Yvette Went-Daoust
Université de Leyde
Pays-Bas
MADAME DE CHARRIERE ET L’IMPERATIF DU MARIAGE silhouet
On trouve l’essentiel des idées de Mme de Charrière sur le mariage dans la correspondance qu’elle échangea, de 1760 à 1776, avec Constant d’Hermenches, lorsqu’elle portait encore le nom de Belle de Zuylen; dans certaines lettres à ses protégées, dont Henriette L’Hardy et Isabelle de Gélieu; et dans son oeuvre. Les romans, nourris de l’expérience vécue, livrent une réflexion suivie sur la destinée féminine.
Jeune fille, Belle louvoie entre les idées de son milieu aristocratique et protestant et la morale conjugale plus permissive de la noblesse française catholique. Dans un second temps, l’écrivaine qu’elle est devenue plaide pour une meilleure éducation des femmes et envisage, dans Lettres écrites de Lausanne en particulier, leur indépendance matérielle grâce au travail rémunéré.
Quelques mots pour situer l’auteur: Isabelle van Tuyll van Serooskerken naquit en 1740 au château de Zuylen, à quelques kilomètres d’Utrecht. Elle y vécut à la belle saison, passant ses hivers à Utrecht, jusqu’à son mariage. Sa famille appartenait à la vieille aristocratie protestante des Pays-Bas. Elle quitte le toit paternel en 1771 pour épouser le précepteur de ses frères, Charles-Emmanuel de Charrière, un gentilhomme suisse, sans titre ni fortune. Ce mariage peu reluisant, conclu à trente ans passés, s’explique par le fait que Belle avait refusé tous les candidats au mariage, une douzaine environ, qui s’étaient présentés jusqu’alors. Si dans l’aristocratie française du XVIIIe siècle on ne consulte guère les jeunes gens sur le choix d’un conjoint, les usages sont très différents en pays protestants. De nombreux auteurs ont souligné ces différences et en ont donné des explications diverses sur lesquelles je ne m’attarderai pas ici.1 Pour illustrer la démarche des van Tuyll, qui se distinguent encore de leur pairs par un libéralisme marqué, qu’il suffise de citer le passage suivant d’une lettre de Belle à Constant d’Hermenches: ‘Le sort de Perponcher [le fiancé de sa soeur] est incertain encore, on veut que ma soeur se décide elle-même et elle ne sait pas se decider; jamais on ne vit de parents plus delicats, d’amant plus honnête homme ni de fille plus irresolue.’2
Dans d’autres domaines encore, en dépit de leur respect des usages et de leur calvinisme, les parents de Belle font preuve d’une grande ouverture d’esprit. Ainsi elle a toute latitude pour s’instruire selon ses goûts; ils ne lui interdisent pas la lecture des philosophes et mettent à sa disposition le professeur de mathématiques ou de latin qu’elle réclame. Aussi acquiert-elle des connaissances infiniment plus poussées que la plupart de ses contemporaines. Outre le néerlandais et le français, langue pratiquée par les élites, elle maîtrise l’anglais, l’allemand et l’italien, elle dessine et fait de la musique. Ses nombreux intérêts, une grande curiosité intellectuelle et une intelligence vive joints à l’isolement relatif dans lequel elle vit et vivra toute sa vie lui mettent la plume à la main; avant son mariage surtout en épistolière, ensuite en romancière, essayiste et dramaturge, ce qui n’interrompt pas pour autant la correspondance, loin de là. De nombreuses personnalités marquantes, parmi lesquelles Benjamin Constant occupe une place importante, viennent encore grossir le nombre de ses correspondants.
