le plus admirable écrivain qui aient
jamais été; mais loin qu’à mes yeux cela les divinise,
je ne sais s’il n’y auroit pas dans l’esprit que l’un a prodigué,
et dans les phrases que l’autre a si admirablement arrangées, quelque
chose qui pourroit nuire à la dignité d’un grand homme? Il
est des hommes que, soit mérite éminent de leur part, soit
illusion de la nôtre, nous sommes tentés de mettre dans notre
estime au dessus de la condition humaine. Ces hommes ne seroient-ils pas,
en quelque sorte, déparés par ce qui fait la gloire de ceux
auxquels on prétend ériger des autels? Ils ont plus fait,
ils ont moins dit et ne se sont pas piqués de si bien dire. Croiroit
on louer Licurgue30 ou Solon,31
Epaminondas32 ou Germanicus,33
en disant qu’ils avoient beaucoup d’esprit et qu’ils écrivoient
supérieurement bien?* L’écrivain, le bel-esprit, se donne
à mon gré trop de mouvement, se montre trop aux yeux de la
multitude pour n’en pas perdre quelque chose de sa dignité, et Ciceron34
seroit à mes yeux un grand homme si je ne connoissois de lui que
son consulat. J’aime bien mieux qu’il ait été tout ce qu’il
étoit: moi aussi je gagne, à ce qu’on a fait pour le public
et pour la gloire, car je suis une portion du public, et l’on recherche
mon suffrage quand on prétend aux suffrages de tous; mais qu’on
ne demande pas pour ceux qui l’ont recherché, un culte que je ne
puis leur rendre: en général qu’on ne demande pas pour soi
ni pour autrui l’oubli des bornes de toute perfection humaine. Quoique
l’exagération publie, de quelqu’orgueil qu’on se gonfle, je vois
des erreurs avec des clartés, de la foiblesse avec de la force,
et la vaine enflure que l’on prête aux objets, ne me dispose que
davantage à chercher et à mesurer au juste leur véritable
grandeur.
Ce 28. Decembre 1794.91)
*Jésus-Christ a fait peu de longs discours, et n’a dicté
ni les Evangiles ni les Epîtres.
LETTRE VII
Constance à l’Abbé de la Tour92)
Déja des difficultés, des peines, ou dumoins des
rabat-joie35 dans notre établissement.
Qu’on se flatte de recommencer la société toute entière,
quand on ne peut seulement établir comme on le voudroit, une école
à Altendorf. Le premier jour de l’an, Théobald recevant à
la place de son pere, les complimens de nos notables, vit dans la phisionomie
de l’un d’eux des marques de chagrin. Il lui en demanda la cause, et apprit
que les enfans de cet homme ayant tous plus de quinze ans, on ne participoit
point chez lui au bienfait de la nouvelle institution, et qu’il en étoit
désolé. Théobald a demandé s’il y avoit d’autres
peres de famille qui fussent dans le même cas: on lui a répondu
qu’il y en avoit dix, et qu’ils avoient délibéré de
venir faire une humble représentation à leur jeune Seigneur,
et le supplier d’admettre au cours un de leurs enfans, soit le plus jeune,
intelligent ou non, soit celui d’entr’eux qui auroit le plus d’aptitude,
comme dans les familles où les enfans avoient l’âge requis.
Je ne puis rien changer à mon plan, a dit Théobald; mais
je penserai à ce que vous venez de me dire: revenez demain apprendre
de moi ce que j’aurai résolu. Il étoit peiné en me
racontant cela; il avoit peur de mes réflexions. Je n’en ai fait
aucune de celles qu’il craignoit, et j’ai très-sérieusement
examiné, avec lui, ce qu’il y avoit de mieux à faire. C’est
à ses dépends qu’il tâche d’arrêter la fermentation
que la jalousie commençoit déja à exciter, car on
s’étoit permis de dire qu’il vaudroit mieux supprimer le cours,
que de n’en pas rendre le bienfait plus général. Dix écoliers
choisis par leurs parens dans les moins93)
jeunes familles, comme dans les autres, viendront deux fois par semaine
prendre une leçon de Théobald lui-même, et dans son
propre appartement. Le jeune Maitre qui n’est pas plus âgé
que l’ainé d’entr’eux, ne sera là que sous-maitre, ou plutôt,
il y sera écolier. On ne s’y occupera que des études par
lesquelles devra finir l’autre cours, et dans lesquelles il est encore
peu expert. Son dessein étoit bien d’apprendre, pour se préparer
à enseigner, et ce nouvel établissement lui en facilite les
moyens. Théobald qui a l’esprit fort net, lui donnera tout a la
fois des leçons de grammaire, de logique, de jurisprudence, et d’enseignement.
