TROlS5) FEMMES |
Emilie avoit seize ans et demi quand elle émigra avec son père
et sa mère, gens de mérite, d’honneur, de naissance, et qui
avoient été assez riches pour espérer de marier très
bien leur fille. Elle étoit fille unique, elle avoit de la beauté
et de l’esprit, on lui avoit prodigué toute espèce d’instruction,
et cependant elle n’avoit qu’un amour-propre et des prétentions
supportables: elle parloit avec assez de simplicité; elle6)
avoit quelques égards pour des étrangers qui l’accueilloient.
Son père et sa mère espéroient, ainsi que tant d’autres,
une contrerévolution prochaine, uniquement parce qu’ils la désiroient,
et cet espoir les avoit empêché de vendre, lorsqu’il en étoit
encore tems, un château en province et un hôtel qu’ils avoient
à Paris. Sans prévoyance d’abord, bientôt sans argent,
le chagrin triompha de leur raison, altéra leur santé, et
les conduisit au tombeau presqu’en même tems. - Vivez pour moi, s’écrioit
la malheureuse Emilie, en considérant l’étendue de la perte
dont elle étoit menacée: ranimez votre courage, rappellez
votre vie que je vois s’échapper. C’est ma femme, c’est ma fille
dont l’infortune me donne la mort, disoit son père affoibli. Je
ne puis survivre à mon époux, ni supporter la misère
de mon enfant, disoit sa mourante mère. Emilie les pleura amérement,
et au milieu d’un pays étranger, elle se crut sans amis et sans
ressource.
Dès qu’elle fut un peu calmée, une jeune Alsacienne restée
seule d’un nombreux domestique1
et qui servoit Emilie avec autant d’adresse que d’attachement, lui dit:
Vous croyez n’avoir plus rien quand vous n’avez que votre Josephine; mais
vous vous trompez, Mademoiselle, et Josephine le prouvera. C’est demain
qu’il nous falloit payer notre logement, et peut-être ne l’auriez-vous
pu sans vous gêner; mais la chose est faite. Quel meilleur parti
pouvois-je tirer de mes épargnes! Et ne croyez pas que j’aye donné
tout ce que je possédois. Il me reste dequoi payer pendant six mois,
au moins, une habitation plus petite, mais plus gaie, que je suis d’avis
que nous prenions à la campagne: voici le printems, et la ville
où nous sommes, outre qu’elle vous rappellera longtems de fort tristes
souvenirs, me paroît un assez lugubre séjour.
Emilie regarda Josephine avec quelque surprise, pleura, et supprimant les
objections et les réflexions que sa fierté lui suggéroit,
supprimant jusqu’aux remercîmens qu’elle sentoit bien ne pouvoir
être proportionnés à un dévouement si généreux,
elle lui dit: Pardon Josephine, si je n’ai ni déviné, ni
étudié ton excellent coeur. Nous demeurerons où tu
voudras. Je m’en remets à ton discernement et à ton zèle.
Josephine fière et reconnoissante de voir ses bienfaits agréés,
baisa la main de sa Maîtresse, puis la quitta pour s’occuper de leurs
nouveaux arrangemens. En peu de jours quelques meubles qu’on avoit, furent
vendus, d’autres transportés, et les deux jeunes personnes se trouvèrent
bientôt établies dans la plus jolie maison du plus joli village
de la Westphalie.
Les propriétaires en occupoient la moitié; ils étoient
vieux, et cédèrent un jardin qu’ils ne pouvoient plus cultiver,
pour une petite redevance payable en choux et en pommes de terre. Josephine
cultivoit toutes sortes de légumes, nourrissoit une chèvre,
filoit du chanvre et du lin. Emilie arrosoit quelques rosiers, caressoit
la chèvre, brodoit de la mousseline et du linon, dont Josephine
étoit parée le Dimanche et les jours de fête. On vivoit
simplement et sainement. Josephine étoit respectueuse et gaie, Emilie
douce et sérieuse. Quelquefois elles parloient, plus souvent elles
chantoient ensemble. Josephine avoit une fort belle voix que guidoit celle
d’Emilie. Toutes deux regrettoient une excellente harpe dont Emilie jouoit
fort bien, et qui s’étoit brisée dans le voyage précipité
qu’on lui avoit fait faire lorsqu’on se sauvoit de France.