L’existence studieuse de Belle, à Zuylen, coupée de quelques séjours à La Haye où elle fréquente la haute société de son temps, diffère donc sensiblement de celle des demoiselles de sa classe, a fortiori de celle des jeunes aristocrates françaises que l’on met au couvent à un âge où l’on joue encore à la poupée et, comme l’écrivent les Goncourt, dont l’‘éducation flott[e] entre la mondanité et le renoncement, entre la retraite et les talents du siècle, une éducation qui va de Dieu à un maître d’agrément, de la méditation à une leçon de révérence.’3
Les filles ne sont retirées de ces lieux d’enfermement que pour être livrées en mariage, souvent presqu’aussitôt, à quelque parti avantageux. Olwen Hufton souligne leur extrême jeunesse: ‘The brides were very young. Indeed, the greater the fortune they possessed, the younger their age of marriage. Most were in their late teens.’4
Néanmoins, même dans un pays de moeurs plus libérales, Belle reste une curieuse exception. On la juge excentrique, elle est la cible de nombreuses critiques et les jeunes gens craignent évidemment sa supériorité intellectuelle. James Boswell qui passe un an à Utrecht, de 1763 à 1764, pour y suivre des cours de droit, et tombe amoureux d’elle, hésite à demander sa main au Seigneur de Zuylen. Belle déploie tout son humour pour persuader le jeune Ecossais, imbu de dignité masculine, surtout de n’en rien faire: ‘Vous aviez bien raison de dire que je vaudrois rien pour votre femme nous sommes parfaitement d’accord là dessus, je n’ai pas les talens subalternes’ (Vol. I, p. 195).
Pourtant, rentré du ‘grand tour’, entrepris directement après son séjour hollandais, Boswell se remettra sur les rangs pour se voir, cette fois, catégoriquement écarté.5
Inutile de le souligner, la vie des filles se déroule entièrement dans l’attente du mariage. Ce but gouverne toute leur formation, et fatalement tout leur imaginaire. Dans un pays comme la France où, on l’a vu, l’éducation fait une plus grande place à la mondanité qu’aux Pays-Bas, les jeunes filles de la noblesse sont préparées à compter avec les plaisirs voire, tacitement, avec le libertinage, car le statut d’épouse n’interdit pas les liaisons, au contraire. Un amant à la clé est même dans l’ordre des choses.6 Cependant il en va autrement dans la classe bourgeoise plus monogame où, d’après les Goncourt: ‘Il y avait besoin, pour qu’un mariage s’accomplit, sinon d’un commencement de passion, au moins d’une certaine sympathie de la jeune fille pour le jeune homme qui se présentait à elle [...] elle était presque toujours laissée maîtresse absolue de sa décision.’ Ils poursuivent plus loin: ‘Les vertus du mariage, du ménage, de la famille se réfugient dans cet ordre moyen et s’y conservent.’7 Aux Pays-Bas, tout comme en Angleterre, cette différence liée aux classes sociales est beaucoup moins tranchée.
Quoi qu’il en soit, il n’en reste pas moins que les filles sont partout éduquées en fonction du mariage et que cette trajectoire féminine n’excepte pas les dissidentes telles que Belle de Zuylen. Dans leur cas, le temps consacré au développement de l’intelligence équivaut à un simple écart dans un parcours qu’il ne fait que rendre plus ardu, car il est évident que la fille instruite a plus de mal à se soumettre à des règles reposant sur des lois arbitraires et tendancieuses. Non seulement Belle critique un certain nombre de préjugés qui victimisent son sexe mais elle les combat ouvertement par sa conduite, sans crainte du qu’en-dira-t-on. Ainsi elle fait bon marché de ‘cette réserve qui sied si bien aux jeunes filles.’ Lorsqu’elle aperçoit Constant d’Hermenches à La Haye, en février 1760, au bal du duc de Brunswick, c’est elle qui l’aborde la première. ‘Vous ne me remarquiez pas mais je vous vis; Je vous parlai la première. "Monsieur vous ne dansez pas?" pour engager la conversation. Je ne me suis jamais souciée de l’etiquette’ (Vol. I, p. 222). Ce rappel, quatre ans plus tard, à l’intéressé lui-même illustre bien le non-conformisme foncier de Belle.