Pour lui, cette école ressemblera parfaitement aux écoles
normales qu’on prétend établir à Paris. Les autres
écoliers forment un singulier assemblage: l’un d’eux est fort ignorant,
un autre fort rustre, un autre croyoit tout savoir avant l’institution
Théobaldienne, et le dépit d’ignorer nuit chez lui au desir
d’apprendre: enfin, Théobald aura bien de la peine, et déja
il voit que rien n’est aisé de ce qu’on veut faire faire aux hommes,
ni de ce qu’on veut faire pour eux.
Je tremble que vous ne soyez mécontent de la lettre où, à
propos du Panthéon, je vous parle de Voltaire et de Rousseau. Vous
trouverez que, pour juger s’ils étoient dignes des hommages de la
société, il falloit examiner s’il lui ont fait du bien; mais
je suis incapable d’un pareil examen: la chose est trop compliquée
pour ma foible tête. D’ailleurs, de quoi s’agiroit-il dans cette
question, de l’intention ou de l’événement? de ce qu’ils
ont voulu ou de ce qu’ils ont opéré? C’est ce dernier point
qui est trop difficile pour moi. Quant à leur intention, je crois
qu’elle a été vaine, diverse, ondoyante, selon l’expression
de Montaigne.36 Voltaire est
peut-être le plus vain des deux, Rousseau le plus divers37:
tantôt il excite ses compatriotes, tantôt il les appaise; tantôt
il veut qu’ils ressentent ses injures, tantôt qu’ils les oublient.
Cet oracle, que l’on consulte sans-cesse, après avoir vanté
mille fois le prix inestimable de la liberté, dit qu’elle seroit
trop achetée, si elle l’étoit par une goutte de sang. Oh,
qu’il est naturel qu’on ait de l’autorité sur la multitude, quand
tour-à-tour on flatte avec art des penchans opposés ! Ici
la révolte est sanctifiée, là c’est la soumission;
et l’inconséquence elle-même, si elle ne peut citer une éloquente
page où elle soit érigée en vertu, trouvera94)
du-moins à s’étayer d’un grand exemple.
Une autre question intéressante à laquelle vous penserez,
et à laquelle j’avoue n’avoir pas pensé d’abord, c’est le
bien ou le mal que peuvent faire à un peuple l’hommage qu’on les
accoutumeroit à rendre à certains hommes. Mais ici la question
ne m’effraie point; je me prononce hautement contre de pareils hommages.
Les Saints du Calendrier ne font plus ni bien ni mal et je voudrois qu’on
les laissât en repos; mais il me semble qu’on devroit se faire scrupule
de préparer à l’esprit humain une éternité
d’enfance: certainement ceux qui vont renouvellant sans-cesse ses poupées,
ne veulent pas qu’il sorte jamais de tutelle. Le Clergé philosophe
est aussi Clergé qu’un autre, et ce n’étoit pas la peine
de chasser le Curé de St. Sulpice pour sacrer les Prêtres
du Panthéon.
