Paul Pelckmans
Paul Pelckmans
LES SURENCHERES DU CONCERNEMENT. BELLE ET SES FRERES silhouet

Les lettres de Belle à ses frères - il ne subsiste que quelques ‘réponses’ - auraient pu former un secteur assez particulier de la Correspondance. Par leur date d’abord: ces lettres s’inscrivent, en dates rondes, entre la vingt-cinquième et la trente-cinquième année de Belle, période pour laquelle, on le sait, sa correspondance est plutôt moins fournie. Pour un peu, cette petite centaine de lettres constituerait le seul ensemble consistant et dès lors une manière de trait d’union entre le dialogue avec Constant d’Hermenches et les années colombiéroises. Je m’intéresserai plus ici à une autre singularité possible de ce sous-ensemble. Belle écrit le plus souvent à des amis ou des pupilles, des gens avec lesquels elle choisit de rester en contact. Les frères, pour dire les choses de façon un peu abrupte, ne sont pas de ces parents qu’on choisit. Voici donc le seul secteur plus ou moins obligatoire de la Correspondance.
   La question est donc de savoir si ce contraste se traduit effectivement par un style épistolaire particulier. Cela n’est en effet pas évident. Il suffit d’avoir pratiqué quelques correspondances d’Ancien Régime pour savoir que le partage entre amitié et solidarité familiale, qui nous semble peu ou prou naturel, pourrait lui aussi relever d’un romantisme devenu pour nous viscéral mais qui reste somme toute récent. Au XVIIe siècle encore, les parents et amis, les vrienden en magen comme on disait volontiers aux Pays-Bas, formaient plutôt un seul et même groupe. L’amitié unissait d’abord des proches et débouchait assez directement sur des échanges de bons procédés et de services plutôt que sur des protestations affectueuses. Il y avait là une conception agissante, foncièrement instrumentale de la proximité. Ce serait anachronique de parler d’opportunisme: les intérêts, de toute façon, ne se dissimulaient pas et n’avaient pas à le faire puisque tout le monde se rejoignait dans cette façon de mener sa barque.1
   Au XVIIIe siècle, ces vieux réflexes ne sont pas près de disparaître. Ils ne s’en trouvent pas moins concurrencés par un nouveau style relationnel. Ce qui s’amorce alors n’est autre chose que l’intimité de type moderne, qui se profile comme un attachement spontané et désintéressé, un ensemble de liens à la fois gratuits et ineffables en regard desquels les tractations et le zèle concret des parentèles traditionnelles paraissaient irrémédiablement prosaï- [p. 102] ques. J’ai essayé ailleurs2 de montrer comment cette révolution du sentiment3 risque de fournir un contexte décisif de la Correspondance: Belle et ses interlocuteurs se prodiguent des protestations d’attachement pour nous un peu lassantes, mais, je crois, passionnantes du moment qu’on y reconnaît les prémices d’une nouvelle sensibilité.
   Cette nouveauté, on s’en doute, concerne d’abord les relations les plus insolites de Belle, la ‘liaison dangereuse’ avec Constant d’Hermenches et l’amitié à peine moins extraordinaire qui la lie, à quarante-cinq ans passés, au jeune Benjamin Constant. Il arrive d’ailleurs à Belle elle-même, lors d’une des multiples crises que comporte ce type d’amitié, de s’étonner la première de l’étrange allure d’un rapport si inhabituel:

Ceci ne sont ni des querelles maritales ni des querelles d’amants. Comment font-elles pour être si vives? J’ai en ceci un air très ridicule, mais tout en le sentant très bien je vais mon chemin. (IV, 630)4

La présente étude voudrait ébaucher une manière de contre-épreuve en précisant dans quelle mesure ce style plus sentimental -et plus tourmenté- s’inscrit pareillement dans les lettres de Belle à ses frères.

Que la révolution du sentiment ait envahi aussi les réseaux traditionnels de la vieille amitié familiale, le contraire serait plus surprenant; cela ne signifie pas que les soucis pragmatiques qui meublaient depuis toujours les correspondances familiales disparaissent sans laisser de traces. Si les lettres de Belle à Ditie paraissent essentiellement affectueuses, ses échanges avec Vincent retrouvent souvent un registre fort coutumier. Nous y avons entre autres droit à des négociations laborieuses sur l’héritage paternel; il y faut un tirage au sort et quelques ventes à l’amiable, qu’on imaginerait aussi bien dans une famille endeuillée du XVIIe. J’en dirais autant des spéculations matrimoniales: que les fameux ‘mariages manqués’ de Belle soient à bien des égards hors ligne ne l’empêche pas de rejoindre un argumentaire traditionnel quand il s’agit de discuter les avantages et les inconvénients de telles alliances possibles de ses frères. Tout cela retrouve des sentiers très battus.
   Le fait neuf est que ces récurrences s’accompagnent désormais du souci plus inédit de cultiver une entente particulièrement chaleureuse - et qui se veut elle aussi choisie: les lettres à Ditie opposent à plusieurs reprises l’affection privilégiée pour ce frère absent aux rapports plus tendus avec ses deux aînés. Belle fait même plus d’une fois profession, et sans hausser la voix, partant sans chercher à provoquer qui que ce soit, d’une sereine indifférence à leur égard. La seule possibilité d’une telle ‘indifférence stoïque’ (II, 172), que Belle constate et consigne sans trop d’états d’âme, prouve que nous rejoignons désormais une époque où toutes les affinités se doivent d’être élec- [p. 103] tives. Vincent, dédaigné du temps de Ditie, deviendra après la mort de celui-ci un frère très cher de Belle mariée. Seul, le frère aîné, Guillaume, n’a jamais droit à aucune lettre et reste à peu près absent de la Correspondance; il incarne une autorité et Belle, en vraie femme des Lumières qu’elle est, ne saura jamais s’incliner de bon cŒur.
   Ditie et Vincent bénéficient donc, je dirais presque l’un après l’autre mais ce serait schématiser à l’excès, d’une affection choisie. Belle suggère plus d’une fois, dans ses lettres à Constant d’Hermenches ou au jeune Benjamin, que la distance et ce qu’on pourrait appeler l’invraisemblance sociale de leur entente ajouteraient au prix du lien qui les unit.5 Il lui arrive, quand elle écrit aux siens, d’affirmer au contraire ‘qu’on ne peut rien aimer plus qu’un frère qu’on aime beaucoup’ (II, 261) et même d’expliquer cette priorité:

Quand des frères et des sŒurs s’aiment bien, ils s’aiment encore mieux que d’autres, l’habitude ajoute quelque chose à l’amitié, l’on se connaît dès l’enfance, le penchant n’est pas aveugle ni la confiance téméraire, et l’on n’est pas exposé à ces mécomptes cruels qui troublent ou rompent si souvent les autres liaisons. (I, 466)

Ne nous appesantissons pas sur le contraste entre la préférence pour le proche et les ferveurs lointaines: il prouve surtout que les cŒurs sensibles s’ingénient à découvrir partout, pour chaque affection, des circonstances particulièrement favorables. C’est que leur élan ne va pas sans effort: les avantages les plus hétérogènes sont salués avec le même empressement parce qu’il faut bien faire flèche de tout bois quand il s’agit de faire face à une angoisse elle aussi omniprésente. Urgence que le passage que je viens de citer laisse entrevoir avec une netteté inaccoutumée: les belles âmes, nous dit-on ici, évoluent dans un monde qui les expose ‘souvent’ à des ‘mécomptes cruels’, leur abandon est toujours aventureux, ‘téméraire’.
   Cette appréhension, quand on a une fois appris à la repérer, se profile à vrai dire un peu partout. Belle s’accuse plus d’une fois, et pas seulement dans ses lettres à ses frères, d’une étrange indifférence à l’égard de ses semblables; elle aurait d’autre part

grand besoin qu’on ramène et radoucisse quelquefois (s)on cŒur qui à la fin s’effarouche et met en doute toutes les amitiés. (II, 128)

Ditie, lui, s’entend souvent reprocher certaine ‘indolence’6 dans ses affections, ce qui revient en bon français à lui reconnaître une amitié fraternelle plutôt tiède. Belle le soupçonne d’avoir fait preuve de la même indolence dans la cour peu empressée qu’il avait faite à une de ses cousines; ses recommandations à ce sujet ne vont pas sans une étrange connivence: [p. 104]

Près d’elle, vous auriez dû être très amoureux, loin d’elle soyez fort gai, et mettez votre cŒur à son aise; en vérité ce n’est jamais la peine d’être autrement. (II, 72; je souligne)

Le dossier de Vincent est plus accablant encore. Les lettres à Ditie le montrent souvent ligué avec le frère aîné, absurdement jaloux du chien favori de sa sŒur puisque lui-même ne saurait quoi faire de son affection:

Ils m’ont fait durement un crime de ma tendresse (pour le chien Zéphir). On dirait qu’ils la voudraient pour eux et cependant ils en seraient bien embarrassés car ils n’aiment que leur liberté et la chasse. (II, 156)

Belle s’attache pour de bon à ce frère après la mort tragique de Ditie, quand elle-même habite déjà la Suisse. Cette ‘nouvelle’ amitié, à laquelle Vincent semble désormais répondre dans le registre voulu, combine en fait les charmes du proche et du lointain.

L’amitié de Belle pour ses frères se déploie sur fond d’indifférence. Il serait un peu court de voir là une simple caractéristique psychologique, quelque chose comme un trait de famille.7 L’indifférence affleure, tantôt plus tantôt moins marquée, autour de toutes les relations affectueuses qu’aligne la Correspondance -comme elle se retrouve, je crois, au creux de toute la littérature sentimentale. Hantise insistante qu’on comprend sans doute au mieux en la rattachant à l’individualisme éclairé, qui assure - en principe - à un chacun un droit à l’initiative et une marge de manŒuvre inimaginables dans les sociétés traditionnelles, mais se solde du coup par une nouvelle distance interhumaine. Personne n’appartient plus imprescriptiblement à aucun réseau. La coupe amère et douce de la sensibilité convie alors à une communion de rechange: les belles âmes espèrent que les délices d’une proximité sentie, voire passionnée suffiront à remplacer les vieilles sociabilités soudain trop contraignantes. Il n’est bien sûr pas question, dans les limites de ce bref article, de détailler comme il le conviendrait les divers tenants et aboutissants de ce rechange; il suffira, pour le présent propos, d’indiquer qu’il s’agit de toute manière d’un recours fragile, limité à quelques intimes et surtout peu fiable puisque enraciné exclusivement dans un penchant spontané susceptible de tous les fléchissements.

Aussi nos correspondants donneraient-ils assez l’impression de poursuivre une sorte de raccommodement permanent jamais définitivement acquis. Cela peut même être vrai à la lettre. Les échanges avec Ditie forment de loin la plus affectueuse de nos deux séries; les retrouvailles qu’on y escompte s’annoncent quelquefois fort laborieuses: [p. 105]

Mon cher frère, j’ai beaucoup pensé à vous depuis que je ne vous ai vu, je pense que nous causerons beaucoup quand nous nous retrouverons: il y aura quelques endroits de la conversation moins agréables que les autres car j’ai un grand mélange de bien et de mal sur le cŒur à votre sujet et vous êtes peut-être dans la même situation d’esprit par rapport à moi. (II, 44)

Une bonne année plus tard, le frère et la sŒur ont apparemment côtoyé une autre rupture:

Nous ne devrions jamais perdre de vue ni vous ni moi que le cŒur de l’un appartient de droit et essentiellement et pour toujours à l’autre sans qu’aucune traverse passagère puisse changer le fond de cette éternelle vérité. [...] Excepté deux ou trois degrés de trop d’indolence chez l’un et d’impatience chez l’autre (avouez le trop comme moi), je ne vois aucune disparité dans nos caractères, je vois beaucoup d’amitié dans nos cŒurs, un peu d’entêtement chez tous deux plus vif chez moi plus long chez vous ne nous empêcherait pas d’être très bien ensemble si nous le voulions bien fort; veuillons-le, mon cher Ditie, et tâchons d’oublier tout ce qui a pu altérer notre liaison. Ce serait grand dommage qu’elle demeurât sérieusement altérée. (II, 128)

‘Indolence’ et ‘impatience’ attestent, par des excès inverses, une foncière incapacité à se mettre au rythme d’autrui; le frère et la sŒur réussissent en plus le joli tour de force de pratiquer deux ‘entêtements’ différents... Il serait un peu incongru, devant ce langage de moraliste classique, de parler de risques structuraux; toujours est-il que ces faiblesses ne laissent pas d’exposer la liaison ‘éternelle’ à bien des ‘traverses’, dont rien ne saurait garantir a priori qu’elles resteront à chaque fois ‘passagères’.

Les aléas de l’échange épistolaire permettent de mimer ces traverses pour mieux les exorciser. Les épistoliers du XVIIIe, qui disposent d’un réseau postal déjà assez régulier, ne se communiquent pas seulement des nouvelles importantes; la seule envie de bavarder ou de se rappeler au souvenir d’un absent suffit à faire prendre la plume, ‘c’est par sentiment qu(‘on s)e hâte de [p. 106] répondre’ (I, 372). