Le jour de la célébration des deux mariages étant
venu, Mme. de Vaucourt fit préparer un grand repas qu’on
lui permit de donner dans la cour du château. Tous les parens de
Henri tous ceux de Mathilde y étoient. Lacroix en fit les honneurs
avec assûrance et politesse; Josephine s’y montra obligeante et modeste.
Pendant le brouhaha du diner, des santés, des bouteilles, on avoit
préparé vis-à-vis du château un feu d’artifice.
La table et les convives cachoient ceux qui y travailloient, de sorte que
la nuit venue, ce fut une grande surprise pour toute la compagnie rassemblée
au château, de voir brûler quantité de soleils, de gerbes,
de girandoles,13 et quantité
de fusées s’élancer dans les airs. Au bout d’un quart-d’heure,
il ne resta de ce brillant tintamare qu’un portique illuminé, décoré
du chiffre de Mr. et de Mme. d’Altendorf, et deux rangées
de lampions qui bordant l’avenue et traversant le grand chemin, s’étendoient
jusqu’aux habitations des deux épouses. Les parens, les époux,
tous les villageois accourus pour voir le feu d’artifice, prirent le chemin
qui leur étoit tracé. Lacroix resta au village, Henri revint,
disant que depuis l’âge de dix ans il n’avoit pas découché
de l’antichambre de son Maitre. (Henri ne se rappelloit pas la veille de
St. Sigismond.)
Emilie et Constance souperent au château. Mme. d’Altendorf
et son fils dirent à cette dernière les choses les plus obligeantes
sur la fête et le bon goût qui y avoit présidé.
Ce mot de bon goût amena une petite discussion sur le goût
que Théobald prétendoit n’être point du tout l’appanage
de ses compatriotes. La Comtesse Sophie de Stolzheim49)
se récria, ainsi fit le vieux Baron d’Altendorf. On voulut me prendre
pour juge; je m’en defendis, alléguant la partialité dont
on pouvoit me soupçonner, et dont peut-être, en effet, je
n’avois pu entièrement me garantir. On insista. Alors je dis que
le goût me paroissoit être né à Athènes,
d’où il avoit été porté à Rome lors
de la conquête de la Grèce. Qu’oublié, presque partout,
pendant un tems assez long, il s’étoit remontré chez les
Maures qui en avoient fait part à l’Espagne, ensuite à l’Italie,
et que les deux Médicis l’avoient apporté en France. Qu’en
Italie il s’étoit attaché aux Peintres, aux Musiciens, aux
Architectes; au lieu qu’en France il avoit tourné au profit de l’esprit,
des ouvrages d’esprit, et avoit rendu la vie privée plus agréable
et l’individu plus aimable. Laissons-là quelques exceptions, continuai-je
en m’adressant aux deux Françoises, et avouons que nous manquons
de goût et sommes mesquins dans les ouvrages de l’art qui ont le
public pour objet, dans ceux qui demandent unité, grandeur, dignité.
Mais ce n’est pas là que notre mauvais goût m’a le plus choqué.
Notre prétendue gaité du carnaval étoit digne des
tems barbares; nos masques faisoient pitié et horreur. Après
tout, quel peuple n’a pas son carnaval et ses orgies hideuses, sans compter
des spectacles aussi cruels que dégoûtans? En Angleterre,
les combats de coqs, les combats de chiens, les combats d’hommes presque
brutes, dont la tête s’est durcie par les coups et pour les coups;
en Espagne, les Auto-da-fé et les combats de taureaux; à
Berne, la procession de Pâques... Si l’Europe est tout-à-l’heure
replongée dans la barbarie, comme on a lieu de le craindre, ce malheur
lui arrivera avant que sa civilisation ait été nulle part
complette et entière. Vous avez évité de parler de
l’Allemagne, me dit Mme. d’Altendorf. Croyez, Madame, lui dis-je,
que ce n’est pas chez vous qu’on peut penser que l’esprit, le goût,
la générosité, que rien enfin de ce qui est agréable
et beau, manque aux Allemands ni à l’Allemagne. Chacun me remercia
par un coup-d’Œil ou un sourire; et comme il étoit tard, Emilie
et Constance se retirerent sous la garde de Hans le balafré.
