TROIS FEMMES SECONDE PARTIE69) |
Je n’ai pas trouvé, dit Mme. de Berghen quand elle
revit l’Abbé, que vos trois Femmes prouvassent quoi que ce soit;
mais elles m’ont intéressée, et c’est tout ce que je demandois.
Cela doit donc aussi me suffire, dit l’Abbé: mais n’avez vous pas
quelqu’estime pour chacune de mes trois Femmes? Je ne puis le nier, répondit
la Baronne. Eh! dit l’Abbé, ai-je prétendu autre chose? Josephine
n’est rien moins que chaste, et vous l’estimez cependant, parce qu’elle
est très-bonne fille, qu’elle aime sa Maîtresse et se conduit
avec elle mieux, beaucoup mieux que simplement bien.70)
Constance garde une fortune dont un casuiste sévère pourroit
lui disputer la propriété; mais l’usage qu’elle en fait,
vous force à avoir de l’estime pour elle. Emilie, si scrupuleuse
d’abord, s’accoutume à l’inconduite de sa femme-de-chambre, à
la jurisprudence étrange, sophistique peut-être, de son amie,
et enfin se laisse enlever par son amant sans dire un seul mot ni faire
la moindre résistance: cependant vous ne sauriez ne la point estimer,
et cela parce que renonçant à la perfection qu’elle aimoit,
il lui reste d’être bonne amie, bonne maîtresse, amante dévouée,
et que même l’amour, l’amitié, la reconnoissance qui lui ont
fait perdre quelque chose de son inflexible vertu, s’enrichissent de cette
perte et substituent un autre mérite à celui qu’elle leur
sacrifie. Si je vous eusse parlé d’un de ces êtres comme j’en
connois beaucoup, qui même, lorsqu’ils ne font pas de mal ne font
aucun bien, ou ne font que celui qui leur convient; qui n’ayant que leur
intérêt pour guide, n’en supposent jamais aucun autre au cŒur
d’autrui, vous l’eussiez sûrement méprisé. De l’esprit,
des talens, des lumières, rien ne vous reconcilieroit avec un homme
de cette trempe. Il faut voir en un homme, pour le pouvoir estimer, que
quelque chose lui paroit être bien, quelque chose être mal;
il faut voir en lui une moralité quelconque. Avec ce quelconque,
vous donnez une grande latitude à nos vertus ou plutôt à
nos vices, dit la Baronne. Si un homme s’avisoit de se permettre tout,
hors de faire gras le vendredi et de travailler le dimanche, que diriez-vous
de lui? J’étudierois ses facultés et m’informerois de son
éducation, répondit l’Abbé; et si je voyois que de
bonne foi il met plus d’importance aux observances que vous dites, qu’à
nul autre devoir, j’oserois bien le déclarer imbécille, mais
non totalement immoral. La Baronne reprit: Quand vous avez parlé
de la dévotion de Josephine et du parti qu’elle prétendoit
tirer de l’Oraison Dominicale, vous avez présenté des objets
respectables sous un point de vue ridicule, et cela a déplu à
plusieurs personnes de ma société. Ce n’est pas ma faute,
et c’est très-fort contre mon intention, dit l’Abbé. Josephine
a, comme beaucoup de gens, une piété qui, pour être
grossièrement conçue, n’en est pas moins de la piété.
Elle pensoit que si elle n’eut eu que des vices, elle eût été
désagréable à Dieu; que si elle eût eu à
demander le pardon de beaucoup de péchés, elle ne l’eût
pas obtenu. Cela est-il ridicule? Aujourd’hui je ne sais ce qu’elle se
permet; rien peut-être de bien grave; ce dont je suis persuadé,
c’est que le serment qu’elle a fait d’être fidelle à la foi
conjugale, pèse sur elle, la tient liée, et qu’elle ne le
violera pas.
Mais ne pensez-vous pas, dit la Baronne, que vos trois Femmes, si elles
étoient connues, seroient d’un mauvais exemple? Ne craindriez vous
pas que l’estime qu’on seroit forcé de leur accorder, ne fut une
espèce de sauve-garde, de brevet d’impunité, pour des fautes
destructives du bon ordre? Point du tout, répondit l’Abbé.