Un soir, comme les deux jeunes personnes alloient s’asseoir sous un vieux
treillage que couvroit le lierre et le chèvre-feuille, elles y trouverent
une belle harpe toute neuve.
Josephine eut plus de joie, Emilie plus de surprise: Comment se peut-il...!
dit Emilie. Jouez, jouez, s’écria Josephine, en tirant la harpe
de son étui: de grace, jouez et chantez. Emilie prend la harpe et
la parcourt de ses doigts agiles, puis joue et chante. Les oiseaux se taisent,
les antiques maîtres de la maison se traînent au jardin, et
derrière une haye d’épine fleurie7)
et de sombre houx se laisse voir leur jeune fils: mais son maître,
le fils unique du Seigneur du village, se cache mieux ou se tient plus
éloigné; il n’est vu de personne.
Qu’est ce donc que cette harpe? dit Emilie à sa compagne, quand
elles furent rentrées. Est-ce une galanterie, et de qui peut-elle
venir? Je soupçonne quelque chose, mais je ne sais rien, dit Josephine.
Tu soupçonnes! reprit Emilie: que soupçonnes-tu? - Vous avez
bien vu, Mademoiselle, que Henri m’aide tous les jours à puiser
de l’eau, à porter du bois, à traire la chèvre...
- J’ai vu un jeune homme que tu m’as dit être le fils de la maison.
- Eh bien, c’est Henri; c’est celui de qui je vous parle: il est la complaisance
même; cela attire la confiance. Je lui ai dit qu’autrefois vous jouiez
de la harpe comme un ange; mais que votre harpe étoit gâtée.
- Mais Josephine, ce n’est sûrement pas Henri qui a pu se procurer
celle que nous avons trouvée au jardin ... et que voici, dit Josephine,
en montrant la harpe posée dans un coin de la chambre. - Quoi tu
l’as apportée, Josephine! une harpe qui ne m’appartient pas! - Vouliez-vous
que nous la laissassions à l’humidité de la nuit et qu’elle
se gâtât comme l’autre? J’ai fait signe à Henri de l’apporter,
et je viens de la prendre de ses mains. Mais c’est accepter, dit Emilie,
le don d’un inconnu. Supposons que ce soit à moi qu’il se fasse,
je l’accepte de grand coeur, dit Josephine. Henri savoit que je regrettois
le plaisir de vous entendre jouer; il l’aura dit au fils du Seigneur du
village, dont il est le domestique; et celui-ci, ému de pitié
pour une jeune fille éloignée de tous ses parens, et obligée
par son attachement pour ses maîtres à vivre dans une terre
étrangère... Ici quelques larmes couperent la voix à
Josephine, et des larmes plus abondantes coulerent sur les joues de sa
Maîtresse... La harpe est sûrement à toi, dit-elle;
on te l’a envoyée du château: nous la garderons, et tous les
jours je jouerai quelqu’un de tes airs favoris. En même tems elle
accorde, prélude, et chante en s’accompagnant la romance que Josephine
aimoit le mieux.
La nuit suivante, Emilie rêvant à l’aventure de la harpe et
ne pouvant s’endormir, entendit ouvrir fort doucement la porte d’une chambre
voisine de la sienne, puis parler fort bas: bientôt elle n’entendit
plus rien. Que faire? Ce n’étoient pas des voleurs. Ses camerades
de couvent, ses petits cousins, ses grandes cousines ne l’avoient pas laissée
dans une telle ignorance qu’elle ne soupçonnât la vérité.
Falloit-il appeller? Falloit-il surprendre Henri et Josephine? Emilie ne
put s’y résoudre, et pensant qu’elle ne pourroit s’empêcher
désormais de mépriser le seul objet d’attachement qui lui
restât, sa compagne, son amie, sa bienfaitrice, elle passa le reste
de la nuit à pleurer.
Le jour venu, Josephine vint reprendre ses occupations auprès de
sa Maîtresse qui dormoit alors, mais d’un sommeil agité: elle
parloit même en dormant, et nommoit Josephine. Celle-ci très-inquiète,
se mit à genoux devant son lit. Emilie se réveilla. L’attitude
où elle vit la coupable se mêlant à ses rêves
et au souvenir de ce qu’elle avoit entendu, donna lieu à des paroles
moitié de reproche, moitié d’indulgence, qui non entendues
d’abord, amenerent enfin une explication et une conversation fort longue.
Pensez-vous donc que je pusse tout faire, Mademoiselle? dit Josephine.
Henri trait la chèvre dont nous avons le lait; il puise l’eau et
scie le bois pendant que je cultive votre salade; et avec quoi acheterions-nous
le café que vous prenez à votre déjeuner, si ce n’étoit
avec le fil que je vends après l’avoir filé? O Dieu! que
me fais-tu envisager! s’écria douloureusement Emilie. Quoi! tu payes
de ton honneur, de ta vertu, les jouissances que tu me procures! Ah! ne
me donnes que du pain à manger, et de l’eau à boire. Vends
mon linge et mes habits, et qu’Henri cesse d’avoir des droits sur une reconnoissance
dont il abuse.
Oh! Mademoiselle, dit Josephine, c’est aussi prendre un peu trop à
la lettre ce que je dis. Il se pourroit que j’eusse déja fait quelque
chose pour Henri avant qu’il ait rien fait pour moi, et je ne sais pas
bien exactement lequel de nous deux a eu le premier droit à la reconnoissance
de l’autre. - Quand est-ce qu’il a commencé à te rendre les
petits services dont tu parles? dit Emilie. Trois ou quatre jours après
notre arrivée ici, répondit naïvement Josephine. - Et
déja alors il te devoit de la reconnoissance! - Un peu de reconnoissance,
dit Josephine. - A peine tu l’avois vu! - Henri est fort joli, Mademoiselle;
cela est bientôt vu. Emilie soupira et regarda Josephine avec des
yeux où se peignoit plus de pitié que de dédain. Si
tout cela vous paroît si grave, reprit Josephine, oserois-je vous
demander pourquoi vous ne m’avez pas défendu de recevoir Henri et
ne vous êtes pas opposée à tous les petits services
qu’il nous rendoit? - Je n’y prenois pas garde, Josephine. - Et cependant
vous n’aviez rien de mieux à faire Mademoiselle. Si Josephine vous
eut été aussi chère que vous l’êtes à
Josephine, vous auriez pris soin de ce que vous appellez son honneur, comme
elle en prenoit de tout ce qui vous concerne. - Pouvois-je prévoir,
ma chère Josephine...? - Oui, sans doute. A quoi sont bonnes toutes
vos lectures, si elles ne vous apprennent pas à prévoir les
choses mieux que nous, qui n’y pensons que quand elles sont faites. J’oserois
presque dire, qu’une belle éducation est bien mauvaise, si elle
ferme les yeux sur ce qui se passe tous les jours dans le monde. Mais ce
ne devroit pas être cela. J’ai quelquefois ouvert vos livres; j’y
ai vu des Rois, des Bergers, des Bergères, des Colonels, des Marquis,
des Princesses. Cela revient toujours au même: les hommes s’introduisent
auprès des femmes, et par-ci par-lá se battent pour elles,
tandis qu’elles se haïssent pour eux: en prose, en vers, il n est
presque question que de cela. J’avoue que j’ai été une imbécile,
dit Emilie. Et cette nuit, Mademoiselle... pardon si je vous la rappelle,
et il m’en coûte: voyez, je suis sûrement toute rouge: cette
nuit, que ne veniez-vous à moi ou que n’appelliez-vous? J’avois
commencé par gronder Henri: jamais encore il n’avoit osé
venir la nuit dans ma chambre; la harpe et la musique l’avoient comme ensorcelé,
et de peur de vous réveiller, j’ai pris patience; mais si vous aviez
donné le moindre signe que vous ne dormiez pas, Henri se seroit
sauvé. - Je l’aurois dû, Josephine, et j’y ai pensé;
mais la crainte de me compromettre... la décence... Oui, j’entends,
dit Josephine, la décence, peut-être un peu de fierté,
ont laissé la vertu et l’honneur sans secours! Assurément
je vous pardonne, Mademoiselle; mais avouez que personne ne fait tout ce
qu’il doit. Vous n’avez pu vous résoudre à chasser Henri,
et certes ni moi non plus... Mais vous voila levée et votre déjeûner
est prêt. Vîte, je cours à l’Eglise: c’est aujourd’hui
la fête de St. Sigismond, patron du village; après la messe
je resterai au Sermon. Mais tu n’entends presque pas l’allemand, dit Emilie.
N’importe, répondit Josephine; toujours est-il a-propos de rester
au Sermon, et j’ai mille fois entendu dire, que les maux de la France ont
commencé, quand on ne s’y est plus soucié de Sermons ni de
Messes, de Fêtes ni de Dimanches. Ah! Mademoiselle, c’est une terrible
chose que d’oublier entiérement son Dieu et son salut. Si les Rois
de la terre avoient su ce qu’ils faisoient, ils auroient mieux servi le
Dieu du Ciel: ils nous ont donné l’exemple de ne respecter rien...
Mais j’entends la cloche. Adieu Mademoiselle.
Quand Josephine fut revenue de l’Eglise, Emilie lui dit: Je n’ai cessé
de penser à toi. Ni moi à vous, dit Josephine. J’ai vu le
Seigneur et la Dame du village, leur fils et leurs domestiques: cela avoit
l’air un peu antique, un peu grotesque. Dame! on voit que cela n’arrive
pas de Paris. Mais n’importe: le jeune homme a très-bonne mine,
et il se formeroit aisément avec nous. J’ai pensé bien sérieusement,
reprit Emilie, à toi et à la scène de cette nuit.
Quoi! cela n’est pas oublié encore? dit Josephine, en se mettant
en devoir de coëffer sa Maîtresse. - Non, Josephine, cela n’est
pas oublié; et comme je ne veux plus mériter le reproche,
hélas! trop juste, que tu m’as fait, je t’exhorte à considérer...
- Tenez vous un peu plus droite, Mademoiselle, ou je risque de vous coëffer
tout de travers. - Josephine, pour ne pas t’ennuyer d’un long sermon, je
te dirai seulement... - Vraiment, Mademoiselle, vous faites bien de m’épargner
un long sermon. C’est assez d’un dans une matinée, et l’ennui que
je sors d’avoir, me doit mériter le Ciel. N’entendre presque pas
un mot, se tenir comme une souche et n’oser pas dormir, parce qu’on est
regardé de tout le monde... - Josephine, veux tu me promettre de
ne plus recevoir Henri? - Ah! Mademoiselle, je vous promets bien que vous
ne serez plus réveillée par cet indiscret. - Ce n’est pas
de cela qu’il s’agit, Josephine. Peu importe mon sommeil, mais... - Je
vous entends, Mademoiselle. Eh bien, nous verrons. Promettre est bien positif.
Je ne veux pas me mettre à vous mentir, à vous tromper, à
vous manquer de parole. - Mais si ta promesse te retenoit, Josephine? -
Il y a eu un an à Pâques, Mademoiselle, que je fis une pareille
promesse de bien bon coeur à Dieu, c’est-à-dire à
mon confesseur: cela n’a tenu que six semaines. - Quoi, Josephine! Henri
n’est donc pas le premier...? - Eh non, Mademoiselle! - Qui est-ce qui
a séduit ta jeunesse? - A quoi bon vous le dire, Mademoiselle? cela
vous fera peut-être quelque peine, et vous trouverez que je vous
manque de respect de parler si naturellement de votre famille. - Non Josephine;
dites. - C’est Mr. votre Oncle, le grand-Vicaire. - Est-il possible, Josephine?
- Rien n’est plus vrai, Mademoiselle; à telles enseignes que voilà
une croix qu’il m’a donnée: voilà aussi une bague; et vous
connoissez mes Heures avec leurs crochets d’argent, il me les a données
aussi: tenez, les voilà; elles ont été imprimées
à **, et le nom de M. l’Evêque s’y trouve tout de son long.
- Mais il y a eu un an à Pâques que vous étiez bien
éloignée de mon Oncle le Grand-Vicaire: il avoit émigré
déja, et il étoit en Espagne. - Cela est vrai Mademoiselle;
mais étois-je éloignée aussi du frère de Madame
votre Mère, Mr. le Marquis de ***. - Ah, mon Dieu! Josephine! -
Pour celui-là il ne m’a rien donné qu’un vieux dez d’or,
qu’il avoit peut-être pris à Mme. la Marquise.
Il n’y avoit pas bien du mal à cela, car Mme. la Marquise
toujours occupée de sa toilette ou de ses vapeurs, ne faisoit oeuvre
de ses mains. Ma pauvre Tante! dit Emilie, en soupirant. Oui, dit Josephine,
elle fut bien triste après la mort tragique du Chevalier de ***.
Je lui en vis recevoir la nouvelle. Un ami lui rapporta ses lettres et
son portrait. Ah, Jésus! dans quel état je la vis les quatre
ou cinq premiers jours! L’ami du Chevalier commençoit à la
distraire quand il fallut se quitter. Il avoit une compagnie dans l’armée
de Mirabeau.2 Sans doute ils
se seront revus à Manheim, où son mari l’a menée.
La toilette d’Emilie s’acheva sans qu’elle rouvrit la bouche. Elle n’en
avoit que trop entendu, et n’eut garde de provoquer de nouvelles confidences.
Je comprends, se disoit-elle, pourquoi mon pere et ma mere ne m’ont pas
ordonné de me rapprocher de mes parens, et ne m’ont pas recommandée
à eux. Je te laisse à la Providence, m’a dit ma mere: prie
Dieu, mon enfant; réfléchis, conserve tes bonnes habitudes;
je n’ai point d’autre mentor à te donner que toi-même.
Vous êtes bien rêveuse, Mademoiselle, dit Josephine. Vous aurois-je
offensée? Bien loin de là, dit Emilie, en jettant sur elle
un regard plein de douceur. Je t’aime, je te plains, je t’excuse; je me
sens obligée de réparer envers toi les crimes de mes parens.
Mais, Josephine, cette sorte de désordre où l’on t’a plongée
va devenir tous les jours plus fâcheux, plus honteux, moins pardonnable,
et je crains... Point du tout, interrompit Josephine; ma liaison avec Henri
qui n’est ni un prêtre, ni un homme marié, est déja
beaucoup plus innocente que les autres, et si je continue à me conduire
de mieux en mieux je pourrois bien finir par être une Sainte; c’est
ce que j’ai toujours ambitionné, car j’ai un grand respect pour
les Saints et les Saintes, et je ne puis souffrir une Religion où
l’on ne les honore pas: c’est pour cela que j’ai éconduit un assez
riche marchand Luthérien de la Gueldre Prussienne,3
qui vouloit m’épouser. - Mais, Josephine, comment accordes-tu ta
dévotion avec un péché auquel tu refuses de renoncer?
- Oh! Mademoiselle, cela peut fort bien aller ensemble. Je dis tous les
jours à Dieu dans l’Oraison Dominicale: Pardonnez8)
nous nos péchés: je le dis en françois après
l’avoir dit en latin. Or cela suppose visiblement que Dieu doit avoir quelque
chose à pardonner; et comme je ne suis ni gourmande, ni menteuse,
ni voleuse, ni médisante, je dis à Dieu, pour ainsi dire,
pardonnez-moi Henri ou Pierre, ou Jaques. Dieu ne s’y méprend pas
et ne manque pas de me les pardonner, car sa clémence est infinie.
Amen! dit Emilie; je n’ai plus rien à répondre à un
docteur tel que toi.
Vous voilà jolie comme un Ange, dit Josephine, en approchant un
miroir: un peu de pâleur que vous avez, ne vous sied même point
mal. Je voudrois bien que les gens du château vous vissent aujourd’hui:
vous êtes la moitié mieux coiffée que lorsque le Junker9)
vous rencontra dans le chemin, et s’éprit si bien de vous qu’il
dit que c’est pour la vie. Allons, Mademoiselle, un petit air de harpe
pour nous ragaillardir.10)
Emilie joua d’abord pour sa compagne, puis pour elle-même. Elle s’attendrit
en jouant. Sa tante et ses oncles lui revinrent à l’esprit, et elle
finit par pleurer son pere et sa mere comme aux jours de leur mort.
Emilie étoit seule lorsqu’elle se livroit ainsi à sa douleur.