La correspondance avec le séduisant officier, dont elle a également pris l’initiative, présente l’avantage d’être une espèce de journal intime, dans la mesure où la jeune fille y raconte sa vie presqu’au jour le jour, faisant une place aussi bien aux constats événementiels, aux activités intellectuelles, qu’aux dérives de l’imagination. En outre, les lettres qui ont été conservées de part et d’autre offrent l’intérêt du double point de vue avec les contrastes éloquents qu’il révèle. Constant d’Hermenches, dont le mode de vie est celui d’un individu libre n’arrive pas toujours à se mettre à la place de son amie, tenue en tutelle au château. Aussi, lorsque la jeune captive récrimine contre sa prison dorée, les exhortations à la patience qu’il lui prodigue lui laissent-elles un goût plutôt amer.
En avançant en âge, l’enrichissement de l’intellect suffit de moins en moins à combler sa solitude, et le mariage finit par représenter la seule issue par où échapper à l’ennui et accéder à la sexualité, ce dont elle ne fait d’ailleurs pas un secret. Ce sont peut-être les raisons principales qui l’y poussent finalement. En soi le mariage en tant qu’institution ne la séduit pas particulièrement - on sait quel procès elle lui fera dans ses romans - mais les conditions socio-culturelles qui sont les siennes et qu’elle ne songe pas à contester, il faut tenir compte de l’époque où elle vit, ne lui laissent pas d’autres alternatives. ‘Si je n’avois ni Pere ni Mere comme je vous disois l’autre jour je ne me marierois point; vous m’avez dit le mal qu’il y auroit a prendre ce parti, mais je risquerois d’en faire beaucoup plus en en prenant un autre’ (Vol. I, p. 191),
écrit-elle à Boswell. Ce qu’elle envie le plus aux hommes c’est évidemment la liberté.
A d’Hermenches qui lui avait fait le plus grand compliment qu’un homme puisse faire à une femme, c’est-à-dire la comparer à un homme, elle exprime le regret, sans toutefois renier sa féminité, de ne pas posséder les avantages réservés au sexe masculin: ‘je serois aparemment une creature moins deplacée que je ne parois apresent, ma situation donneroit plus de liberté a mes gouts, un corps plus robuste serviroit mieux un esprit actif...’ (Vol. I, p. 142-143).
Puisqu’elle n’appartient pas au sexe privilégié, elle prend la décision de sortir de son enfermement par la voie commune, et le 5 juin 1770 elle déclare à d’Hermenches: ‘Mon malheur est tel que je ne puis esperer le retour de ma raison et de mon repos que d’un changement d’etat d’occupations et de climat, je ne puis changer qu’en me mariant et je me fais un scrupule très fondé ce me semble et point romanesque d’associer un mari à mon sort par la crainte où je suis de devenir encore plus melancolique quelque jour et peut-être tout a fait folle...’ (Vol. II, p. 193).
En épousant Charrière elle doit faire face à plusieurs difficultés, dont la différence de classe n’est pas la moindre, car le Seigneur de Zuylen eût souhaité un parti plus reluisant pour sa fille aînée. Si lui-même avait épousé une jeune bourgeoise c’est, en partie sans doute, afin d’améliorer sa situation financière. Il arrivait souvent qu’un noble épousât une bourgeoise riche, qui en retour était heureuse de pouvoir accéder à la noblesse.8 Ici la situation est inversée, aussi, comme on l’imagine, cette (més)alliance défraya-t-elle pendant quelques semaines les conversations des salons de La Haye.