Josephine a souffert et souffre encore; son mari lui accordera-t-il jamais
cette tendre confiance qu’il auroit pu avoir pour une femme chaste, et
qu’il eut épousée sans y être contraint? Constance
a souffert, et n’est peut-être pas sans inquiétude. A mon
avis, on n’a rien à lui reprocher; mais il n’en est pas de même
des auteurs de sa fortune; et qui sait comment ils ont vécu et comment
ils sont morts? Ne vous en a-t-il jamais fait l’histoire? demanda la Baronne.
Jamais, répondit l’Abbé; elle a seulement permis à
Emilie de me dire ce qu’elle lui en avoit appris. Que fait-on actuellement
à Altendorf? dit la Baronne; y est-on heureux? Je vous apporterai,
dit l’Abbé, différentes lettres que j’en ai reçues.71)
TROIS72) FEMMES
LETTRE PREMIERE
Constance à l’Abbé de la Tour
Je souhaite pour votre honneur, Monsieur l’Abbé, que vous ayez
eu une meilleure raison de nous quitter que celle que vous m’avez donnée
à entendre, et je me sens plus disposée, dans cette occasion,
à vous pardonner un peu d’hypocrite flagornerie, qu’une si misérable
pusillanimité. Vous ne craignez du moins pas que mes lettres ne
vous tournent la tête, puisque vous voulez que je vous écrive:
vraiment votre sécurité est juste, il n’y a rien à
craindre de ce côté-là: j’écris sans agrément
comme avec peu de soin, et l’on m’a toujours reproché un stile sec
et décousu.
J’ai d’excellentes nouvelles à vous donner de votre jeune ami et
de sa femme. Emilie se conduit à merveilles; il est vrai qu’il n’y
a pas grand mérite à cela jusqu’à présent;
mille prévenances, une obligeante prévention pour tout ce
qu’elle fait et dit, lui facilitent le bien dire et le bien faire. Madame
sa Belle-Mere a mille fois plus de sens et de bonté que je ne pensois.
C’est une manière, froide en apparence, mais si soutenue, de faire
ce qui est le mieux pour tout ce qui l’entoure, qu’on ne peut douter à
la longue qu’elle n’ait un cŒur excellent et très sensible: vous
me l’aviez dit, et l’aviez bien jugée. Elle m’a confié le
projet qu’elle a de mettre Emilie à la tête de sa maison,
et veut que je l’aide à arranger tout pour cela. On lui donnera,
sous ce rapport, la chambre dont la porte fait face à celle de la
salle à manger, de l’autre côté de la porte du château.
Mme. d’Altendorf y fera construire un poële à la
manière de Suisse, et tel que Mme. Hotz, qui est de Zurich,
la presse depuis vingt-deux ans d’en avoir un. On écrit pour se
procurer des plans, des dessins, toutes sortes de directions.16
Mme. Hotz fera venir, s’il le faut, un terrinier17
de ses parens, et coute que coute, nous nous chaufferons d’aujourd’hui
en un an, auprès d’un poële Suisse. Pour le reste, la chambre
sera arrangée selon le goût d’Emilie, qu’on saura pressentir
avec la sagacité que donne une grande envie d’obliger. Elle a fait
elle-même, mais sans savoir que ce fût pour elle, de petits
dessins en mosaïque pour six fauteuils: on a retrouvé du canevas
et des laines que la teigne a épargnés pendant quinze ans,
et qu’on prètend lui enlever aujourd’hui. Lacroix a fait trois métiers
de tapisserie. Mme. d’Altendorf, sa belle-fille et moi, nous
nous sommes chargées chacune de deux fauteuils; et tous les soirs,
dès qu’il a frappé cinq heures, nos trois métiers
forment un triangle autour d’un antique guéridon d’argent, sur lequel
on place deux flambeaux. Mr. d’Altendorf se promène par la chambre
ou s’assied auprès du feu. Théobald ne s’éloigne guère
de sa femme. Si vous étiez avec nous, comme je le voudrois, je vous
donnerois bien souvent mon aiguille et m’irois chauffer. Théobald
pourroit par fois nous faire quelque lecture, si son pere haissoit moins
les livres: on dit qu’ils produisent tous sur lui le même effet qu’Adèle
de Senanges. Au vrai, nous nous en passons très-bien; il ne manque
rien à nos soirées pour être très-agréables,
et s’il m’arrive quelquefois de vous y trouver un peu à dire, c’est
une preuve que j’ai véritablement de l’amitié pour vous.