L’on se tromperoit si l’on croyoit que Théobald oubliât un
seul instant son amour, qu’il perdit de vue un seul instant l’espoir, le
dessein, de s’unir à ce qu’il aimoit: mais quand il étoit
parfaitement content d’Emilie, il étoit si heureux qu’il n’osoit
pour ainsi dire toucher à son bonheur, et quand il n’étoit
pas si content, il avoit une autre espèce de crainte. Théobald
aimoit avec la plus vive et la plus délicate passion. Dans les commencemens,
il avoit tantôt redouté beaucoup, tantôt espéré
tout, du cŒur de sa maitresse, sans s’être refroidi pour elle un
seul instant, et depuis quelque tems, avec autant d’amour que jamais il
avoit eu plus de sécurité. Actuellement ce n’étoit
plus cela: la conduite d’Emilie dans l’aventure de Josephine, lui présentoit
ensemble des motifs d’admiration et des motifs d’une défiance qu’il
combattoit et qu’il nourrissoit en même tems. N’avoit-elle point
trop pressé Henri, sachant quelle fille étoit Josephine?
Mme. de Vaucourt, en imaginant tout-à-coup de marier
Lacroix, avoit épargné à Emilie des mensonges directs
et positifs; mais Emilie néanmoins avoit concouru à tromper
Henri, et elle seroit allée plus loin s’il l’eût fallu, car
elle étoit résolue de réussir à tout prix.
Et cette fleur de rhétorique,50)
comme l’avoit appellée Mme. de Vaucourt, quelle dangereuse
présence d’esprit ne supposoit-elle pas! Mais si véritablement
elle étoit décidée à quitter Altendorf, si
à cet égard sa déclaration avoit été
sincère, il ne falloit plus se croire aimé, et c’étoit
à Henri qu’il devoit le bonheur de voir encore Emilie. Oh, Emilie!
disoit-il quelquefois en se promenant, seul dans des lieux sauvages et
solitaires, quand tu te montrois si attentive à ce que disoit Théobald,
quand tes regards suivoient ses moindres mouvemens, n’étoit-ce de
ta part que feinte, adresse, artifice? Ne voulois-tu qu’enlacer un malheureux
dans tes filets? Tu ne m’as point dit que tu m’aimois, mais tu ne m’en
a pas moins trompé. Peut-être que ton cŒur, que je croyois
sincère et pur, comme le mien, est faux et perfide.
Le pauvre Théobald étoit si inquiet, avoit l’air si tourmenté,
qu’Emilie s’imagina que ses parens le pressoient d’épouser sa cousine,
et elle disoit à Constance qu’il faudroit peut-être faire
pour lui ce qu’elle auroit fait pour Josephine, et s’éloigner d’Altendorf.
Dieu sait ce qu’il m’en coûteroit! disoit-elle en soupirant; mais
si mon éloignement rendoit moins pénible à Théobald
le sacrifice que sans doute on exige, il ne me seroit pas permis d’hésiter.
Bon! disoit Mme. de Vaucourt. Supposé que Théobald
fut capable de se laisser donner pour femme cette petite envieuse, il faudroit
vous remontrer tous les jours à eux, jusqu’à-ce que la tête
eût tourné à l’un de regret et à l’autre de
jalousie: mais j’attens tout51)
autre chose de sa part.
Attentif autant que personne au noir souci de Théobald, je crus
en deviner la cause, et plusieurs fois, en présence d’Emilie, je
fis tomber la conversation sur des sujets analogues aux pensées
qui le tourmentoient; mais Emilie n’en saisissoit jamais l’occasion, n’imaginant
point qu’elle eût à se justifier ni à rassurer son
amant. Enfin je dis à Théobald: vous voyez qu’elle n’est
pas aussi fine ni aussi adroite que peut-être vous le craignez. Que
voulez-vous dire? me dit-il en rougissant, car jamais il n’avoit laissé
échapper la moindre plainte ni le moindre soupçon contre
sa maîtresse. Je lui détaillai alors ses propres idées,
et je le conjurai de mettre Emilie sur la voie pour qu’elle s’expliquât
nettement.
C’est ce que fit Théobald et avec succès. Emilie raconta
naïvement ses premières notions de vertu, puis les modifications
qu’elle s’étoit vu forcée d’y faire. Honnêteté,
franchise, sensibilité, délicatesse, tout ce qu’on désire
de trouver au cŒur d’une femme, se voyoit dans le coeur dont elle nous
développoit les replis. Théobald, sans la blâmer, sans
même lui laisser appercevoir qu’il l’eût accusée, se
montroit l’admirateur d’une vertu plus sévère, plus infléxible.