C’est sans aucun doute dans un esprit plus romanesque que quelques années auparavant, elle avait 24 ans, élisant pour complice le même d’Hermenches, Belle avait imaginé une stratégie devant aboutir à un mariage avec un ami de celui-ci, le marquis de Bellegarde. Entre autres avantages, cette alliance lui eût permis de quitter Zuylen pour aller vivre en Suisse, dans le voisinage de son correspondant, pour qui elle avait développé, petit à petit, des sentiments fort troubles. En outre ce mariage lui eût assuré un maximum de liberté, car le marquis, un libertin notoire, était sans cesse en voyage, à la poursuite de quelque dame. Surtout, elle qui eût été malheureuse de devoir cesser ses activités intellectuelles - n’avait-elle pas déclaré à d’Hermenches: ‘Si j’étois mariée je ne donnerois pas tant d’heures au clavessin ni aux mathematiques et cela m’afligeroit car je veux absolument entendre Newton, et accompagner a peu prés comme vous’ (Vol. I, p. 163) - n’aurait rien eu à craindre. Bellegarde, de son côté assez peu instruit, n’avait cependant aucune prévention contre le ‘bel esprit’, fût-ce celui de sa femme. La position de Belle est donc ambiguë durant les quatre ans qu’elle travaille à ce projet. Elle se laisse parfois entraîner à des propos qui trahissent ses sentiments profonds. Ce sont les épistoliers, et surtout l’épistolière, qui font toutes les démarches à la place de Bellegarde. Belle donne des instructions à son correspondant sur la conduite que le marquis doit tenir dans ses négociations avec sa famille, elle le renseigne sur le montant de la dot à espérer, elle essaie de convaincre son père d’accepter, contre ses principes, un gendre catholique. Elle va même jusqu’à rédiger la lettre de demande en mariage que d’Hermenches adresse au Seigneur de Zuylen, au nom de son ami. Hélas tout cela en pure perte, car Bellegarde, faute de motivation et de persévérance, laisse traîner les choses, et le projet échoue. La déception de Belle est considérable. Tous ses efforts montrent combien son désir de changement était fort.
Pour nous lecteurs ces lettres présentent un grand intérêt. Elles nous renseignent sur la position paradoxale de Belle vis-à-vis du mariage, et du statut d’épouse en particulier: tout en revendiquant une liberté conjugale de style français, la jeune Hollandaise reste attachée aux principes de son milieu, fidélité des époux, valeurs familiales etc. On lit dans ses propos à la fois la tendance au libertinage et l’obéissance à la morale traditionnelle pratiquée autour d’elle. Ainsi elle affirme vouloir être fidèle, mais à condition que son mari la traite en maîtresse et non en épouse. ‘[...] s’il veut je serai son amie sa maîtresse, je ne me negligerai jamais sur le soin de lui plaire et de l’amuser’ (Vol. I, p. 217).
Elle désire d’ailleurs se persuader et persuader d’Hermenches qu’elle aime déjà Bellegarde, ce qui résoudrait tous les dilemmes. Le 25 juillet 1764 elle rédige le plaidoyer suivant au bénifice de Constant d’Hermenches qui dut s’en amuser: ‘Quand je me demande si n’aimant guere mon mari je n’en aimerois pas un autre, si l’idée seule du devoir le souvenir de mes serments, me défendroit contre l’amour contre l’occasion, une nuit d’Eté...je rougis de ma reponse; mais si nous nous aimons, si mon mari ne dedaigne pas de me plaire s’il met un grand prix a mon attachement, s’il me dit je ne vous tuerai pas si vous etes infidele, mais je serai d’autant plus malheureux de ne pouvoir plus vous estimer que je vous aimerai peut-être encore, en ce cas dis-je, je pense, j’espere, je crois fermement que je fuirai tout ce qui pouroit me seduire que je ne manquerai jamais aux lois de la vertu (Vol. I, p. 217).
Ces déclarations nous les avions lues dans une lettre à James Boswell, où elle les radicalisait, prenant un malin plaisir à scandaliser le jeune homme: ‘Si j’aime beaucoup mon mari et qu’il m’aime beaucoup il est du moins possible que je n’en aime point d’autre, si nous nous aimons peu j’en aimerai surement un autre’ (Vol. I, p. 191).
Mais tout bien pesé, Belle préfère un mari libertin à un mari dont le caractère lui serait désagréable. Elle ne semble pas avoir varié sur ce point: ‘L’article de l’humeur est presque aussi important que celui de la vertu, non il l’est davantage; une femme galante est plus supportable qu’une femme accariâtre et j’aimerois mieux un mari infidele qu’un mari boudeur ou brutal’ (Vol. I, p. 218).