Le matin je lis, j’écris: Emilie et Josephine prennent dans ma chambre
une leçon d’allemand. Mme. d’Altendorf a exigé
qu’on apprît l’allemand. Emilie vouloit l’apprendre de son mari;
mais sa belle-mere a cru que la leçon ainsi prise et donnée
iroit mal, et qu’il seroit même un peu triste qu’elle allât
bien. C’est donc le maître d’école du village que nous avons
pour maître. Emilie étudie beaucoup, mais apprend peu. Pourquoi
les François et Françoises ont-ils tant de peine à
apprendre une langue étrangère? On diroit qu’ils croient
déroger à la nature éternelle des choses, en appellant
le pain et l’eau autrement que pain et eau, et outre qu’ils
ont peine à retenir et à dire d’autres mots, ils paroissent
ne pouvoir pas trop s’y résoudre.
Mme. d’Altendorf a donné une clef de son bureau à
Emilie; elle veut qu’elle paie et reçoive en son absence comme elle-même.
C’est très-bien pensé. Elle intéresse Emilie à
la chose publique du logis et de la famille, en attendant que le gouvernement
lui en puisse être entièrement confié. Le Baron n’est
pas homme à abdiquer aussi formellement la suprématie en
faveur de son fils; mais celui-ci poussé par sa mere, s’informe
des négligences et des défauts de l’administration actuelle,
et tout doucement les répare et les corrige. Son projet est de renoncer
peu à peu et sans le déclarer, à la plupart de ses
droits féodaux, et s’il survit d’un seul jour à son pere,
d’en brûler les titres. Là-dessus il fonde des espérances
d’amour et de bonheur chez ses vassaux, qui tiennent du roman plus que
de la vérité.
Je l’avois plusieurs fois écouté, de manière à
lui laisser croire que partageant son espoir, je comptois voir renaitre
à Altendorf le règne de Saturne et de Rhée; mais hier
mon air lui dit mon incrédulité. Je vous entens, s’écria-t-il;
vous traitez mes projets de rêveries et mon espoir de chimère;
vous croyez que rarement on peut être utile à ses semblables,
et que si l’on réussissoit à leur faire du bien, ils ne le
sentiroient pas, n’en aimeroient pas mieux leur bienfaiteur, ne l’en traiteroient
pas mieux, et tourneroient peut-être contre lui les lumières,
la liberté, l’opulence qu’ils lui devroient. Il se peut bien que
vous ayez raison; mais je veux l’ignorer. Je m’étourdirai là-dessus,
je me persuaderai que j’aurai plus d’adresse ou de bonheur qu’un autre;
que les hommes pour qui je travaillerai seront faits autrement que d’autres.
Il ne s’agit que de mettre la main à l’Œuvre. Une fois engagé
dans l’entreprise, on ne délibère plus, on agit. L’attrait
du travail fait même quelquefois oublier le but qu’on se proposoit
en commençant. On est comme le marchand, le joueur, ou l’agioteur
avide, qui d’abord ne vouloit gagner que pour acheter telle maison, pour
épouser telle femme, et qui ensuite ne se souciant plus de la femme
ni de la maison, ne veut plus qu’agioter, jouer, trafiquer. Ma cupidité
sera dumoins plus noble que la leur. Quelques douces jouissances accompagneront
mes efforts, quelques marques de sympathie de la part de ceux auxquels
le Ciel donna un enthousiasme pareil au mien, m’empêcheront de rougir
de son extravagance. Après tout, on ne peut vivre dans une totale
inaction, ni agir sans un but d’action: or quel but n’offre pas les mêmes
incertitudes que celui que je me propose? Si je cherche du plaisir, suis-je
sûr d’en trouver? Dans la recherche des biens desirés par
l’ambitieux, suis-je sûr de réussir, et le succès même
le plus brillant m’assureroit-il le bonheur? Il n’y a que l’homme qui travaille
pour substanter sa vie, qui sache distinctement à quoi il tend,
et dont le but n’ait rien de vague ni de chimérique; encore pourroit-on
mettre en question si vivre est une chose si douce, que ce soit la peine
de travailler uniquement pour continuer de vivre. Laissez-moi donc travailler
à diminuer les souffrances et à accroitre les jouissances
de mes semblables; et quand l’expérience m’aura prouvé que
je ne pouvois rien pour eux; quand, loin de me récompenser, ils
m’auront puni de mes infructueux efforts, j’espère que l’âge
aura glacé mes sens, mon activité, ma sensibilité,
et que respirer encore, sans but, sans projet, sans espoir, presque sans
mouvement,73) sera toute
la jouissance que demandera un homme éteint en même tems que
désabusé. Voilà, Monsieur l’Abbé, presque mot
pour mot ce que Théobald a répondu à ma pensée.