Monsieur votre fils, dit Constance à Mme. d’Altendorf,
est-il lui-même ce qu’il veut que soient les autres? Si cela est,
je ne dis pas que je l’en aime mieux; mais aumoins pourrai-je lui pardonner
son exigeante rigueur. Comment vous répondre? dit Mme.
d’Altendorf. En supposant que mon fils ne courbe jamais la règle,
mais que dans certains momens il la méconnoisse, la brise, la jette
loin de lui, est-il ou n’est-il pas, ce qu’il veut que l’on soit? Quand
la passion aveugle, égare, dit Théobald en baissant les yeux,
qu’est ce que l’on est? On cesse d’être soi-même. Quoi! Monsieur,
dit Constance, vos passions vous maîtrisent à ce point! cela
est bien redoutable. Théobald, d’accusateur devenu accusé,
se sentit plus doux comme plus modeste, et fut reconnoissant à l’excès
du silence qu’Emilie voulut bien garder.
Ayant fait ensorte de l’éloigner un peu des autres Dames, il lui
dit avec embarras: On me pardonnera du moins d’être exigeant sur
ce qui me regarde... Aimerois-je comme je fais, si je pouvois être
facile à contenter sur tous les sentimens de l’objet de ma passion?...
Vous avez dit à Henri que vous quitteriez Altendorf s’il n’épousoit
pas Josephine. Le pensiez-vous? L’aviez-vous52)
résolu? L’auriez-vous fait? Quand je commençai à le
dire, répondit Emilie, je ne voulois qu’essayer un nouveau moyen
de toucher Henri; mais en parlant je m’exaltai de bonne foi, et lorsque
je dis à Josephine: nous gagnerons notre vie et celle de ton
enfant, j’étois résolue, je quittois Altendorf. Vous
quittiez Altendorf! dit tristement Théobald. Je n’ai rien, Monsieur,
reprit Emilie, je suis pauvre et expatriée, je n’ai point d’autres
sacrifices à faire que ceux de mes goûts et de mon plaisir.
Laissez-moi quelque générosité de coeur, de conduite;
je n’en puis avoir d’autre. Le sacrifice que j’aurois fait à Josephine,
je le ferois à Mme. de Vaucourt, je le ferois à
vous, s’il le falloit. A moi! s’écria Théobald. C’est moi,
au contraire, que vous sacrifieriez. Vous êtes libérale14
de moi, de moi seul. Ces jours derniers, dit53)
Emilie, je pensois, en vous voyant inquiet et triste, qu’il pouvoit vous
être agréable, ou plutôt qu’il pouvoit vous convenir
que je m’éloignasse. Vous vous trompiez, Mademoiselle, s’écria
Théobald, vous vous trompiez. Ah! tant mieux, dit Emilie. Je la
vis, je lui entendis prononcer ces paroles: Quels yeux! quel accent! quel
doux son de voix! Théobald étoit hors de lui. Emilie s’en
alla sans qu’il la suivit. Il ne voyoit rien, il déliroit, il nous
regardoit tous avec des yeux absens, égarés. Sa mere lui
dit: je vous ferai le plaisir d’avouer que je m’attache beaucoup à
elle.
Aussi-tôt qu’il fut en état de m’entendre, je le conjurai
de se modérer, d’attendre une occasion favorable pour proposer à
son pere cette bru qui ne pouvoit pas lui convenir beaucoup, mais que cependant
il accepteroit. Encore un peu de sagesse et de contrainte, lui dis-je,
et j’ose vous promettre que vous serez heureux; mais un emportement tel
que ceux dont parle Madame votre mere, gâteroit tout, et plongeroit
dans la douleur non-seulement vous, mais Emilie. Oui, Emilie aussi, s’écria
Théobald. Son sort est lié au mien irrévocablement:
vous en êtes bien sûr, n’est-il pas vrai? vous en êtes
bien sûr? Oui lui dis-je, oui. Il fallut le répéter
cent fois. A la fin il me promit d’être raisonnable.
On entroit dans le54) mois
d’Octobre: Mme. de Vaucourt plus sensible au froid qu’une autre,
à cause du long séjour qu’elle avoit fait dans les pays méridionaux,
se sentit assez incommodée de la fraîcheur de l’air un jour
qu’elle avoit diné au château, et retourna chez elle avec
moi, mais sans permettre qu’Emilie l’accompagnât. On avoit apporté
en son absence un paquet qui contenoit deux ouvrages nouveaux. Nous gardâmes
l’un pour le lire ensemble au coin de son feu; elle envoya l’autre à
Emilie. C’étoit une nouveauté charmante, c’étoit l’Adèle
de Senanges de Madame de Flaho,15
que tout le monde a lue, que tout le monde a admirée, si ce n’est
pourtant le vieux Baron d’Altendorf. Emilie en lut haut le premier volume,
sans s’appercevoir de l’ennui du Baron. Théobald alloit commencer
le second, quand son père las de bâiller, se retira dans sa
chambre, où sa femme le suivit par complaisance et à regret.