Pour résumer avec Isabelle Vissière: ‘Belle renouvelle le classique contrat conjugal: le mari n’acquiert pas un bien quelconque, un objet inanimé, mais une personne, un être libre, doté de qualités précieuses, le contrat ne dure que si cette liberté est respectée de part et d’autre. La femme, maîtresse de son mari, reste maîtresse d’elle-même, le libertinage [devient alors] une étape dans la conquête de la liberté.’9
Dans une lettre à Constant d’Hermenches, datée du 13 avril 1770, Belle fait le portrait métaphysique de l’homme sur qui elle a finalement arrêté son choix. Constant qui devine qu’il s’agit d’Emmanuel de Charrière ne lui cache pas sa désapprobation: ‘ce sont précisement de ces gouts des têtes comme la votre’ (Vol. II, p. 196).
Le couple pourrait en effet être mieux assorti. D’Hermenches prévoit l’ennui dont souffrira son amie sensible et bel esprit, en compagnie de cet excellent homme, pondéré et flegmatique, dans le manoir solitaire du Pontet. Sa prophétie se réalise à moitié. Il est vrai que la vivacité de l’intelligence, l’imagination, la spontanéité de Belle se heurteront contre ce mur de calme et de raison, mais Emmanuel de Charrière compense sa lourdeur. Il est très cultivé, il est mathématicien, il possède une bonne bibliothèque et se tient au courant des événements politiques et mondains. Par-dessus tout il a beaucoup d’affection pour sa femme qu’il admire, et il la laisse absolument libre de mener sa vie comme elle l’entend. Loin de s’opposer à son travail d’écrivain, il y prend intérêt. Il relit et critique tous ses textes, avec sagacité semble-t-il, car Isabelle ne manque jamais de les lui soumettre avant de les publier.
Néanmoins on ne change pas facilement le caractère d’autrui, Belle l’apprend à ses dépens, et comme elle l’avait anticipé jeune fille, elle cherchera ailleurs des compensations d’abord amoureuses, puis, plus tard, dans l’écriture. Elle s’éprend d’un jeune homme, selon toute probabilité le neveu de M. de Charrière, Charles Dapples10, que Benjamin Constant évoque dans le Cahier rouge en ces termes: ‘Un homme beaucoup plus jeune qu’elle, d’un esprit très médiocre, mais d’une belle figure, lui avait inspiré un goût très vif[...] et [...] enfin, le jeune homme qui en était l’objet l’ayant abandonnée pour une autre femme qu’il a épousée, elle avait passé quelque temps dans le plus affreux désespoir.’11 C’est donc dans une certaine mesure pour oublier ses déceptions qu’elle se tourne vers l’écriture en 1784.
Plusieurs commentateurs ont souligné le fait que Belle s’inspire directement de sa propre situation pour peindre celle de son célèbre personnage Mistriss Henley que les vertus et la sagesse de son digne conjoint poussent à bout. Je ne m’attarderai pas sur cet ouvrage dont Philippe Godet a pu dire qu’il était le roman de l’incompatibilité d’humeur mais me bornerai à rappeler qu’il constitue la première réflexion suivie de la romancière sur le couple.
L’éducation des filles et le mariage constituent donc les thèmes récurrents des romans de Mme de Charrière. Je ne peux évidemment pas retracer ici les avatars de la thématique à travers l’oeuvre entière, je me contenterai de le faire brièvement à travers Lettres écrites de Lausanne.12 Ce roman se compose de deux récits épistolaires qui se complètent. Dans le premier, une jeune veuve est en correspondance avec une cousine et amie intime résidant en France. Elle lui raconte ses pensées et les événements de sa vie quotidienne. Elle lui parle surtout de sa fille unique, Cécile, âgée de dix-sept ans, qu’elle a éduquée avec le plus grand soin, à qui elle est très attachée et qu’elle doit songer maintenant à marier. Cécile est jolie mais n’est pas riche. Les deux Lausannoises se sont liées d’amitié avec deux voyageurs anglais: Sir William et un jeune homme, Lord Edouard, que le premier chaperonne à travers l’Europe. Le jeune Lord est attiré par Cécile mais ne songe pas à la prendre pour femme, sous prétexte qu’il est encore trop jeune pour se ranger.
Caliste est le titre de la deuxième partie. Sir William y devient narrateur et la narratrice de la première partie passe au rang de destinataire car c’est à elle que Sir William adresse une longue lettre dans laquelle il lui raconte sa vie. ll a aimé et aime encore Caliste, une ancienne comédienne. Le père de William a désapprouvé cette passion et a craint que son fils ne se laisse entraîner vers le mariage. Il jugeait Caliste un parti indigne parce que la jeune femme avait vécu autrefois avec un protecteur à qui sa propre mère l’avait livrée. William est faible, il n’a pas eu le courage de s’opposer aux préjugés paternels et a fini par accepter la femme que celui-ci lui destinait, une jeune lady, assez frivole. De son côté Caliste, désabusée, a épousé un autre homme qu’elle estime et qui l’aime. Mais le chagrin de voir William l’abandonner aggrave son état de santé déjà précaire. En terminant sa confession épistolaire, Sir William apprend la mort de Caliste et en fait part à la mère de Cécile. Celle-ci ne peut que le plaindre et le blâmer de sa fatale lâcheté.
Dans tous les romans de Mme de Charrière les héros sont des femmes fortes qui prennent les initiatives et maîtrisent les événements. Ainsi c’est Caliste qui, en dépit de la fragilité de sa position sociale, donne à William l’exemple de la force de caractère; elle écrit au père de son amant et lui présente des arguments raisonnables pour le faire revenir sur sa décision concernant leur mariage. Quant à Cécile et à sa mère, elles vivent heureuses ensemble, indépendantes, et se suffisent à elles-mêmes. C’est presqu’à contrecoeur que la mère s’emploie à caser sa fille, mais nulle n’échappe à l’impératif du mariage. Et, pour reprendre la belle formule de Pierre Fauchery: ‘Cythère est maintenant en vue, il ne s’agit plus que d’y aborder avec grâce.’13 L’éducation qu’elle lui donne, bien que peu conventionnelle, fait une place à l’acquisition des compétences d’une maîtresse de maison. ‘Je lui ai appris autant d’arithmétique qu’une femme a besoin d’en savoir. Je lui ai montré à coudre, à tricoter & à faire de la dentelle. J’ai laissé tout le reste au hasard’ (p. 148). Pourtant l’enfant apprend à lire dès sa plus tendre enfance, elle fait du latin de l’âge de huit ans, à seize ans elle prend des leçons de géographie. Par ‘laissé au hasard’, la narratrice veut dire qu’elle a évité de soumettre l’enfant à des contraintes. Elle a préféré suivre ses goûts, et faire dépendre de ses talents l’acquisition des connaissances. Cécile lit tel livre lorsqu’elle est prête à le lire, apprend telle chose lorsqu’elle en a envie. Ce savoir lacunaire diffère de celui de l’écrivaine elle-même, qui avait autrefois déclaré qu’elle n’aimait pas les demi-connaissances. Si l’on présume que Mme de Charrière s’identifie à la mère de Cécile, dans la mesure où celle-ci possède des connaissances plus solides que sa fille, et remplit son rôle de pédagogue avec ferveur - on sait combien ce rôle plaisait à Mme de Charrière qui ne se chargeait pas seulement de former quelques jeunes filles de son entourage, mais avait même l’habitude de faire la lecture à sa femme de chambre - on peut se demander pourquoi elle semble prêcher contre elle-même? Outre l’influence perceptible de Rousseau, cette prise de position lui est sans doute dictée par un certain pragmatisme. La narratrice se laisse guider par le but à atteindre dans les meilleures conditions possibles. La vie lui a appris que le malheur de beaucoup de jeunes mariées vient de ce qu’elles sont frustrées dans leurs attentes. Si l’on ne peut ni échapper au mariage, ni le transformer mieux vaut s’y préparer le plus adéquatement possible et s’assurer une vie plus ou moins heureuse. D’ailleurs Mme de Charrière n’est pas la seule à relever les défauts de l’institution sacrée. Pierre Fauchery observe que ‘la critique du mariage est [donc] dans le roman [du dix-huitième siècle] un thème de fondation. Pourtant’, ajoute-t-il, ‘l’on s’y marie; le mariage y demeure la combinaison canonique de l’association intersexuelle.’14
A l’encontre de son hérone, la romancière pouvait recourir au palliatif de l’écriture, mais il n’est pas à la portée de tout le monde.