Ce 5. Janvier, 1795.95)
LETTRE VIII
Constance à l’Abbé de la Tour96)
En voici bien d’un autre! le Hollandois est Athée. Ce
matin, sur la fin de la leçon, les plus jeunes écoliers s’en
alloient déja avec le Maître Allemand; les plus âgés
restoient; et l’ainé de tous, charmé du Maître Batave
et ne le quittant qu’à regret, s’est avisé, comme pour avoir
encore quelque sujet d’entretien avec lui, de lui demander quelle étoit
sa Religion? Aucune, a répondu froidement le Mathématicien,
et il s’en est allé. Aucune! aucune! a été répété
par toutes les bouches comme par autant d’échos; mais nos petits
échos ajoutoient au mot répété, l’accent de
la surprise et d’une sorte de consternation. Heureusement Théobald
étoit là et j’étois avec lui. Il a dit que cela vouloit
dire seulement que leur Maître n’étoit ni Catholique Romain,
ni Luthérien, ni Calviniste; ce qui n’avoit rien d’étonnant
puisqu’on professoit en Hollande plusieurs autres croyances, mais que cela
ne laisseroit pas, si on le savoit, de le rendre désagréable
à beaucoup de gens, qui veulent qu’on ait une Religion qu’ils connoissent.
Voudriez-vous perdre votre lecçon d’Arithmétique ou d’Algèbre?
a-t-il ajouté. Non, non, ont répondu les enfans. Eh bien,
il faut vous taire scrupuleusement, a dit Théobald. Si vous dites
un seul mot de la déclaration de votre Maitre, on aura avec lui
des procédés mal-honnêtes, et certainement il quittera
Altendorf. En même tems il a promis des ardoises, du papier, des
crayons, des écritoires, si le secret étoit gardé
et que les leçons de géométrie et de calcul continuassent:
et moi, à qui il avoit tout raconté en françois, j’ai
mis le doigt sur ma bouche en signe de discrétion, et cela d’un
air si grave et si solennel que la confrairie du secret, composée
de trois garçons et de deux filles, en a reçu une nouvelle
injonction de le garder. Sera-t-il gardé ce secret? tous l’ont promis:
trois garçons et deux filles, de treize, quatorze et quinze ans!
tous, dis je, l’ont promis, exigeant cette promesse les uns des autres.
Théobald est allé parler à l’instituteur, et lui a
dit de quelle importance il étoit de se taire, s’il vouloit vivre
ici en repos et conserver un établissement qui paroissoit lui convenir.
Je ne suis pas bavard, a-t-il répondu; ce n’est guère le
défaut des gens de mon pays, et si l’on ne me demande rien, je ne
dirai rien. On n’en a pu tirer autre chose. Supposé donc qu’on lui
fasse la même question que ce matin, il ne manquera pas de faire
la même réponse. Alors, que de bruit! Les parens croiront
leurs enfans souillés; pervertis, damnés, pour avoir appris
d’un homme sans religion que deux et deux font quatre. Auprès de
la moitié du public, Théobald en le renvoyant, n’expiera
qu’imparfaitement son imprudence; l’autre moitié criera à
la superstition, à la barbarie, et les Bayle futurs, dans leurs
Dictionnaires,38 mettront
Jan Praal au nombre des philosophes persécutés, et Théobald
d’Altendorf97) sur la
liste des persécuteurs fanatiques.
Traitons un autre sujet, Mr. l’Abbé; celui-ci est déplaisant.
Je vous parlois, il y a huit jours, de la disproportion que je trouvois
entre certains hommes, et les honneurs qu’on leur décerne. J’y ai
pensé bien souvent depuis: à mon avis, toute disproportion
de ce genre est choquante, et la modestie me paroit être bienséante
et nécessaire par-tout. On cherchoit, on demandoit à Cambrai
l’église et la chapelle où étoit déposé
le corps de Fenelon, et l’on s’en approchoit avec respect, on s’y recueilloit
avec une sorte de dévotion. Je ne me souviens pas si j’y ai vu son
buste. Je pensois, en regardant la pierre qui le couvre, à ses vertus,
à sa douceur, à lui, à son élève. On
va voir à Strasbourg le monument du Maréchal de Saxe. Quand
il seroit mieux ordonné qu’il ne l’est, je l’aurois trouvé
trop grand, trop bruyant, pour ainsi dire. Ce n’étoit pourtant qu’un
homme: voilà ce que l’on pense en voyant ce fracas. Mais ce ne sont
pas seulement des monumens funèbres trop superbes qui rapetissent
en quelque sorte ceux auxquels on les érige: un homme, un Prince
vivant, m’a toujours paru petit dans un vaste palais. Je pense qu’au milieu
de leur faste, les Princes Asiatiques se seroient montrés avec tant
de désavantage, que c’étoit un98)
motif de plus pour se cacher. Alors, si ne les voyant pas, l’on jugeoit
d’eux par leur demeure, ils devoient en imposer beaucoup. Trop de simplicité
nuiroit peut-être au respect du vulgaire; trop de faste nuit à
toute espèce de respect. Le fastueux, que le sort ou notre imagination
dépouille de ce qui l’entoure, devient ridicule: c’est un Roi de
théâtre déshabillé. Peut-être ne fait-on
pas assez d’attention aux effets nécessaires, immanquables, plus
physiques que dépendans de la réflexion, du rapprochement
de certains objets. Il me semble qu’on se sent triste dans une vaste forêt,
quand même on ne peut y avoir peur. Ces arbres sont si hauts, et
quoiqu’ils ayent beaucoup vécu, ils vivront encore tant d’années!