Au moment où elle vit revenir Josephine, elle essuya des larmes
dont il lui eut été difficile et pénible de lui expliquer
les différentes causes. Je pense comme toi, lui dit-elle, d’une
voix assez ferme et avec un visage assez serein, que la harpe ne peut venir
que du château; et d’après ce que tu m’as dit de l’intérêt
que le jeune homme prétend prendre à moi, je ne puis décemment
la garder; cependant il m’en coûteroit de la rendre. Ne pourrois-tu
savoir ce qu’elle a coûté? Il me reste quelqu’argent, que
ton travail assidu me rend inutile; j’ai quelques bijoux dont je puis me
défaire. Informe- toi,11)
Josephine, et payons la harpe. - Je ne sais, Mademoiselle, si votre dignité
exige que vous fassiez ce chagrin à qui a voulu vous faire plaisir.12)
Il se peut qu’oui. Je ne m’entends pas trop à ces choses-là,
mais quelqu’un à qui je donnois une rose, voulant me donner un écu,
je le refusai, et n’ai jamais pardonné à ce quelqu’un. Vous
pourriez faire une chose qui, selon moi seroit plus honnête. - Quoi
donc, Josephine? - Le dernier fichu que vous avez brodé pour moi
est fort joli; je ne l’ai jamais mis, non plus que le tablier qui se doit
porter avec le fichu. Les voilà encore dans un carton comme ils
sont sortis de vos mains; envoyez-les avec une belle lettre à la
mere du Junker.13)
- Ils t’appartiennent, Josephine. - Vous les remplacerez, Mademoiselle.
- La valeur est si loin d’être égale. - Bon, la valeur! Qu’importe
la valeur? Cela est-il beau de compter si juste? Je vous ai vu mille fois,
dans le tems de votre prospérité, donner beaucoup pour recevoir
peu. Croyez-vous être la seule qui ait ce droit là, et le
plaisir d’être généreuse doit-il n’appartenir qu’à
vous ? Tenez, voilà le fichu et le tablier bien proprement arrangés;
vous écrirez la lettre pendant que je m’habillerai puis en trois
sauts je serai chez Mme. la Baronne d’Aldor.14)4
Emilie persuadée ou entraînée, consentit
à tout ce que vouloit Josephine. Elle y15)
trouvoit cela de bon, que le jeune homme verroit qu’elle ne recevroit pas
des hommages rendus avec mistère, et qu’elle étoit d’humeur
à éventer le secret de son amour pour elle, supposé
que réellement il en eût. Ou ses galanteries seront avouées
de ses parens, ou il ne m’en fera plus, dit-elle; et elle écrivit
la lettre que voici:
‘J’ai trouvé hier, Madame, sur un banc du jardin où j’ai
coutume de me promener, une très-belle harpe. Elle ne peut venir
que d’une maison qui est l’ornement de la contrée, comme ses Maîtres
en sont l’amour. Monsieur votre fils aime, dit-on, les talens; il aura
su, ou soupçonné, que je les aimois aussi et je ne doute
pas que par un don vraiment digne de lui et de ses nobles parens, il n’ait
voulu m’aider à charmer mes chagrins et ma solitude. Un bon coeur
lui en a suggéré l’idée; le discertement et le goût
ont présidé à son exécution: je ne puis donc
m’en offenser; mais je ne puis pas non plus dissimuler le don, ni taire
ma reconnoissance. Permettez, Madame, que ce soit à vous que je
la témoigne, et daignez agréer ce que la fortune me permet
encore de vous offrir, le fruit d’une industrie, hélas! trop médiocre.
Croyez, Madame, que je n’ai jamais regretté aussi vivement que dans
cet instant sa médiocrité; et recevez l’hommage de mon respect
très-humble.’16)
Le billet cacheté, Josephine, toute glorieuse, part. C’étoit
pour la première fois qu’elle alloit au château. Elle étoit
fraîche, allerte, bien mise, jolie. Henri fort étonné,
vint à sa rencontre, et tous les domestiques qui jouoient aux quilles
dans la cour, resterent la bouche ouverte en la voyant passer. Elle ne
voulut rien dire de sa mission, pas même à Henri et alla droit
à la Dame, qui étoit à la porte du château avec
son mari son fils et un émigré François, abbé.
(C’étoit moi qui déja connu dans cette maison, arrivois à
l’instant de Munster.) Elle fit une jolie révérence, remit
la lettre et le paquet puis s’en retourna aussi lestement qu’elle étoit
venue.
La surprise de Mme. la Baronne d’Altendorf fut extrême,
ainsi que celle du Baron son Epoux, et surtout celle de la Comtesse Sophie,
jeune parente qui s’étoit destinée au jeune Baron. Quant
à celui-ci, le trouble étoit peint sur son visage et se composoit
de mille sentimens, les uns doux, les autres fâcheux. Voilà
mon secret découvert, se disoit-il, et Dieu sait si mes parens ne
trouveront pas fort mauvais que j’aie fait venir pour une jeune Françoise
la plus belle harpe qu’il y eût à Francfort. Peut-être
trouveront-ils encore plus mauvais que j’aime cette jeune Françoise,
et cependant je l’aimerai toujours; voilà qui est bien décidé;
car je vois par sa lettre qu’elle a autant de délicatesse et d’esprit
que de beauté. Que je suis heureux d’avoir fait sur le seul rapport
de mes yeux, un choix que ma raison approuve! J’ai été séduit
par les mêmes choses qui séduisent tant d’autres hommes: mais
cette séduction loin de me conduire au vice et au repentir, me conduit
au bonheur d’aimer la personne du monde qui mérite le mieux d’être
aimée.
Pendant que le jeune homme, un peu à l’écart, faisoit ces
réflexions, sa mere regardoit avec une admiration mêlée
d’humeur, le fichu et le tablier. Il ne se laissera pas marier tout simplement,
pensoit-elle, comme ses peres et grands-peres. Il va nous donner de la
tablature.5 Pourquoi s’aviser
d’avoir un goût de son propre crû! Ceci me tirera du repos
dans lequel je végète doucement, depuis que j’ai perdu l’aimable
sŒur du grand Frédéric; repos qui est la seule félicité
à laquelle il faille prétendre en Westphalie et dans la société
de M. le Baron d’Altendorf.
Cette sŒur du grand Frédéric étoit, comme on le dévine
aisément, la Marckgrave de Bareith, dont Mme. d’Altendorf
avoit été la fille d’honneur ou plutôt l’élève.
Elle se souvenoit d’avoir vu, étant enfant encore, Voltaire et d’autres
beaux esprits à cette Cour où l’on parloit françois
plus qu’allemand; et elle y avoit pris, avec la connoissance de cette langue,
celle des auteurs qui firent briller le plus sa précision lumineuse
et son élégante clarté.17)
Théobald! Théobald! dit Mme. d’Altendorf,
en regardant son fils qui étoit absorbé dans sa rêverie.
Elle n’en dit pas davantage, de peur de lui attirer une pondérante6
algarade de la part du vieux Baron.
C’est précisément cette algarade que désiroit la Comtesse
Sophie; mais elle avoit beau regarder le vieux Baron, il ne disoit rien
du tout. Persuadé qu’un Seigneur de château, un père
de famille, un gentilhomme à 64 quartiers, ne doit parler que pour
être écouté, ordonner que pour être obéi,
et n’ayant pas des idées bien promptes ni bien nettes sur la plupart
des objets, le Baron d’Altendorf est dans l’habitude de garder un silence
fort grave et assez imposant, à moins que sa femme ou quelqu’autre
ne lui suggére une pensée; alors il étend, il appuye
et prononce des arrêts contre lesquels il ne faut pas s’aviser de
faire la moindre réclamation. Tout le soin de sa femme est de détourner
ou diriger cette massue: quelquefois elle a l’adresse de l’alléger
un peu.
L’envieuse petite Comtesse rompit enfin le silence que chacun gardoit.
Une si belle harpe toute neuve a dû coûter bien cher, dit-elle.
Voudriez-vous que Théobald l’eut envoyée vieille ou laide?
dit séchement la Baronne. Il auroit eu grand tort, dit le Baron.
Quand un Baron d’Altendorf fait un présent, n’importe ce qu’il coûte,
il faut qu’il soit beau. Je désavouerois mon fils, s’il pouvoit
y avoir quelque chose de mesquin et d’ignoble dans ses procédés.
Il y eut hier vingt-cinq ans tout juste que je fis un présent, que
j’appellerai préliminaire, à Mlle. de Schönfeld,
aujourd’hui Baronne d’Altendorf. J’y étois autorisé, à
la vérité, par ses parens et les miens. Cette alliance convenoit
aux deux maisons, et avoit été desirée sur-tout par
le Grand-pere de mon Epouse, par ses Oncles, par sa respectable Mere...
Vous m’envoyâtes une fort belle montre, interrompit la Baronne; je
l’ai encore, et ce n’est pas le seul présent de prix que vous m’ayez
fait.