Les premiers symptômes du désir chez Cécile engendrent une dissertation sur la sexualité féminine et la sexualité masculine, et le comportement qu’elles imposent aux femmes. Cécile et le jeune Lord éprouvent à un moment donné le même trouble. La jeune fille doit cacher ses sentiments à l’amant qui les inspire de crainte qu’il ne la soupçonne de frivolité lorsqu’il sera devenu son mari. A la remarque de la mère: ‘Ignorez-vous, ma chère Cécile, combien les hommes sont enclins à mal penser & à mal parler des femmes!’ Cécile observe avec pertinence: ‘s’il y a ici de quoi penser & dire du mal, il ne pourroit m’accuser sans s’accuser encore plus lui-même. N’a-t-il pas baisé ma main, & n’a-t-il pas été aussi troublé que moi?’ Et la mère de répondre: ‘un homme cherche à inspirer, pour lui seul, à chaque femme un sentiment qu’il n’a le plus souvent que pour l’espèce [...] ce qui est trop souvent la grande affaire de notre vie n’est presque rien pour lui [...] un mari est une chose si différente d’un amant, que l’un ne juge de rien comme en avoit jugé l’autre. On se rappelle les refus avec plaisir; on se rappelle les faveurs avec inquiétude’ (pp. 160-162).
L’hypocrisie et la mauvaise foi pervertissent la nature de la femme. Au seuil de l’adolescence, elle se voit forcée de remplacer le naturel, la franchise, la spontanéité par l’artifice, le calcul et la coquetterie en quoi on se plaira à reconnaître sa véritable nature. La duperie est si forte qu’elle finira par la persuader elle-même. On est tenté de répéter après les Goncourt se référant aux pratiques amoureuses de l’ancien régime: ‘La personnalité que la femme se compose afin de réussir à se faire épouser est le résultat de nombreuses mutilations.’15
Elle est perdante sur tous les fronts. En outre Lausanne n’est pas Paris, il n’est pas question que la femme mariée entretienne des liaisons, comme Belle avait pu le rêver au temps de sa jeunesse. L’adultère féminin est sévèrement châtié. Il attire, entre autres, les humiliations et l’irrespect de l’époux. Lui, par contre, a le droit d’entretenir des liaisons puisque sa nature l’y pousse. Au fond, l’auteur rêve d’une situation idéale où de part et d’autre la monogamie serait observée sans effort. La conclusion de ces constats est triste. ‘Soyez sage; vous vous exposeriez, ne l’étant pas, à devenir trop malheureuse’ (p. 163).
En fin de compte, la seule raison valable qu’une femme puisse avoir de se marier est la maternité. ‘Si les maris sont comme vous les avez peints, si le mariage sert à si peu de chose, seroit-ce une grande perte?...Oui, Cécile: vous voyez combien il est doux d’être mère’ (p. 164). On sait combien Mme de Charrière regrettait elle-même de ne pas avoir d’enfants.
Cependant l’option du travail n’est pas écartée tout à fait. Cécile énonce la possibilité de s’établir avec sa mère à l’étranger et d’y travailler (p. 179). De femmes du monde, état dont la mère déplore la futilité, elles deviendraient donc femmes au travail, autosuffisantes.