Restoit Emilie, Théobald et la jeune Comtesse.
On55) en étoit à
cette fête où, sans le savoir,56)
Adèle légère, étourdie, innocemment coquette,
désoloit le pauvre Sydenham. Théobald trépignoit,
se fâchoit, juroit presque, et finit par jetter le livre dans le
feu. Adroite et prompte, Emilie le dérobe aux flammes qui le menaçoient.
Quelle extravagance! dit la Comtesse: ce que vous lisez n’est-il pas extrêmement
joli? Joli! s’écria Théobald; joli! c’est effroyable, c’est
désolant. Mais, donnez; voyons ce que cela deviendra, et si l’amant...
donnez, il vaut mieux lire; cela me calmera peut-être. Il lut jusqu’à
la fin sans dire un seul mot et resta frappé de la dernière
ligne: je ne puis vivre heureux sans elle ni avec elle.
Pendant que la Comtesse adressoit quelques réflexions à Emilie,
tant sur l’ouvrage que sur l’étrange humeur de son cousin, celui-ci
va trouver la femme de chambre de sa mère, qui avoit été
sa nourrice et sa bonne, et la prie instamment d’attirer la jeune Comtesse
hors de la chambre, pour qu’il put être quelques instans seul57)
avec Emilie. Mme. Hotz enchantée de rendre un service
à son jeune maitre, le promet.58)
Il rentre. Quelle n’est pas son impatience! Mme. Hotz paroit
enfin, et dit à Mademoiselle de Stolzheim qu’une caisse d’étoffes
d’automne et d’hiver venoit d’arriver de Francfort pour elle et pour Mme.
d’Altendorf, et qu’il falloit venir voir et choisir. Demain, de jour, nous
verrons mieux, dit la soupçonneuse Sophie. Mme. Hotz
insiste, disant qu’il seroit mieux de renvoyer tout de suite ce qu’on ne
voudroit pas garder. Vous avez raison, dit la Comtesse après avoir
réfléchi un moment, montons chez ma cousine: mais elle n’y
monta point, comme nous le verrons bientôt, et Mme. Hotz
qui avoit fait porter la caisse dans la chambre de Mme. d’Altendorf,
fut appellée avec impatience pour présider à l’ouverture
et au déballement.
Je ne puis pas vivre heureux sans vous, dit Théobald dès
qu’il se vit seul avec Emilie; mais avec vous je serai le plus fortuné
des hommes, pourvu que vous vous trouviez heureuse de vivre avec moi. Emilie
rougit et ne répondit point. - Avez vous senti, Emilie, quelque
penchant pour moi dès la première fois que vous m’avez vu?
Oui, répondit Emilie. - Nos anciennes, petites querelles n’ont-elles
pas altéré ce penchant? Non, répondit Emilie. - Ai-je
le jour occupé vos pensées? ai-je été la nuit
l’objet de vos songes? Emilie sourit, et dit qu’elle n’étoit pas
sujette à rêver. - Oh, Emilie! vous n’avez pas été
comme moi dans de continuelles agitations. Tantôt je me flattois
d’être aimé, tantôt je craignois de ne pas l’être.
Pour vous, votre ame est calme et paisible. Je n’ai jamais eu de doutes
sur vos sentimens, dit Emilie. - Oh, Emilie! que vous aviez bien raison!
Je vous aime avec une tendresse, avec une passion dont vous ne pouvez concevoir
l’idée. M’aimez-vous la moitié autant que je vous aime? Suffirai-je
à votre coeur comme vous suffisez au mien, et le souvenir de votre
patrie et des charmes qu’elle a eus pour vous, n’empoisonnera-t-il pas
votre existence? Mon vrai pays, depuis quelque tems, c’est Altendorf, dit
Emilie en jettant le regard le plus doux sur Théobald. Et moi, dit
Théobald, je sens depuis quelque tems que mon pays sera par-tout
où vous serez. Si vous avez des parens que vous veuillez revoir,
je vous menerai auprès d’eux, et supposé59)
que le service de ma patrie pût me conduire dans le vôtre,
j’irois plus volontiers qu’ailleurs, parce que les premiers goûts
de votre jeunesse s’y trouveroient mieux satisfaits. Je suis exigeant,
chère Emilie; mais je ne demande pas plus de vous que je ne suis
disposé à faire pour vous. Me préserve le ciel d’admettre
aucune inégalité dans l’union dont j’attends tout mon bonheur!
Si je veux être tout, je veux aussi faire tout, je veux appartenir
tout entier à celle que mon coeur a choisie, à mon amie,
ma maîtresse, ma femme! oui vous l’êtes60)
je n’en aurai jamais d’autre! En même tems Théobald s’élance
vers Emilie, et il la serroit dans ses bras, quand une porte, se fermant
avec bruit, en fit ouvrir une autre qui auparavant étoit mal fermée:
celle-ci étoit entre l’anti-chambre et le sallon; celle que l’on
fermoit donnoit de l’anti-chambre dans le vestibule. Théobald y
courut et ne vit personne: Emilie fort émue le conjura de la reconduire
chez elle à l’instant.
Pendant que Henri allumoit un flambeau, Théobald fit de vains efforts
pour rassurer sa tremblante maîtresse. C’est à présent
que je cesse d’être tranquille, dit Emilie. J’éprouve à
mon tour le trouble que vous vous plaigniez d’éprouver seul, et
dont vous sembliez fâché de me croire incapable. Vous voir
exposé à des reproches, à des chagrins, et penser
que nous sommes peut-être à la veille d’une séparation
éternelle, me tourmente à un point inexprimable. Rien ne
peut plus nous séparer, dit Théobald: j’atteste le ciel que
je ne me laisserai pas séparer de vous. Je n’ai eu d’inquiétude
que sur votre coeur; ce moment me persuade qu’il est tel que je le desirois:
pardonnez; mais malgré ce que je vous vois souffrir, c’est le plus
beau moment de ma vie.
Ils sortirent du château; Henri portoit le flambeau devant eux; et
comme ils passoient auprès des fenêtres de la chambre où
nous étions, nous les vîmes, Mme. de Vaucourt,
et moi s’acheminer vers le logis d’Emilie. On eut dit deux époux
conduits par l’hymen à la couche nuptiale. L’air radieux de Théobald,
la contenance timide d’Emilie, sa tête penchée, et ses yeux
baissés, rendoient la ressemblance frappante et le tableau charmant:
Mais l’heure pressoit; il fallut séparer ceux qu’on auroit voulu
joindre à jamais. Je pris la place d’Emilie et retournai au château
avec Théobald.
On nous attendoit. Nous nous mettions à table quand Mlle.
de Stolzheim entra dans la salle â manger. Après s’être
plainte d’une indisposition légère, mais qui la forçoit
à se retirer, elle demanda qu’on voulût lui donner une voiture
pour aller le lendemain voir sa mere à Osnabruk. On lui offrit des
chevaux avec la voiture; mais elle en avoit déja fait demander à
la poste. Son air, quoiqu’elle nous assurât qu’elle reviendroit bientôt,
me parut sinistre. Le lendemain avant jour j’entendis les fouets claquer,
les cors sonner61): la Comtesse
étoit partie.
Théobald, selon l’étiquette, auroit dû être debout
avant elle, et l’escorter à cheval une lieue ou deux; mais il ne
s’étoit pas seulement réveillé: jamais son sommeil
n’avoit été si profond, jamais ses rêves n’avoient
été si agréables, et il étoit onze heures quand
il vint prier sa mere de lui faire donner du chocolat. Du chocolat à
onze heures! quelle fantaisie, mon fils! dit Mme. d’Altendorf.
Oh! ma mere, dit Théobald, c’étoit hier une espèce
de fête, et c’en est encore une aujourd’hui. Je ne suis point comme
à mon ordinaire, et il faut me complaire et me gâter un peu,
pour que de toute façon, par ma mere comme par une autre, je sois
le plus heureux de tous les hommes. Vous ne m’en paroissez pas le plus
sensé, dit Mme. d’Altendorf. La matinée se passa
dans l’abandon le plus gai et le plus aimable. Le dîner fut comme
la matinée: Théobald s’étoit donné la permission
de ne point s’habiller; il avoit son frac du matin, et ses cheveux étoient
en désordre. Seroit-ce par hasard l’absence de ma noble cousine
qui me mettroit dans cette humeur? dit-il à sa mere. A peine avoit-il
prononcé ces mots et porté à son pere la santé
de toutes ses parentes à tous les degrés possibles, que voilà
les mêmes fouets, les mêmes cors que le matin, faisant un bruit
enragé: la même voiture vole, arrive, s’arrête, et il
en sort la Comtesse mere et la Comtesse fille de Stolzheim. Quelle apparition!
s’écrie Théobald en courant gaîment au-devant d’elles.
Je ne puis pas dire, Mesdames, que je vous désirasse: il faut oser
s’attendre un peu à certaines félicités pour songer
à les désirer; mais vous me surprenez vraiment beaucoup.
Vous avez, Mesdames, des mines bien graves; changez-les de grace en un
gracieux sourire, pour vous mettre à l’unisson de l’humeur qui règne
ici. Le désordre de ma toilette vous choque peut-être; mais
apprenez que c’est l’indolence du bonheur qui m’a fait rester comme vous
me voyez. A tout cela point de réponse. La Comtesse mere entrant
dans la chambre où nous étions, ne salue que Mr. et Mme.
d’Altendorf, et les prie de passer avec elle dans une autre chambre. Théobald
m’oblige à me remettre à table avec lui, boit, rit, chante,
se leve ensuite et se met à jouer du clavessin. La petite Comtesse
absolument délaissée, m’auroit fait pitié si la noire
malice en pouvoit faire.
Pendant ce tems-là, Mme. de Stolzheim racontoit au Baron
et à sa femme tout ce que Théobald avoit dit la veille à
Emilie; car la Comtesse Sophie se tenant auprès d’une porte qu’elle
avoit laissé entr’ouverte tout exprès, n’en avoit pas perdu
un mot. En montant avec Mme. Hotz, elle avoit prétexté,
je ne sais quoi, qu’il falloit qu’elle prit dans le sallon, et celle-ci
étant appellée par sa maîtresse, comme je l’ai déja
dit, n’avoit pu faire autre chose que de la laisser descendre. Quand elle
sut qu’elle n’étoit point rentrée au sallon, elle eut les
plus grandes craintes; mais pensant que le mal étoit fait et qu’il
étoit irréparable, elle ne jugea pas à propos d’affliger
sans utilité son cher Théobald.
Après le récit très-circonstancié des protestations
et promesses que Théobald avoit faites, sans se rappeller le moins
du monde ses parens ni l’autorité paternelle, Mme. de
Stolzheim parla de l’engagement résolu, et selon elle, contracté,
avec la Comtesse sa fille, et s’étendit beaucoup, tant sur l’horreur
d’un pareil manque de parole, que sur la perte des brillantes espérances
que l’alliance projettée donnoit à Théobald. M. le
Baron, grand-maître à telle Cour; M. le Comte, grand-veneur
à telle autre; M. le Chancelier, M. le Général, M.
l’Evêque, M. le Coadjuteur, qui tous étoient ses proches parens,
seroient furieux et nuiroient autant qu’ils auroient pu servir.
Cela ne sera pas, dit M. d’Altendorf: planter là votre fille, méconnoître
mon autorité, fâcher tant de personnages respectables et vindicatifs!
non, cela ne doit pas être. Suivez-moi: pendant que j’ai mon indignation
toute fraîche dans la mémoire, je parlerai à mon fils
comme il faut. Mme. d’Altendorf voulut en vain retarder et modérer
le coup de massue, son mari lui disoit: ma cousine a parlé et très-bien
parlé; je m’en tiens à ce qu’elle a dit, et je ne veux pas
que vous dérangiez mes idées. Suivez-moi, vous dis-je: il
faut que mon fils Théobald épouse la Comtesse Sophie de Stolzheim.
On vint à nous: ainsi la lourde buse et le cruel épervier
tombent sur la mésange ou sur le pinçon.
Théobald fut d’abord terrassé de la menaçante gravité
de son pere, de la tristesse de sa mere, et de l’air furibond de celle
qui prétendoit l’appeller son gendre. Elle se hâta de prendre
la parole. Monsieur, vos parens savent tout, dit-elle; le Baron votre pere
est de mon avis sur tous les points, et plus indigné encore que
moi de l’horreur de votre procédé. Je veux bien l’oublier
dans ce moment, et je vous demande avec douceur si vous êtes disposé
à réparer vos torts et à épouser tout de suite
ma fille? Non, Madame, répondit Théobald. Comment non! s’écria
son pere. De grace, laissez-moi parler, dit la Comtesse; j’y mettrai plus
d’indulgence que vous, et certainement je ne dirai que ce que vous avez
pensé vous-même. Voulez-vous, Monsieur, prendre aujourd’hui
l’engagement formel d’épouser ma fille, puis vous éloigner
d’Altendorf, pour y revenir quand vous aurez oublié votre aventurière?
Non, dit Théobald. Moi prendre le moindre engagement avec celle
qui m’a joué un tour aussi noir! Vous seriez flatté de ce
qu’elle a fait pour ne pas vous perdre, dit Mme. de Stolzheim,
si une ridicule et honteuse passion ne vous empêchoit de l’apprécier;
mais vous en jugerez mieux quand vous serez revenu à vous-même,
et il n’y a pour cela qu’un moyen; c’est de vous éloigner de la
maudite sirène qui vous ôte la raison. Je lui ordonne de s’en
éloigner, dit Mr. d’Altendorf. - Vous pourrez voyager agréablement
et vous montrer avec éclat aux Cours de Brunswick, de Berlin, de
St. Pétersbourg, continua la Comtesse. Sans doute, dit M. d’Altendorf.
