Ce que Constance venoit de faire éprouver à Emilie, ressembloit
si fort à ce que Josephine lui avoit fait éprouver il y avoit
environ trois mois, qu’elle se trouva dans la même souffrance, et
que ses réflexions furent à peu-près les mêmes.
L’une avoit des amans auxquels elle ne vouloit pas renoncer, l’autre possédoit
un bien mal acquis qu’elle ne vouloit pas rendre. L’une et l’autre lui
étoient chères, l’une et l’autre lui étoient utiles,
l’une et l’autre avoient mêlé le blâme aux aveux, le
reproche à la justification. Aux yeux de l’une ni de l’autre elle
n’étoit parfaitement innocente, elle qui s’étoit crue en
droit de juger, de censurer, de montrer presque du mépris. A la
vérité Mme. de Vaucourt ne la jugeoit pas sévérement
sur le point essentiel de sa conduite, celui auquel il auroit été
le plus fâcheux de devoir changer quelque chose; mais falloit-il
s’en fier absolument à un pareil casuiste, et étoit-il bien
vrai qu’une fille sans fortune et sans patrie dût lier à elle
l’héritier d’un nom et d’un bien considérables ?42)
Son diner lui fut apporté par Lacroix sans qu’elle eût
encore changé de place. Elle y toucha à peine. Josephine
vint la presser de rentrer dans la maison pour faire sa toilette, pendant
laquelle ni l’une ni l’autre n’ouvrit la bouche. Tout-à-coup en
se retournant elle voit Josephine fort pâle, et les yeux fort gonflés.
Elle lui demande ce qu’elle a. Il est douloureux, dit Josephine, qu’ayant
à vous parler sur un sujet assez triste pour moi, je vous voye si
triste vous même que je me sente obligée de me taire. Parlez,
parlez, s’écria Emilie: je ne mérite pas tant de ménagemens.
- Pourquoi donc, Mademoiselle, pourquoi ne les mériteriez-vous pas,
et que signifie ce discours? Vous méritez tout au monde de la part
de Josephine. - Eh bien, Josephine, que je mérite ou non d’être
ménagée, je ne veux pas l’être: pensons à vous
et non toujours à moi. Parlez: qu’avez-vous à m’apprendre?
quel bien puis-je vous faire, ou quel mal puis-je éloigner de vous?
Josephine fondit en larmes. Votre ame s’ouvre, dit-elle, aux intérêts,
aux fautes, aux foiblesses des autres: oh combien vous en devenez plus
aimable! mais je crains que ce ne soit aux dépens de votre repos.
Laissez-moi vous épargner, pendant quelques jours encore, le chagrin
de mes peines: peut-être les pourrai-je finir sans vous les faire
partager; sinon, je vous promets de tout dire et d’implorer votre secours:
en attendant je jouirai de la compassion que vous m’avez montrée.
Tout ce que je pourrai je le ferai dit Emilie en embrassant Josephine;
et elles pleurerent ensemble comme si elles eussent été mutuellement
instruites de leur secrette peine.
Vers cinq heures, Mme. de Vaucourt venant chercher Emilie, la
trouva jouant de la harpe. C’étoit sa ressource que cette harpe,
dans ses momens les plus mélancoliques. Toute la compagnie du château
vint à leur rencontre, et Emilie pâle, pensive, abattue, inspira
à Théobald plus d’amour que jamais. Depuis ce jour, nulle
querelle entr’eux. Emilie étoit douce et presque soumise, Théobald
étoit aussi complaisant qu’empressé, et cette époque
de leur amour, moins magiquement agrèable que la première,
le fut infiniment plus que la seconde.
Emilie n’oublioit pas ce que lui avoit dit la triste Josephine: elle la
regardoit souvent d’un air qui disoit: Josephine, ne te conviendroit-il
pas de me parler? Tu le peux ; je t’écouterai; je suis prête
à tout faire pour toi. Josephine entendoit bien ce langage, et secouant
légèrement la tête avec le sourire de la reconnoissance
à la bouche et les pleurs dans les yeux, elle se détournoit
et s’en alloit.
