silhouet






Comment la trouve M. le Baron?19) dit la petite Comtesse, dès que nous eumes repris le chemin du château. Pour moi, je vous avoue... M. le Baron, interrompit Mme. d’Altendorf, ne peut trouver20) cette jeune étrangere que comme elle est, belle, jolie et aimable. Sans doute, dit M. d’Altendorf. Qu’on soit Françoise ou Allemande, on21) est ce qu’on est. La beauté est toujours la beauté, et à Dieu ne plaise que je refuse, par un préjugé trop excessif pour mon pays, de trouver par-tout la beauté fort belle: il est permis, louable même, d’avoir un peu de partialité; mais trop est trop.
Je suis entiérement de l’avis du Baron, reprit Mme. d’Altendorf. Un peu de partialité me plaît: elle est bonne, elle est nécessaire pour se trouver bien au milieu des gens avec lesquels on est appellé à vivre, et ne pas donner à tout ce qui vient du dehors une préférence outrageante pour son pays. Cette partialité est un correctif au goût que nous avons tous, du plus au moins, pour les objets nouveaux: elle nous conserve une certaine dignité nationale. Quand je vois de jeunes Allemands se mouler sur la nation Françoise, dédaigner leur propre langue, leurs propres usages, contrefaire un accent qu’ils ne saisiront jamais bien, et s’affliger tout de bon de cette impuissance, j’avoue que je rougis pour eux. Vous avez bien raison, Madame, dit Théobald, et je me flatte que vous n’aurez jamais à rougir pour moi d’une pareille sottise. Je vous suis fort obligé de m’avoir fait apprendre de bonne heure le françois, comme l’anglois et l’italien; mais je ne me piquerai jamais de le parler comme un François, ni comme je parle l’allemand: je crois même qu’on n’auroit besoin d’aucune partialité pour se garantir d’un travers aussi ridicule. Pour moi, je suis fier de ma nation, dit le Baron; et qui me prendroit pour petit-maître François, m’affligeroit sensiblement.
J’eus bien de la peine à m’empêcher de rire. Il me semble, dis-je, qu’on ne peut pas trop être, soit fier, soit humilié d’une chose qui nous est imposée si absolument, que d’être né ici ou là. Vous avez raison, dit M. d’Altendorf; on est né où l’on est né: la chose n’a pas dépendu de nous. Cependant le Corps germanique, l’antique Germanie... mérite notre respect, acheva la Baronne. Tâchons de lui faire honneur, dit Théobald.
L’on étoit à la porte du château: Théobald alla rêver seul à son Emilie. Je proposai une partie de trictrac au Baron. Mme. d’Altendorf prit un livre. La jeune Comtesse appella sa femme de chambre et retourna avec elle dans le parc, où elle promena son amer chagrin jusqu’à la nuit.
Le lendemain les Dames allerent faire visite à Emilie, et la ramenerent avec elles au château. Le surlendemain Emilie y dîna, et trois ou quatre jours se passerent sans que personne eut l’air de penser aux feux qui s’allumoient, aux chaines (bien pesantes peut-être) qui se forgeoient. Il n’est de jours vraiment heureux que ceux où l’imprévoyance est totale. Le plaisir même n’est pas si doux à prévoir qu’il ne soit plus doux encore de ne prévoir rien. L’hymen étonneroit l’amour si on le lui présentoit aux jours de son enfance: il se suffit et ne veut que lui-même: le moment présent est tout pour lui. Si je pouvois consentir à recommencer une pénible carrière, ce ne seroit que pour revivre quelques jours semblables à ceux que passerent alors Emilie et Théobald.
Peu à peu les caractères en se développant, laissèrent appercevoir des contrariétés. Lesquelles? direz-vous. - Oh, lesquelles! cela seroit bien long à détailler, et vous pouvez mieux l’imaginer que je ne puis le dire. Théobald, en un mot, étoit homme et Allemand; Emilie, femme et Françoise. L’attachement mieux senti amena l’exigence, car chacun des deux sentant qu’il alloit dépendre de l’autre, voulut que l’autre aussi fut dépendant, et chercha à faire les meilleures conditions qu’il pourroit, avec son maître.
Un jour qu’on parloit de vues riantes et agréables, Théobald dit n’avoir rien tant admiré que la Seine et ses rives, telles qu’il les avoit vues du pont-neuf, un certain soir, au coucher du soleil. Quoi! s’écria Emilie, vous avez été à Paris! Pourquoi donc ne le disiez-vous pas? - Rien de moins intéressant que ce voyage, répondit froidement Théobald. Nous le fimes en courant; j’avois quatorze ans tout au plus, et je ne restai pas trois semaines à Paris. Mais, dit Emilie, c’est assez pour savoir que Paris est au-dessus de tout; et je suis bien sûre que si la tranquillité y ramenoit l’ordre et les plaisirs décens, vous voudriez y passer votre vie. Point du tout, dit Théobald. - Se pourroit-il, dit Emilie, que les horreurs commises par quelques hommes égarés, frénétiques, vous fissent méconnoître un peuple foncièrement si doux, si aimable, si généreux? Je parle le moins que je puis, dit Théobald, de cette longue suite d’horreurs qui dégradent l’humanité encore plus qu’elles ne déshonorent vos compatriotes. Peut-être en eut-on fait autant ailleurs dans des circonstances semblables; mais ces chansons tant chantées, ces fêtes, cette marque faite au cou de votre Roi dans presque toutes les effigies que j’ai vues de lui après sa mort... Vous croyez d’après cela... interrompit vivement Emilie. Je crois, reprit Theobald, que les François sont plus gaiement barbares, ou plus barbarement gais que les autres nations, et sans que je les en haïsse davantage, cela me les rend plus antipathiques. Dans les exceptions mêmes que mon coeur seroit forcé de faire, si j’appercevois une forte teinte de l’humeur nationale... Que feriez-vous, Monsieur, dit Emilie? Mademoiselle, dit Théobald, je serois désolé. Emilie ne se découragea pas, et après quelques momens de silence, elle dit d’un ton à demi-ironique: Malgré les défauts si choquans de ma nation, j’oserai penser que tout homme qui pourra vivre à Paris y vivra. Je serai l’homme bisarre, dit sur le même ton le jeune Baron, qui fera exception à cette règle universelle, et je déclare que j’aimerois mieux ne sortir jamais d’Altendorf, y employer toute ma vie à servir de tuteur, d’arbître, de consolateur à ses habitans, que de la passer sans utilité pour personne dans cette capitale fameuse, séjour brillant des graces, du goût, et de tous les plaisirs.
Le son de voix de Théobald s’étoit altéré à mesure qu’il parloit, et décéloit un grand trouble. Il prit avec précipitation un volume de l’Emile22) qu’il trouva sous sa main, et sortit du salon et du château.
La petite Comtesse triomphoit. Quel moment pour se promener! dit-elle: on suffoque. Il faut avoir bien envie de sortir d’ici pour aller courir les champs à quatre heures après-midi le premier de Juillet. - J’ai la même envie que Monsieur votre cousin, dit Emilie outrée; et je prie M. l’Abbé de vouloir bien affronter la zone torride et me ramener chez moi.
Peut-être Emilie espèroit-elle rencontrer Théobald, mais elle ne vit que son livre qu’il avoit laissé ouvert sur un banc: elle le prit, et le retournant, elle lut: ‘Sophie, vous êtes l’arbître de mon sort, vous le savez bien. Vous pouvez me faire mourir de douleur, mais n’espérez pas me faire oublier les droits de l’humanité, ils me sont plus sacrés que les vôtres; je n’y renoncerai jamais pour vous.’9 Elle remit le livre comme elle l’avoit trouvé, et nous continuâmes à marcher sans rien dire; mais je lisois dans ses mouvemens, dans sa démarche lente d’abord, puis précipitée: Seroit-il vrai? Ces mots me conviendroient-ils? Vous êtes l’arbitre de mon sort! Mais ne vouloir jamais sortir d’ici et prendre contre moi des précautions, des résolutions si fortes, si décisives! En France les femmes régnent, dit-on. Quelle différence! Ah, bon Dieu! quelle différence!




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