A l’avenir, sans lui objecter rien, j’entrerai dans ses bienfaisans projets
et l’aiderai de mes conseils et de ma fortune. Adieu.
Ce 30 Novembre 1794.
P.S. Théobald vient d’envoyer un habillement complet et chaud à
chacun des hommes que sa terre fournit aux troupes du Cercle.18
Il donne à leurs parens l’équivalent de ce qu’ils pourroient
gagner ici par leur travail.
LETTRE II
Constance à l’Abbé de la Tour
Je vous remercie, Monsieur l’Abbé, de la relation que vous m’avez
faite des premiers jours de votre voyage. Puisse-t-il s’être achevé
aussi heureusement qu’il a commencé! ou s’il vous est arrivé
quelqu’accident, puissiez-vous avoir trouvé des secours et un asile
pareils à ceux que je vous dois!
Tout continue à aller fort bien ici. Je trouve, qu’excepté
le vieux Baron qui me paroit avoir été jetté dans
un moule assez commun, tous les habitans de ce lieu sont des gens distingués
et rares. Madame d’Altendorf qui,74)
a su vivre avec son mari dans une stagnation apparente de toutes ses facultés,
sans en rien perdre,75) de
manière qu’elle se retrouve à présent ce qu’elle étoit
dans sa jeunesse; Mme. d’Altendorf, dis-je, est ici le phénomene
qui me frappe le plus. Je croyois qu’elle avoit élevé son
fils, et que cette occupation avoit pu lui tenir lieu de tout autre plaisir;
mais en joignant ensemble le tems qu’il a passé en différens
endroits de l’Allemagne, de la Suisse et de l’Angleterre, je vois qu’il
n’a vécu que la moitié de son âge à Altendorf.
L’y voir fixé aujourd’hui avec une compagne telle qu’elle l’auroit
choisie, n’est pas une jouissance médiocre pour sa mere, et je m’apperçois
qu’elle fait tous les jours chez lui des découvertes agréables:
il est clair aussi que chaque jour elle me sait plus de gré d’avoir
empêché qu’il ne s’enfuît en Amérique avec Emilie;
car elle ne doute pas que ce ne fût là son projet et qu’il
ne dût s’embarquer à Hambourg. Nous n’avons touché
qu’une fois cette corde, et je la trouvai si fâcheuse, qu’éludant
des remercimens auxquels j’aurois mieux aimé n’avoir point de droits,
je changeai aussi-tôt de conversation. Ce qui avoit amené
celle-ci c’est une lettre que je reçus, il y a quelques jours, de
cette petite Comtesse de Horst, que nous vîmes, vous et moi, près
de Hambourg. Ni ses parens ni ceux de son mari n’ont voulu leur pardonner
leur mariage. Elle espéroit que sa grossesse, aussi avancée
que celle de Josephine, les toucheroit; mais personne ne veut la recevoir
pour faire ses couches, et elle se voit au milieu de l’hiver, sans argent
et sans asile. Voilà ce qu’elle m’écrit, et elle me demande
des conseils. J’aurois mieux aimé que tout franchement elle m’eût
demandé des secours: mais n’importe, je lui ai répondu qu’elle
n’avoit qu’à venir habiter la maison que j’ai dans le village; et
Josephine devant faire ses couches vers le même tems dans le ci-devant
appartement d’Emilie, lui sera ressource et secours. Quand la petite Comtesse
sera arrivée avec son mari, je vous manderai si c’est une acquisition
que nous ayons faite: si ce n’en est pas une, nous nous en tiendrons avec
eux aux devoirs de l’humanité et d’une cérémonieuse
politesse. Je les ai avertis que je ne leur prêtois ma maison que
jusqu’au mois de Mai, car alors je l’irai habiter moi-même. J’ai
tellement76) peur d’ennuyer
le château de moi, que desirant y passer l’hiver prochain, je veux
passer l’été au village. Adieu Monsieur l’Abbé. Je
crains bien que ce détail des événemens et arrangemens
d’Altendorf ne vous ennuye un peu.
Ce 7 Décembre 1794.
P.S. Ne voilà-t-il pas qu’un indiscret a lu par-dessus mon épaule
pendant que j’écrivois. Il me demande ma plume.
Quel beau projet l’on vous communique, mon cher Abbé! mais il ne
s’exécutera pas. Venez vous emparer de la maison où elle
prétend rentrer. Comment la laisserions-nous quitter le château?
elle est l’ame vivifiante de mon pere; elle est pour ma mere la plus douce
et la plus aimable société: quant à ce qu’elle est
pour Emilie et pour moi, je ne puis pas mieux le dire, qu’exprimer tout
ce que nous lui devons.
Théobald
LETTRE III
Constance à l’Abbé de la Tour
Ce 13 Décembre 1794.
Mes hôtes, ou plutôt ceux de ma maison, car ils ne seront jamais
les miens, et si j’étois chez moi ils n’y seroient pas, arriverent
il y a trois jours. Nous leur fîmes aussi-tôt une visite qu’ils
nous rendirent le lendemain, et hier ils ont diné au château.
C’en est assez pour long-tems. Je les ai pris en une sorte d’aversion,
à cause des mauvais momens qu’ils ont fait passer à Emilie.
La femme est une étourdie, sans esprit ou du moins sans raison et
sans tact, mais très-jolie, comme vous vous en souvenez sans doute:
elle est coquette à proportion. Son mari, que vous n’avez pas vu,
parce qu’au mois d’Octobre il étoit à l’armée Prussienne,
est un grand homme à grandes moustaches noires, et beaucoup plus
beau qu’il ne paroit spirituel. Hier, à table, on plaça la
Comtesse entre Théobald et son Pere; le Comte entre Madame d’Altendorf
et moi: Emilie étoit vis-à-vis de la Comtesse et avoit auprès
d’elle, d’un côté, une Dame d’Osnabruck, de l’autre la mere
de cette Dame, et entre cette mere et moi étoit un Baillif ou Secrétaire
d’une Seigneurie voisine de celle-ci. La Comtesse toujours penchée
vers son jeune voisin, lui parloit tantôt de Mlle. de
Stolzheim, dont les regrets avoient fait bruit, et n’avoient rien, selon
elle, que de fort naturel; tantôt de l’étonnement où
chacun étoit ou devoit être, de voir qu’un homme de la77)
naissance, de la figure et de la fortune78)
du jeune Baron d’Altendorf, s’enterrât dans un château de Westphalie,
au lieu de briller à quelque Cour, comme cela lui seroit si aisé.
Théobald ne répondant à-peu-près rien, la Comtesse
voulut rendre ses cajoleries encore plus sensibles, et à propos
d’un bracelet qu’elle portoit et sur lequel étoit le portrait de
son mari, elle regarda un portrait de Théobald que Madame d’Altendorf
avoit sur une boëte, compara les deux figures, et donna hautement
la préférence aux cheveux blonds sur les cheveux noirs, aux
yeux bleus sur tous les autres yeux. Le mari impatienté, lui représente
envain, qu’elle faisoit un mauvais compliment aux Dames de la compagnie,
qui toutes étoient brunes excepté elle: la franchise de Mme.
de Horst étoit si grande, disoit-elle, qu’elle ne pouvoit déguiser
aucun de ses sentimens; et toujours elle regardoit Théobald avec
un tel air de prédilection et des minauderies si agaçantes,
que le mari ne put bientôt plus dissimuler son chagrin. Emilie qui
le voyoit, regarda Théobald avec un léger sourire, lui montrant
du coin de l’Œil le pauvre Comte honteux et déconcerté. Je
suivois ses yeux, et je vis Théobald lui lancer un regard terrible.
S’il eût pris garde à l’effet de ce regard, il en eût
été fâché sans doute, et auroit réparé
le mal au lieu de l’aggraver; mais trop plein de l’impression qu’il avoit
reçue, et fatigué de la Comtesse qui ne prenoit garde à
rien ou que rien ne décourageoit, il se leve tout-d’un-coup, se
plaint d’avoir trop chaud et supposant que mon voisin avoit froid, il vient
brusquement lui demander sa place et le pousse à la sienne. Je le
reçus mieux que mon penchant ne m’y portoit, et cela pour ne pas
augmenter l’esclandre; mais ni moi ni Mme. d’Altendorf, nous
ne pûmes plus donner de vie à la conversation, et la petite
Comtesse elle-même resta abasourdie. Après le diner, Emilie,
au lieu de rentrer au sallon, courut dans ma chambre où je la trouvai
toute en pleurs. Je sais, dis-je, tout ce que vous pourriez me dire; mais
de grace plaignez-vous de votre mari à sa mere, et priez-la de vous
raccommoder avec lui: ou je la connois mal, ou cette confiance que vous
montrerez en son impartialité et en son amitié pour vous,
achevera de vous l’attacher: moi je vous suis ici trop dévouée
pour que mon entremise fit un bon effet. Venez sur le champ avec moi, nous
la trouverons, je pense, dans la salle à manger, où elle
a prétexté avoir quelque chose à faire, étant
lasse de la compagnie et de la contrainte du diner. Venez, je vous laisserai
avec elle, et j’irai prendre votre place à toutes deux auprès
de vos convives.
Pendant que nous traversions la chambre qui est entre mon appartement et
la salle à manger, nous avons entendu que Madame d’Altendorf parloit
à son fils. Quoi! lui disoit-elle, s’emporter de la sorte et pour
si peu de chose! Vous nuisez, mon Fils, à votre réputation,
à votre repos, au bonheur de ceux qui vous aiment; vous courez risque
d’altérer les sentimens de votre femme, d’altérer sa santé,
enfin de vous rendre très-malheureux, et pour comble de maux, de
sentir que vous l’êtes devenu par votre propre faute. Nous étions
auprès de la porte qui étoit entr’ouverte; je l’ai poussée,
Emilie est entrée, elle s’est jettée au cou de sa belle-mere.
On s’étoit querellé sans parler, je crois qu’on s’est raccommodé
de même, mais non sans verser bien des larmes. Emilie, quand elle
est rentrée au sallon, avoit les yeux fort gros, et ceux de Théobald
étoient d’un homme qui a été fort attendri. Après
m’avoir ramené sa femme d’un air bien obligeant pour elle et pour
moi, il a proposé aux hommes d’aller avec lui s’informer d’une chasse
au renard qu’on avoit dû faire aux environs d’Altendorf. Emilie s’est
mise à entretenir la Dame d’Osnabruck, et moi m’approchant de la
petite Comtesse, je lui ai demandé si elle s’étoit apperçue
du trouble dont elle avoit été cause, et si elle profiteroit
de la leçon? Elle a prétendu ne savoir pas ce que je voulois
dire. Il faut donc vous expliquer tout ceci, lui ai-je dit à demi-voix,
mais assez haut cependant pour qu’Emilie et les deux autres femmes pussent
m’entendre. Vous avez fait par mauvaise habitude, sans doute, car je ne
veux pas vous soupçonner d’une mauvaise intention, des avances très-marquées
au mari de Madame. Votre mari a été embarrassé; Madame
a souri de son embarras: l’objet de vos avances, déja fatigué
et ennuyé, s’est mis de mauvaise humeur contre sa femme; il a trouvé
que le chagrin d’un mari n’étoit point une chose dont on dût
rire; il sentoit qu’à la place du Comte il seroit le plus malheureux
et le plus honteux des hommes. Sa femme au désespoir de lui avoir
déplu, s’est troublée, a pleuré. La paix est faite
entr’eux, et pour eux c’est79)
une chose finie; mais moi qui vous ai attirée à Altendorf,
je me crois obligée de vous avertir, que si vous voulez y trouver
la protection dont vous avez besoin, il faut bien vous garder à
l’avenir de donner lieu à des scènes pareilles. Quelles expressions,
Madame! s’est écriée la Comtesse: je crois pouvoir vous dire
tout aumoins que vous gâtez prodigieusement le mérite de vos
bienfaits. - Au contraire, Madame, ai-je dit, le service que j’ai prétendu
vous rendre dans ce moment, est le seul dont j’exige de la reconnoissance.
Qui l’eût jamais cru, a repris la Comtesse, que dans une maison renommée
pour la politesse et l’usage du monde, on trouvât tant de pédanterie,
tant de gêne et d’ennui! Vous serez la maîtresse, lui ai-je
dit, de n’y pas venir très-souvent, mais croyez que je ne vous négligerai
pas et que j’irai vous trouver aussi souvent que ma présence pourra
vous être bonne a quelque chose. L’agréable hiver à
passer! a dit la Comtesse, comme si elle se fût parlé à
elle-même. Je n’ai pas paru l’entendre; et quelque tems après,
changeant totalement de ton et de propos, je l’ai priée de ne se
point mettre en peine de la laiette de son enfant qui trouveroit à
se vêtir à son arrivée dans le monde, sinon magnifiquement,
au-moins proprement et chaudement. Mme. d’Altendorf étoit
revenue auprès de nous; son fils et le Comte rentroient; j’ai proposé
une partie de whist, et Théobald n’en étant pas, la Comtesse
a pu jouer sans distraction. Aujourd’hui nous nous sommes mises à
faire les vêtemens des deux enfans à naître. Si tous
deux viennent à bien, ils partageront ou jouiront en commun; si
nous ne sommes pas si heureux que cela, celui qui vivra aura tout. Adieu
Monsieur l’Abbé.
Ce 15 Decembre.
J’ai eu ce matin la visite du Comte. Il me paroit un fort honnête
homme, et je le plains de tout mon cceur. Enhardie par son air de confiance,
je l’ai engagé à me mettre au fait de ses affaires et des
causes du mècontentement que l’on témoigne contre lui et
sa femme dans les deux familles. Ils sont aussi bien nés l’un que
l’autre; mais les parens de la Comtesse sont pauvres, et ils avoient espéré
qu’étant Chanoinesse de je ne sais quel Chapitre, elle se contenteroit
de cet établissement; de maniere que toute la dépense que
leur fortune leur permet de faire, pût être pour un jeune fils
qu’ils ont. D’un autre côté, on vouloit marier le Comte avec
une parente riche et belle qui lui auroit extrêmement convenu. Il
est l’ainé d’une famille médiocrement opulente, et son mariage
bien qu’assorti pour la naissance, se trouve être fâcheux,
non-seulement par la perte d’un meilleur établissement, mais par
l’humeur dépensière de la jeune femme. Cette humeur effraie
chacun, et je ne conçois pas ce que le mari fera de sa femme lorsqu’il
lui faudra retourner à l’armée. Je lui ai conseillé
d’aller voir une tante qu’il a dans le Holstein et de se recommander à
elle. Il partira incessamment. Je vous demande pardon de vous entretenir
si à fond de deux personnes très-ordinaires; mais j’ai le
bonheur de n’avoir rien de plus intéressant à vous mander.
Nous sommes ici parfaitement tranquilles. L’homme d’Altendorf, quoiqu’il
ne définisse pas ses droits, en jouit sans doute, car il me paroit
content et fort loin de vouloir s’insurger: d’ailleurs point d’ennemis
ni d’alliés qui nous menacent;
Nè strepito di marte
Ancor turbò questa remota parte.19
LETTRE IV
Constance à l’Abbé de la Tour80)
Nous travaillons à force. Il n’y a pas de tems à
perdre. Les deux enfans ne tarderont pas à venir au monde. La sage-femme
consultée, prétend qu’ils naitront peut-être à
la même heure: elle est assez gaie et ne manque pas de sens. Je l’ai
etablie chez la Comtesse, pour que celle-ci fût moins seule en l’absence
de son mari. Dans une quinzaine de jours, Josephine ira habiter l’ancienne
chambre d’Emilie: elle y sera très à portée de sa
belle-mere qui l’a prise en grande affection; et les deux accouchées
seront si près l’une de l’autre, qu’on n’aura pas de peine à
les soigner toutes deux à la fois.
On se porte ici à merveilles, et je suis persuadée que nulle
part on ne s’ennuie moins. La conversation est souvent rendue intéressante
par de petits incidens qui ne produiroient rien sans une81)
sympathie qui fait qu’on s’entend mutuellement, et qu’on est charmé
et flatté de s’entendre. Hier, Théobald appuié contre
la chaise de sa femme, avoit l’air fort occupé de ses pensées:
on lui a demandé à quoi il pensoit? Il a répondu qu’il
étoit inutile de rappeller un moment de délire expié
par ses excuses et ses regrets, qu’il vouloit s’en souvenir seul et désiroit
que nous l’oubliassions; mais qu’il consentoit à nous dire à
quelles pensées ce souvenir l’avoit conduit. Je m’étonnois,
a-t-il continué, de ce qu’étant si susceptible de joie, je
l’étois si peu de gaieté, j’entens de celle qu’il faut pour
qu’on se joue légérement des objets, et qu’on amuse les autres
par des peintures et des imaginations plaisantes. Le ridicule m’afflige,
quand je le vois chez des gens que j’estime; chez les autres, il m’impatiente
et m’ennuie. Je n’en ris pas, je ne le peins pas, je le fuis. J’ai quelquefois
envié le talent de ceux qui savent en tirer parti, surtout depuis
que je vous aime, Emilie, c’est-à-dire, depuis que je vous connois.