Un jour plus malheureuse que de coutume, au lieu de ce geste négatif,
elle fait signe qu’elle parlera; mais elle n’en a pas la force, et elle
se laisse tomber sur une chaise qui se trouve derrière elle. Des
sanglots étouffent sa voix, et il semble qu’elle soit prête
à suffoquer, quand Emilie coupant son lacet voit le cordon s’échapper
comme un ressort subitement détendu, et son corset s’ouvrir du bas
jusqu’au haut avec violence. Alors la voix lui revient; elle parle, pleure,
crie. Constance l’entend, accourt; et les deux Dames s’empressent de la
sécourir. Qu’est-ce? dit Emilie: qu’est-ce donc que vous avez, ma
chère Josephine? Eh mon Dieu! ne le voyez-vous pas? dit Josephine.
Est-ce à force d’indifférence ou à force de décence
que vous ne voyez rien? Puis portant la main d’Emilie sur elle: à
présent, dites, ignorez-vous encore ce que c’est? Mon Dieu! cette
harpe, cette fête de St. Sigismond, ou plutôt le jour et la
nuit qui la précéderent, que ne puis-je les ôter de
ma vie! Que veut-elle dire? dit Mme. de Vaucourt. On vint la
nuit dans ma chambre, dit Josephine: un jeune homme, c’étoit ce
même Henri que vous voyez venir si rarement, lentement, pesamment
ici, se glissa auprès de moi comme un serpent. Quelqu’un l’entendit
et ne vint pas le chasser. Au reste, qu’importe! ce qui ne seroit pas arrivé
cette fois-là, seroit sans doute arrivé une autre fois. Dieu
me garde d’accuser quelqu’un que j’aime plus que tous les Henri, je dirois,
et plus que moi-même, si je pensois qu’on voulût le croire,
comme cela est. Emilie qui avoit toujours sa main sur le sein de Josephine,
le pressa avec tendresse et ses larmes tombant sur le visage de cette malheureuse
fille, se mêloient à celles qu’elle répandoit. C’est
donc de ce tems que vous datez votre grossesse, dit Mme. de
Vaucourt. Oui, dit Josephine. J’ai dit mon état à Henri lorsque
la chose a été trop sûre, ne doutant pas qu’il ne consentit
tout de suite à m’épouser; mais cet ingrat, ce méchant
homme a prétendu... que sais-je! N’a-t-il pas dit entr’autres que
je m’étois trop coëffée de M. Lacroix. Oh le beau propos
à tenir quand on a fait plus de chemin en quelques jours que M.
Lacroix en je ne sais combien de semaines, et qu’il en est arrivé
une telle honte, un tel malheur qu’il faut que je meure s’ils ne sont pas
réparés. Oh, Mademoiselle! je n’ai pu le convaincre de mon
honnêteté, je n’ai pu l’obliger à m’épouser;
mais vous lui parlerez, vous le persuaderez: il le faut absolument. Oû
irois-je, loin de vous? Quand je pourrois me résoudre à vous
quitter, oû irois-je? Pourrois-je rentrer dans ma patrie, dont vos
parens m’ont fait sortir? Il faut que je reste ici, et c’est bien assez
d’y vivre étrangère, je ne pourrois y vivre déshonorée.
Emilie gardoit le silence. Peut-être, dit Mme. de Vaucourt,
qu’avec un peu d’argent je persuaderai ce jeune homme. Non, Madame, dit
Josephine, l’argent ne le tenteroit pas; il ne manque de rien auprès
de son Maitre, et d’ailleurs je ne pourrois souffrir qu’il se vendit à
vous; je ne pourrois souffrir de vivre avec lui si on l’avoit acheté.
Il faut qu’il m’épouse par amitié ou du moins par pitié.