Voilà qui est fort bien, dis-je à mon tour, en m’adressant
au vieux Baron: ces souvenirs sont agréables, et ce qui se passe
aujourd’hui ne l’est pas moins. Ne trouveriez-vous pas bon que nous allassions,
votre fils et moi, chez ma compatriote, pour lui dire que sa lettre et
son travail ont été reçus de Madame avec bonté,
et que si elle veut venir faire un tour dans votre parc, elle pourra vous
y rendre ses devoirs. Oui, sans doute, allez; cela est très-bien
pensé, dit le Baron. Théobald ivre de joie, mais se contenant
de son mieux, n’eut l’air de me suivre que par obéissance. Quand
il fut hors de la vue de ses parens, il me sauta au cou et m’embrassa;
puis appercevant Henri, il lui ordonna de préparer dans le plus
bel endroit du parc une collation la plus élégante qu’il
seroit possible.
En un instant nous fûmes chez Emilie. Joséphine, quoiqu’elle
fut aussi surprise que charmée de notre visite, nous reçut
comme si elle nous eut attendus; et après nous avoir fait entrer
dans une chambre fort propre,7
elle alla avertir sa maîtresse qui étoit au jardin. Elle venoit
nous recevoir; nous allâmes à sa rencontre. Je lui addressai
le premier quelques mots; mais bientôt Théobald prit la parole,
et cela avec plus de grace et d’assurance que je n’en aurois attendu d’un
jeune Westphalien. Vraiment toute la personne d’Emilie étoit faite
pour exalter l’homme le plus froid et donner de la vivacité au plus
flegmatique; mais elle auroit pu tout aussi bien intimider un homme plus
hardi que ne le paroissoit Théobald; je fus donc agréablement
surpris de l’aisance avec laquelle se félicitant du bonheur de la
voir, il la pria de faire partager son contentement à son pere et
à sa mere qui l’attendoient avec impatience. Quel doux spectacle
que cette naissante aurore de l’amour, embellissant les deux plus jolies
figures du monde!
Emilie plutôt brune que blonde, blanche cependant, un peu pâle
ce jour-là, d’une stature au-dessus de la médiocre, étoit
pleine de grace et de séduction. Si je n’avois su à-peu-près
qui elle est, me dit Théobald, pendant qu’Emilie s’éloignoit
de nous pour prendre ses gands et son éventail je lui aurois dit:
O (quam te memorem) virgo. Namque haud tibi vultus
Mortalis, nec vox hominem sonat.18)8
Et en effet, Emilie avoit un son de voix charmant... Mais Théobald
ne mérite-t-il pas que je fasse aussi son portrait? Plus grand qu’Emilie,
sa taille n’est ni moins légère, ni moins élégante;
ses yeux d’un bleu foncé sont doux et brillans; son nez est aquilin,
et les plus beaux cheveux blonds ornent sa tête ovale. Qui voudroit
peindre le fils de Vénus et d’Anchise, ou l’héritier du trône
d’Itaque, ne pourroit mieux faire que prendre pour modèle le jeune
Théobald. Mais si Théobald est le plus aimable des hommes,
Emilie, ce jour-là, paroit moins une femme qu’une Divinité.
Bientôt nous quittons avec elle son temple modeste. Joséphine
sur le seuil de la porte, nous suit des yeux d’un air d’espoir ou plutôt
de triomphe, et nous montre du doigt à ses vieux hôtes, assis
vis-à-vis de leur demeure, sur le tronc d’un arbre que leur fils
a coupé dans le bois voisin. C’est leur siège aujourd’hui;
dans quelques mois ce sera leur ressource contre l’hiver glacial.
On se souvient que ce jour-là étoit un jour de fête:
le tems étoit fort beau, de sorte que tous les habitans du village
oisifs, curieux, contens, nous le virent traverser. Ce n’étoient
que révérences profondes, saluts jusqu’à terre, accompagnés
du niais, mais cependant aimable sourire de la badauderie bienveillante.
Unser Junker sieht recht schmuk aus, disoient les uns: Das fremde Fräulein
ist auch gar lieb, disoient les autres. J’avois aussi ma part de cette
cordiale effusion.
Un peu en-deçà de l’entrée du parc nous rencontrâmes
Henri, qui nous dit dans quel endroit nous trouverions la collation et
la compagnie. Je pense qu’il alloit chercher Josephine, pour qu’elle eut
part à la fête; car Emilie, après avoir passé
une heure environ avec nous et voulant s’en retourner, vit sa suivante
parmi les domestiques du château. Elle l’appella, prit son bras et
ne nous permit pas de la reconduire chez elle.