Mme de Charrière a pressenti la révolution sociale qui allait permettre aux femmes de gérer leur vie. L’espérait-elle moins lointaine? On peut imaginer qu’elle eût pu présumer que l’égalité des droits de l’homme, pour laquelle on venait de combattre si âprement, s’étendrait aussi aux femmes. Quoi qu’il en soit, elle avait depuis longtemps compris l’importance du travail rémunéré comme instrument de libération féminine. Elle pensait aussi, et l’a souvent écrit, que la prétendue infériorité intellectuelle des femmes résidait dans les lacunes de leurs connaissances. Que l’instruction était indispensable pour mettre fin à leur dépendance. Il faudra pourtant attendre presque deux siècles pour que ces conjectures apparaissent comme des réalités.
Pour sa part, elle a traversé très tôt la frontière qui prétendait la confiner dans les arts d’agrément. Elle ne s’est pas contenté d’écrire et de composer pour se distraire, elle a publié ses textes et a pratiqué la musique en professionnelle. Si dans Lettres écrites de Lausanne elle a présenté ses thèses comme de vagues spéculations, c’est que le moment n’était pas encore aux prises de positions et aux revendications qui auraient pu en résulter.

Notes
1 On lira à ce sujet le chapitre IV de la thèse de Donald Haks, Huwelijk en gezin in Holland in de 17de en de 18de eeuw, Leiden, 1982, pp. 105-109. L’auteur cite quelques noms de chercheurs qui se sont penchés sur la question. Voir note 19, p. 263. Voir aussi sur le même sujet Olwen Hufton, The Prospect Before Her; A History of Women in Western Europe, Alfred A. Knopf, New York, 1996: chapitres II et III.
2 Isabelle de Charrière; Oeuvres Complètes, G.A. van Oorschot, Vol. I, p. 147.
3 Edmond et Jules de Goncourt; La femme au dix-huitième siècle, Librairie de Firmin-Didot et Cie, Paris, 1887, p. 14.
4 The Prospect Before Her, A History of Women in Western Europe 1500-1800, p. 115.
5 Le 16 janvier 1766, James Boswell adresse une lettre de 26 pages à Monsieur de Tuyll pour lui demander sa fille en mariage. O.C., Vol. II, Commentaire, p. 524.
6 Sur le chapitre de la fidélité conjugale, Olwen Hufton rapporte ces mots de Montesquieu et d’une aristocrate du dix-huitième siècle. Ils s’appliquent aussi aux femmes (C’est Olwen Hufton qui traduit): ‘Montesquieu was to write of Parisian society that a man in love with his wife was one so dull that he could not be loved by any other [...] Geneviève de Malboissière wrote to her friend Adelaide Malboissière about a mutual acquaintance: "Imagine, M. de Flavigny is still in love with his wife. What a lasting passion after ten months of marriage living together in proximity. They will be an example for posterity."’ Ouvrage cité, p. 148.
7 Ouvrage cité, pp. 200-201 et 207.
8 Voir Olwen Hufton; The Prospect Before Her, p. 67.
9 ‘Une intellectuelle face au mariage. Belle de Zuylen (Madame de Charrière)’, dans Femmes savantes et femmes d’esprit. Eighteenth Century French Intellectual History, Ronald Bonnel & Marc Goldstein General Editors, Vol. I, Peter Lang, New-York, 1994, p. 288.
10 Les recherches de Simone et Pierre Dubois, Zonder vaandel, Van Oorschot, Amsterdam, 1993, p. 424 et celles de Cecil Courtney, Isabelle de Charrière (Belle de Zuylen), Voltaire Foundation, Oxford, 1993, pp. 484-485, aboutissent à cette conclusion.
11 Benjamin Constant, Oeuvres, p. 135. Cité par Cecil Courtney, Ibid., p. 485.
12 O.C., Vol. VIII, pp. 135-247.
13 La destinée féminine dans le roman européen du dix-huitième siècle, Université de Lille III, 1972, p. 353.
14 Ibid., p. 366.
15 Ouvrage cité, p. 138.

Actes du colloque La sexualité, le mariage, la famille en France au dix-huitième siècle, Université de la Colombie britannique 1-3 mai 1997, (Québec, Presses de l’Université Laval, 1998) pp. 173-183.






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