J’aurois voulu partager avec vos compatriotes ce moyen qu’ils ont par-dessus
moi, de vous plaire, ou du moins de vous amuser; j’aurois voulu sur-tout
avoir, comme eux, le don d’effleurer agréablement les sujets ordinaires
de la conversation, ceux sur lesquels les discussions sérieuses
sont si peu de mise, qu’on est honteux après coup de la logique
qu’on y a employée, et qu’on aimeroit mieux avoir laissé
tout le monde dans l’erreur, que d’avoir établi ennuyeusement une
triviale et indifférente vérité. C’est ce qui arrive
à tous nous autres gens du Nord, et n’arrive point à vos
compatriotes. Otez-moi cette manie, et me laissant constant pour vous aimer,
exact, patient, méthodique pour toutes les questions importantes
où mon avis pourra être de quelque poids, coupez court à
mes appesantissemens sur des objets frivoles; interrompez-moi, raillez-moi,
marchez-moi sur le pied; en un mot, ne souffrez pas que je vous ennuie.
Cela seroit fort bien vu, ai-je dit à Théobald, s’il étoit
facile ou possible d’avoir différens esprits pour différentes
occasions: mais si au lieu d’être toujours solide vous êtes
toujours léger, si au lieu de prouver trop, vous ne prouvez point,
vous aurez beaucoup perdu au change, sur-tout dans le tems où nous
vivons, qui me paroit être très-grave, et où il est
question pour fort peu de gens de s’amuser et presque pour tout le monde
de prendre un parti sage. Combien un bon conseil ne vaut-il pas mieux aujourd’hui
que mille bonnes plaisanteries! le loisir en est passé,20
et la routine de la vie est rompue et détruite. Je ne prétends
pas, a dit Théobald, à l’honneur des bonnes plaisanteries,
ce seroit ressembler à l’âne de la fable;21
c’est à ne pas ennuyer que se bornent mes prétentions et
mes voeux. Restez, Théobald, restez de grace, comme vous êtes,
a dit Emilie. Pour moi j’espère qu’il ne m’arivera plus de rire
aussi mal-à-propos que l’autre jour; et si cela m’arrive, ayez quelque
indulgence pour de vieilles habitudes. J’aurai toujours plus de plaisir
à admirer de belles choses qu’à m’amuser de choses ridicules,
mais l’un, j’ose le dire, est autant de notre nature que l’autre, et je
crois la comédie aussi ancienne qu’aucune autre production de l’esprit.
Aujourd’hui le rire n’est guère de saison. Constance n’a pas tort
de dire que les tems actuels sont graves. L’état dont vous m’avez
tirée et dont tant d’autres ne seront point tirés et où
tant d’autres encore sont menacés de tomber, est tout au moins grave.
La gaieté y sied moins que la raison; ce n’est qu’avec de la raison
qu’on peut l’empêcher de devenir humiliant et triste. Rois, peuples,
grands et petits, tous ont besoin de regarder où ils vont; l’ornière
de la vie, comme l’a dit Constance, est interrompue, la route est difficile,
et toute distraction est dangereuse. S’il étoit une nation plus
sage que les autres, ce que j’ignore, et une autre nation plus aimable
que les autres, ce n’est pas dans ce moment que la première devroit
porter envie à la seconde. Pour vous, Théobald, n’enviez
jamais rien à qui que ce soit. Théobald a baisé avec
transport la main qu’Emilie lui tendoit. Mais toute cette gravité
nous conduisoit à un morne silence, si je ne me fusse mise à
comparer les différentes manières dont s’égaient les
différens peuples. Théobald m’a aidée: il a dit ne
pas bien comprendre le humour des Anglois, les allusions en sont trop subtiles;82)
ne pas aimer la gaieté françoise, elle ridiculise toute chose;
ne pas goûter la bouffonnerie allemande, elle est grossière.83)
Il étoit prêt à décider qu’il ne sympathisoit
avec aucune sorte de gaieté, et se plaignoit de la nature qui lui
avoit refusé une faculté qu’elle accordoit à tous
les hommes, quand je lui ai demandé si Don Quichotte et Sancho ne
le faisoient pas rire: ils l’ont fait rire mille fois. N’est-il pas plaisant
que ce soit chez le plus grave de tous les peuples que nous ayons trouvé
une gaieté irrésistible? Cervantes a fait rire ses compatriotes;
après cela il étoit bien sûr de faire rire toutes les
nations.