- Par-tout vous serez protégé par mes parens ou par ceux
de ma fille. Cela sera extrêmement agréable et flatteur, dit
M. d’Altendorf. - Vos parens vous donneront tout l’argent nécessaire.
Un crédit indéfini, dit M. d’Altendorf.
Depuis quelques momens Théobald n’écoutoit plus, et nochalamment
assis, caressoit son chien dans un coin de la chambre. Sa mere s’approche
de lui et lui demande s’il consent à s’absenter pendant quelque
tems et à faire un voyage? Théobald se leve, fait quelques
pas et se rapprochant de sa mere: oui, dit-il, j’y consens, ma bonne, ma
tendre, mon aimable mere; oui, j’y consens, quoiqu’il m’en coûte
infiniment de vous quitter. Souvenez-vous que vous m’avez dit: je m’attache
beaucoup à elle. Pardonnez et aimez-moi. Il ne faut pas qu’il revoye
sa Circé, dit Mme. de Stolzheim. Non, sans doute, dit
le Baron; il faut qu’il parte ce soir même, et que jusques-là
il ne sorte pas du château. Ni son Henri non plus, dit Mme.
de Stolzheim. Quels nobles détails! dit Théobald avec
un sourire dédaigneux, et passant devant les deux Comtesses, il
alla baiser la main de son pere, il embrassa tendrement sa mere, puis vint
me dire adieu, en me priant de ne pas le suivre. Nous l’entendimes donner
des ordres pour que sa chaise fut prête avec quatre chevaux de poste
pour dix heures du soir. On ne le vit plus, sa porte fut fermée.
Henri ne sortit même pas de son appartement, et Mme. Hotz
qui lui porta en pleurant les lettres de change que lui envoyoit son pere,
nous dit l’avoir vu immobile dans un fauteuil, tandis que Henri préparoit
coffres, porte-manteaux, cassette; sans oublier quatre pistolets qu’il
venoit de charger. Un moment après, on rapporta à Mme.
de Stolzheim quelques lettres de recommandation, qu’elle avoit jugé
à propos de joindre aux lettres de crédit.
Je ne savois que penser de tout ce que je voyois. Comment expliquer le
départ et toute la conduite de Théobald? qu’étoit
devenu son amour? Avoit-il dit un seul mot en faveur de son amour ou de
sa maitresse? Pour me conformer à ce qu’il avoit paru désirer
de moi, je ne quittai pas un instant Mme. d’Altendorf; mais
je n’avois dans l’esprit qu’Emilie et l’affreuse surprise qu’elle auroit
le lendemain.
Elle tenoit compagnie à Mme. de Vaucourt, qui un peu
incommodée du froid, n’étoit pas sortie de son lit ce jour-là.
Toutes deux expliquant mieux que Théobald ne l’avoit fait les derniers
évènemens de la veille, s’entretenoient avec inquiétude
des suites qu’on en pouvoit craindre. N’avoir rien appris de nous de toute
la journée, étoit un motif d’inquiétude de plus.
A dix heures et demie, Emilie entend frapper doucement à sa porte.
Elle court ouvrir elle-même, et ce n’est pas sans effroi qu’elle
voit Henri venir chez elle, à une heure si indue. Josephine l’avoit
suivie. Est-il arrivé quelque chose de fâcheux à votre
Maitre? dit Emilie d’un ton ému. - Oui et non, Mademoiselle; mais
il n’est pas question de cela: quelqu’un qui a un très-grand intérêt
à vous parler, vous attend sur le grand chemin au bout de votre
rue. - Qui Henri? - Un malheureux, à qui vous seriez au désespoir
d’avoir refusé cette consolation. - Ne peut-il venir ici? - Non,
Mademoiselle: il fuit, il est proscrit et ne pourroit se montrer sans le
danger le plus grand. - Votre maître est-il là? - Oui, Mademoiselle:
venez vite, venez sans crainte. Moi qui me suis marié pour que vous
ne vous séparassiez pas de mon Maître, moi qui sais qu’il
pardonneroit à peine au ciel le mal qui vous arriveroit, vous exposerois-je,
oserois-je vous exposer au plus petit danger? Votre hésitation est
un outrage, et si je l’ose dire, une folie. Avancez, il n’y a pas un moment
à perdre; avancez pendant que je fermerai la porte. Josephine vouloit
suivre sa Maitresse; mais Henri se tournant promptement, lui mit l’une
de ses mains sur la bouche et de l’autre lui donna un sac d’argent. Ne
dis mot et ne remue pas, lui dit-il, ou tu t’en repentiras le reste de
tes jours. En même tems il pousse Josephine dans la maison, en ferme
la porte, et vient retrouver Emilie qu’il soutient et presse dans sa marche
tellement, qu’elle arrive en un instant où son amant l’attendoit.
Voyant62) son effroi, Théobald
craint sa résistance, et lui dit en lui prenant la main: n’appellez
pas, ne criez pas, chere Emilie, on viendroit à nous et toutes63)
les circomtances donnant à mon action l’apparence d’un rapt, vous
ne pourriez vous-même me sauver d’une mort ignominieuse. On vouloit
me séparer de vous; mais ce qu’on a imaginé pour cela, va
hâter notre union. Venez avec moi. Ma foi vous est donnée.
Je réitère ici mes sermens devant Dieu et devant la nature
qui m’écoute en silence. Venez; vous n’avez que ce moyen d’être
à l’homme que vous avez dit aimer, et qui vous adore. En même
tems Henri et Théobald, de concert, soulevent Emilie et la placent
dans la chaise. La route de Brême, dit doucement Henri au postillon.
Oui, doucement en effet, mais non si doucement que Josephine ne l’entende.
Il y a une autre porte à la maison d’Emilie que celle qui donne
dans la rue; Josephine ne l’ignore pas. Elle est sortie par cette porte,
et traversant trois jardins, franchissant divers obstacles comme elle l’eut
fait au tems où sa taille étoit svelte et sa démarche
légère, elle est arrivée aussi-tôt qu’Emilie
tout auprès de la chaise de poste, n’étant séparée
du grand chemin que par une haie, mais bien cachée, tant par la
haie que par la nuit.
Les voyageurs partis, Josephine revint en pleurant, et raconta mot pour
mot à Mme. de Vaucourt ce qu’avoit dit Henri, ce qu’avoit
dit Théobald, et le silence et le départ d’Emilie.
Sans perdre son tems à s’étonner, Mme. de Vaucourt
sort de son lit, s’habille, fait lever Hans, va réveiller Lacroix,
et regardant sa montre: je vous donne, dit-elle, à chacun dix louis,
si dans trois quarts-d’heures je suis en carrosse: puis elle m’écrit
ce qu’elle peut écrire, et charge Josephine de me dire le reste.
‘Si les parens pardonnent et consentent tout de suite’, me disoit-elle,
‘il n’est point arrivé de mal; on croira que c’est un voyage concerté
avec eux, que je suis partie avec les amans. Emilie ne sera point vue sans
moi sur la route. Déterminez les parens. Engagez Mme.
d’Altendorf à nous suivre;64)
partez tous deux. Josephine viendra avec vous: elle sait de quel côté
ils sont allés, elle me l’a dit, c’est ce qui me rend sûre
de les rejoindre: elle vous le dira dès qu’el[le] vous verra embarqués,
et nous apportant des paroles de pardon et de paix. Qu’on songe qu’il est
question de sauver à Emilie et à Théobald, c’est-à-dire,
à ce que l’on peut connoître de plus beau, de meilleur, de
plus aimable; qu’il s’agit, dis-je, de leur sauver blâme, honte,
chagrin, et de leur assurer la plus douce félicité qui existe.
Si l’on hésite et qu’on tarde un seul jour, le public a jugé,
la tache est faite, et sera ineffaçable. Je les engagerai à
s’arrêter au premier gîte honnête. C’est là que
je vous attens avec Mme. d’Altendorf, la bonne Hotz et Josephine.
Un peu de faste seroit très-à propos et nous ôteroit
tout air d’aventure. Si vous ne venez pas, vous n’entendrez plus parler
d’Emilie ni de Théobald. Je les envoye ou les emmène au bout
du monde, et il ne me restera plus qu’à ôter Josephine d’Altendorf
le désert et le dégradé.’
Il frappoit minuit. Mme de Vaucourt saute dans sa berline, Lacroix sur
le siège, Hans sur l’un des quatre chevaux, et les voilà
qui suivent les pas de Théobald et d’Emilie.
On alla d’abord fort grand train, mais on se ralentit quand on entendit
rouler devant soi une chaise de poste. Peu-à-peu on l’atteignit,
et si Mme. de Vaucourt l’eut voulu, elle se seroit fait entendre
d’Emilie, mais la crainte de lui faire peur enchainoit sa vivacité.