Pour nous, nous ne pouvons atteindre qu’à leurs branches les plus
basses; notre automne, notre hiver va venir, et il ne reviendra point de
printems: nous n’avons que quelques instans à vivre. Dans un temple
aussi, dans un temple grand et majestueux, l’homme se perd en quelque sorte,
et pénétré de son néant, il s’effraie - et
s’humilie devant l’invisible Divinité. A la vérité,
toute impression de cette espèce s’affoiblit peu à peu. Rien
n’étonne toujours, rien même ne frappe long-tems. L’accoutumance
enfin nous rend tout familier. Les organes aussi ne sont pas également
sensibles chez tout le monde. Quant à moi, à moins que je
ne lise ou n’écrive, je n’ai pas les mêmes pensées
dans un sallon fort exhaussé que dans un cabinet d’entre-sol, dans
un grand bois que dans un petit jardin, à Vincennes qu’à
Trianon, et je me suis imaginée qu’un enfant élevé
dans la rue St. Honoré, ne ressembleroit pas au même enfant,
élevé près de la Sorbonne.39
Peut-être me trompé-je; mais ceux qui comptent pour rien ce
que j’exagère, se trompent aussi.
Hier nous parcourûmes les voyages d’Arthur Young.40
Il trouvoit mauvais que les plus beaux des anciens châteaux de France,
eussent vue sur des toits; j’ai trouvé bien plus mauvais que de
magnifiques châteaux modernes, châteaux d’Intendans, d’Evêques,
de Financiers, fussent vus si près des plus misérables
cabanes. Voilà bien la plus choquante de toutes les disproportions.
Comment ne craignoit-on pas l’effet de ces comparaisons que l’on provoquoit?
Je trouvois dans un rapprochement si monstrueux le goût choqué,
le cŒur blessé, la turpitude des mŒurs et du gouvernement mise à
nud. Quelqu’un disoit à un nouveau riche: Vous soupez bien et donnez
souvent à souper à vos amis: c’est fort bien fait, mais par
égards pour vos voisins, mettez une sourdine à votre tourne-broche.
Je ne crois pas que le nivellement des fortunes soit possible, et je conviens
sans détour, que je suis fort éloignée de le desirer;
mais j’espère que partout on va épargner le bruit du tourne-broche
à celui qui ne devra pas manger du rôti. J’espère que
par-tout chacun voilera son luxe; la prudence le veut. La générosité
exige davantage, elle veut qu’on diminue le luxe privé, les jouissances
égoistes, et que les grandes fortunes se popularisent.41
Riches, si vous voulez qu’on vous pardonne vos richesses, ne vous contentez
pas d’être charitables: soyez généreux. Il est difficile
de donner le bonheur, mais facile de donner quelque plaisir. Amusez le
pauvre, partagez avec lui vos amusemens: en hiver, ayez pour lui, s’il
se peut, quelque spectacle qui l’égaye; en été, des
bains qui le rafraichissent, des promenades qui le récréent.
Ainsi, vous étoufferez dans son ame la réflexion triste et
envieuse, et jamais il ne songera à vous arracher une fortune, à
laquelle il devra quelques fleurs, dont sa pénible carrière
se trouvera semée.99)
Ce 19. Janvier 1795.100)