C’est ma Maitresse qui doit parler pour moi; c’est elle qui connoit le
bon coeur de Josephine, et qui doit inspirer de la compassion à Henri
pour Josephine. Oh! dit Emilie, s’il ne s’agissoit que du bon coeur, que
de bien n’aurois-je pas à dire de toi? mais après tout ce
que tu m’as dit, comment nier... - Oh, Mademoiselle! il ne s’agit pas de
ce que vous pensez. Henri n’en demande pas tant. Aurois-je tenté
de lui en faire beaucoup accroire là-dessus? Mais M. Lacroix le
tarabuste: je ne puis le lui ôter de la tête. Se trompe-t-il
tout-à-fait sur Lacroix, dit Emilie? Moi même je l’avoue,
j’ai cru que tu étois fort bien avec lui. - Eh qu’importe, Mademoiselle!
puis-je épouser M. Lacroix avec cet enfant dont Henri est le pere?
Il n’est question ici que d’une seule chose, c’est d’ôter tout soupçon
à Henri pour qu’il m’épouse le plutôt possible, et
avant que tout le village ne me montre au doigt. - Mais, ma chère
Josephine, trahirai-je la vérité, moi qui n’ai jamais affirmé
que ce dont j’étois ou me croyois assurée? abandonnerai-je
en un instant des principes et des habitudes sur lesquelles je fonde tout
ce que je puis avoir d’estime pour moi-même... Ici Josephine repousse
la main d’Emilie, et la regardant d’un oeil sec et fixe, elle se leve, s’avance
jusqu’à la porte et se retournant: C’est fort bien, Mademoiselle,
abandonnez et trahissez Josephine plutôt que des mots, de grands
mots, la vérité, vos principes, vos habitudes, et quand je
serai morte, estimez-vous encore si vous pouvez... En même tems elle
sort; Emilie court après elle, la saisit par le corps, la serre,
l’embrasse, la ramène. - Josephine, répondez-moi comme vous
répondriez à Dieu: Si Henri vous épouse, lui serez-vous
fidelle ? Je le jure, dit Josephine: j’ai refusé dans un autre tems
de vous faire une promesse que je savois ne pouvoir pas tenir; celle-ci
je la fais, parce que je veux la tenir, je la tiendrai. Eh bien, dit Emilie,
je vais envoyer chercher Henri par son vieux père: restez auprès
de Madame; je reviendrai avec Henri. - Un moment, dit Mme. de
Vaucourt; il ne faut pas qu’elle reste seule, j’ai un mot à dire
chez moi; je reviens à l’instant; alors vous irez.
Pendant que Mme. de Vaucourt les laissa seules, Josephine et
Emilie s’abandonnerent43)
à un attendrissement qui avoit ses charmes. Qu’allois-tu faire tout
à l’heure, dit Emilie, quand tu as voulu sortir? - Prendre un fusil
que Henri avoit chargé pour tuer des oiseaux, et m’en tuer. - Quoi,
Josephine!... - Rien n’est plus vrai Mademoiselle. Mécontente de
Henri et de vous, sans espoir d’aucun bonheur pour mon enfant,44)
pouvois-je mieux faire que de cesser de vivre, et de prévenir que
mon enfant ne vécût? - Mais, Josephine, ta dévotion
ne se révoltoit-elle pas contre une pareille pensée? - Ma
dévotion, Mademoiselle, ne s’est jamais beaucoup occupée
de ces sortes de choses. J’ai bien oui dire qu’il n’étoit pas permis
de se tuer, mais j’ai cru que c’étoit un conte. On envoye tant d’hommes
à la guerre, uniquement pour tuer et être tués, sans
que cela soit reproché aux Princes, aux Généraux,
aux recruteurs: ne seroit-il pas singulier qu’on eût des droits sur
toutes les vies hors sur la sienne? Sans oser condamner le malheureux qui
s’ôte la vie, dit Emilie avec gravité, j’estime bien plus
celui qui la supporte; il montre plus de respect et de soumission pour
son Créateur. Oh, bien! dit Josephine, je ne me tuerai pas; je ne
voudrois pas contrarier vos idées. Rendez-moi un peu de bonheur,
et je ne me tuerai pas. Déja cette conversation me fait quelque
bien, mais j’étois au désespoir quand je vous voyois toute
occupée de vous et d’un certain mérite que vous voulez avoir,
et avec lequel vous laisseriez tranquillement souffrir tout le monde. -
Tranquillement! Ah, Josephine! tu me fais tort. Je suis jeune, Josephine:
en perdant mes parens j’ai vu qu’il ne me restoit d’autre patrimoine que
l’éducation qu’ils m’avoient donnée: elle étoit stricte
et ne m’avoit pas permis de croire qu’on pût dévier en rien
du devoir. Etre sage, être vraie, ne posséder que ce qui est
bien à soi, voilà ce qu’on m’a45)
recommandé depuis que je suis au monde. Est-il bien étonnant
que j’aie quelque peine à prendre sur tous ces objets des idées
plus relâchées? Cependant je cède, Josephine; mes répugnances
cèdent les unes après les autres à l’amitié,
à la reconnoissance. Cette condescendance m’ôtera peut-être
peu-à-peu toute l’estime que j’avois pour moi: n’importe; il ne
doit pas être question de moi quand il s’agit d’empêcher le
malheur des autres, et de vous sur-tout, Josephine, qui êtes la personne
du monde à qui je dois le plus.
Elles en étoient là quand Mme. de Vaucourt revint.
Emilie se leva et sortit, et après avoir parlé au pere de
Henri, elle alla respirer un instant le grand air. Ses esprits étonnés
avoient besoin de se remettre et de se préparer au rôle qu’elle
avoit à jouer; rôle bien étrange pour elle.
Bientôt on la rappella. Le pere de Henri n’étoit pas allé
jusqu’au château; il avoit rencontré son fils qui apportoit
un billet d’invitation pour les deux Dames. Suivez-moi, dit Emilie à
Henri. Henri la suit. Emilie ouvre la porte de sa chambre et lui montre
Josephine, qui fatiguée de tout ce qu’elle venoit de dire, d’entendre,
d’éprouver, n’avoit presque ni voix ni mouvement. Vous voyez l’état
où elle est, dit Emilie; vous voyez sa pâleur, vous voyez
ses yeux et combien ils ont pleuré. Est-il croyable que vous ne
veuillez pas réparer son malheur et donner un pere et un appui à
votre enfant? - Oh! je ne nie pas qu’il ne soit mon enfant, Mademoiselle:
mais... - C’est assez, Henri, pour qu’il ne faille pas l’abandonner, non
plus que sa mere que vous avez aimée et qui vous a aimé,
et son malheur n’est venu que de là. - Il y a aimer et aimer, Mademoiselle.
Si le malheur n’étoit pas venu de m’avoir aimé, il auroit
pu venir d’en aimer un autre. Cet46)
aimer-là n’est pas rare, et je n’en puis faire beaucoup de cas.
C’est vous, Mademoiselle, qu’elle aime véritablement: elle a toujours
mis ses soins à vous servir, à vous plaire. Quant à
me contenter moi, cela alloit comme il pouvoit. Si elle m’eût aimé
tout de bon, auroit-elle eu tant de prévenances pour Mr. Lacroix?
Je lui ai dit plusieurs fois, Josephine laissez là votre François;
je ne m’accommode pas de ses manières avec vous. Quand je puise
l’eau, et scie le bois, et trais la chêvre pour vous, cela doit vous
suffire. S’il fait des pralines et des pâtés, qu’il les fasse
sans vous; et vous, faites le reste de l’ouvrage sans lui. Cela n’a servi
de rien. Elle n’a tenu compte de ce que je disois, jusqu’à ce que,
ma foi! elle se soit vue chargée d’un fardeau qu’elle ne peut mettre
sur les épaules de Mr. Lacroix, quelque complaisance qu’il lui ait
montrée et qu’il lui montre encore; laquelle complaisance continue
à etre très-agréable à Josephine. Vous m’étonnez
beaucoup, dit Mme. de Vaucourt. Josephine n’aura pu empêcher
Lacroix de lui rendre quelques services, dit Emilie; mais qu’est-ce que
cela prouve? Rien au monde dont vous deviez vous offenser; et je suis bien
sûre qu’une fois qu’elle vous aura pour mari et pour protecteur,
elle ne pensera à aucun autre homme; ses sermens et sa reconnoissance
vous l’attacheront pour jamais. Elle vous aimera non-seulement comme elle
vous a aimé quand elle voyoit en vous un beau jeune homme fort amoureux,
elle vous aimera comme elle m’a aimée, moi: elle partagera ses soins
entre vous, son enfant et moi. Ma portion sera encore assez bonne, car
elle a le coeur excellent et tant d’adresse et d’activité! Allons,
Mr. Henri, ne refusez pas de vous laisser rendre heureux par ma Josephine.
- Heureux, Mademoiselle! Et si je suis jaloux, serai-je heureux? Et si
Mr. Lacroix... Comment dirai-je cela honnêtement? Serai-je heureux?
Josephine vous sera fidele, c’est moi qui vous en réponds, dit Emilie.
Je ne sais, dit Constance, pourquoi Lacroix vous inquiète si fort:
Lacroix se marie. Est-il vrai? dit Henri. Très-vrai, dit Mme.
de Vaucourt, à telles enseignes que j’ai promis de payer les frais
de la nôce. Josephine, qui vit alors pourquoi Mme. de
Vaucourt étoit sortie, sourit un peu. Et avec qui, s’il vous plaît,
dit Henri Mr. Lacroix se marie-t-il? Je n’ai pas retenu le nom de la future
épouse, dit Mme. de Vaucourt. Je ne sais si c’est une
petite fille que je vois venir ici quelquefois apportant le gibier que
tue son pere, ou bien la fille du ferblantier: ce pourroit même n’être
ni l’une ni l’autre; les noms de vos familles allemandes se confondent
dans ma mémoire. Ne parlez de rien, Mr. Henri jusqu’à tantôt;
je ne voudrois compromettre personne; mais dans une heure, au plus tard,
je vous dirai positivement11
le nom de la fille. En attendant soyez sûr que Lacroix se marie au
premier jour, et c’est, je crois, tout ce qui vous importe. Certainement,
dit Emilie; et vous ne pouvez plus vous refuser à ce que Josephine
et moi vous demandons. Mademoiselle, dit Henri, il y a des choses qu’on
ne fait pas par complaisance. Ne les fait-on pas non plus par honneur,
par pitié, Monsieur Henri? dit Emilie en haussant la voix. Mais,
Monsieur Henri, c’est assez vous presser; vous êtes le maître.
Grand Dieu! s’écria Josephine. Vous êtes le maître,
répéta Emilie, en imposant silence à Josephine du
geste et du regard; je ne puis vous forcer à ce mariage; mais je
puis délivrer cette pauvre fille du supplice de voir un homme cruel
qui l’abandonne après l’avoir déshonorée. Si vous
ne promettez pas à l’instant de l’épouser, sortez de chez
moi et allez dire à vos maîtres que je ne puis aller au château,
parce que je fais les préparatifs de mon départ. Après-demain,
Monsieur Henri on ne verra plus à Altendorf ni Emilie ni Josephine.
Josephine prit la main de sa Maîtresse et l’inonda de ses larmes.
Mme. de Vaucourt pleuroit. Nous gagnerons notre vie et celle
de ton enfant, dit Emilie: tu ne saurois regretter un homme si dur, si
inhumain. Vous et mon maitre vous ne vous verriez donc plus! dit Henri
d’une voix qui décéloit son attendrissement. Non, cela ne
se doit pas; celle à qui vous voudriez faire un si grand sacrifice
doit mériter beaucoup, et il faut bien que je fasse aussi quelque
chose. Mon maître, elle, vous, voilà trois personnes dont
j’aurois le malheur à me reprocher! C’est trop. Tiens, dit-il, en
s’approchant lentement de Josephine, tiens, voilà ma main. Si M.
Lacroix se marie, peut-être te contoit-il son amour pour Mathilde
ou pour Thérèse, au lieu de t’en conter comme je l’ai cru.
Ma main d’ailleurs est donnée; il ne faut plus regarder en arrière.
Josephine hors d’état de répondre, serra la main d’Henri,
baisa celle de sa Maitresse, et courut dans sa chambre pour y pleurer et
remercier Dieu en liberté.
Mme. de Vaucourt pria Henri de passer avec elle chez son pere
et sa mere, à qui elle apprit le mariage qui venoit de se conclure.
Comme elle crut voir qu’ils étoient plus surpris que réjouis,
elle répandit sur la table quelques poignées de ce métal
qui éblouit tant d’yeux47):
tenez, dit-elle, voilà, la dot de Josephine, prenez-la et n’en parlez
point. En même-tems elle les quitta et courut trouver Lacroix, qui
venoit d’être déterminé par un argument tout pareil,
à épouser soit Mathilde, soit Thérèse, soit
telle autre jeune fille qu’il voudroit choisir. Avec les talens, la figure
et l’argent qu’il avoit, il auroit pu èpouser tout le village.
Etes-vous décidé? dit Mme. de Vaucourt. Oui, dit
Lacroix; je suis allé chez notre plus proche voisine; c’étoit
autant de pas d’épargnés; et puisqu’il me faut épouser
une Allemande, autant vaut l’une que l’autre. Je pense même que cette
petite Mathilde sera plus susceptible que bien d’autres de prendre une
certaine tournure. - Et avez-vous parlé au pere, à la mere,
à la fille? - Oui, Madame: tout cela étoit ensemble. Je leur
ai baragouiné quelques mots d’allemand: Man, Fro, hérat.
Le pere et la mere ont crié Herr Gott! ja! ja! La fille a souri
et rougi: c’est une chose faite. - C’est fort bien, Lacroix; je ferai ce
que j’ai promis et au-delà. Où en est Hans de ses blessures?
- Madame, sa jambe et son bras sont parfaitement guéris, et il n’a
plus qu’un bandeau sur l’oeil droit, et un grand emplâtre sur la joue
gauche. - C’est fort bien, Lacroix: allez lui dire que je le prends à
mon service, et qu’il vienne dès ce soir coucher ici. - J’irai,
Madame. - Quant à vous, Lacroix, vous pourrez être logé
chez votre beau-pere après votre mariage. Le jour vous serez chez
moi, et il ne tiendra qu’à vous d’y mener votre femme; mais allez
chercher Hans. - J’irai, Madame: il ne fera pas d’ombrage, j’espère,
à M. Henri. - Ni à vous, Lacroix. - Oh moi, Madame, cela
est différent! Nous autres François nous ne sommes pas si
susceptibles. Supposé que Mme. Lacroix préférât
Hans à son mari, comme cela pourroit arriver, par la raison de la
sympathie nationale qui me parloit pour Josephine, c’est son affaire, et
je ne ferai que plaindre son mauvais goût. - Vous êtes homme
d’esprit, M. Lacroix, et de plus très-honnête homme. Je m’attens
de votre part à la conduite la plus raisonnable. - Madame est bien
bonne; si j’osois, je dirois que c’est elle qui a bien de l’esprit: elle
connoit ses gens: c’est tout autre chose que ces Dames allemandes; elles
n’auroient pas imaginé en vingt ans ce que Madame a arrangé
en un quart d’heure. Mme. de Vaucourt sourit, revint rendre
compte à Josephine du mariage de Lacroix, et engagea Emilie à
se rendre à l’invitation de M. d’Altendorf.
Elles rencontrerent Théobald qui étoit fort en peine de ne
point voir revenir Henri. Constance lui raconta ce qui s’étoit passé;
pour Emilie, elle en étoit si étourdie qu’elle ne pouvoit
parler. Théobald fatiguoit Mme. de Vaucourt de ses questions.
Il se faisoit répéter tout ce qui s’étoit dit, et
vouloit être informé de chaque mot avec l’accent et le geste.
Croyez-vous, disoit-il qu’Emilie eût pu se résoudre à
quitter Altendorf? Oh non! répondoit Mme. de Vaucourt.
Au reste, peut-être; je ne sais. Elle prévoyoit apparemment
l’effet que produiroit cette fleur de rhétorique. L’esprit d’Emilie
se forme, se perfectionne extrêmement. Puisse, disoit Théobald,
son coeur ne pas se gâter! Mme. de Vaucourt l’assura qu’il
n’y avoit rien à craindre de ce côtè-là, et
qu’elle avoit trop bien placé ses affections pour n’être pas
toujours la plus estimable personne du monde, en même tems qu’elle
en devenoit la plus aimable. L’innocence est une fort belle chose, ajouta-t-elle:
mais ce n’est pourtant qu’une vertu négative, elle n’offre aucune
ressource pour les occasions difficiles; elle n’amuse ni ne console, elle
ne donne ni conseil ni secours.
Les jours suivans on s’occupa à faire les préparatifs des
deux mariages. Josephine s’en mêloit peu: elle ne quittoit sa Maitresse
que pour aller auprès de ses futurs parens, dont elle gagna le cŒur
par mille prévenances. Avec sa Maitresse, ses empressemens étoient
plus vifs et plus tendres qu’ils n’avoient jamais été. Croyez,
lui disoit-elle souvent, que je sens jusqu’au fond de l’ame ce que vous
avez fait pour moi. Un jour elle lui dit: Il ne faut pas penser, Mademoiselle,
que je ne respecte pas ces vertus dont j’ai mal parlé dans un moment
de désespoir: si vous vous estimez par elles, moi aussi, et je suis
bien aise que vous les ayez. Chacun a une vertu à sa manière:
la mienne est de tout faire pour vous. Je me suis vouée à
vous. Je ferois un faux serment pour vous épargner le moindre mal,
comme je mourrois pour vous conserver la vie. Il m’a semblé, quand
vos parens sont morts, que Dieu me disoit: Elle n’a plus que toi; prens-en
soin, et fais tout pour elle. Mais j’aime votre candeur, et même
sans trop savoir à quoi elle étoit bonne, je me suis surprise
à la trouver fort belle. Aller tout droit son chemin dans ses actions
et dans ses paroles sans s’embarrasser de ce qui en peut48)
arriver, a je ne sais quoi que je respecte, et je crois que c’est la vertu
des gens de qualité. Toutefois ils ne doivent pas la pousser trop
loin. S’il leur plait de ne rien craindre pour eux, à la bonne heure,
c’est du courage; mais s’ils ne se mettent en peine de rien pour les autres,
c’est dureté. Mon intention est de vous imiter à un certain
point;12 d’abord pour vous
plaire davantage et être plus digne de vivre avec vous, puis aussi
parce que je trouve que c’est mieux, sur-tout dans l’état où
je vais entrer. Je suis bien résolue à ne point dissimuler
avec mon mari, et pour cela à ne rien faire qu’il faille dissimuler.
Si je reçois un billet, je le rendrai sans le lire; si l’on me donne
un ruban, je le rendrai sans le déplier; et s’il s’agissoit de quelque
discours galant, je repousserois vigoureusement le cajoleur; car recevoir,
lire, écouter ces choses-là, puis le dire à un mari,
c’est très-imprudent pour soi et très-desagréable
pour lui; et quand on les tait, quand on dissimule, le mari et la femme,
ou les amans, ou les amis, n’importe ce qu’on est, se deviennent comme
des étrangers et n’ont bientôt plus rien à se dire.
Au reste, Mademoiselle, j’aurai beau faire, notre union ne battra jamais
que d’une aîle; mais j’ai voulu vous dire mes bonnes intentions et
que votre exemple n’est pas perdu pour moi. - Emilie la loua et tâcha
de lui donner de l’espoir.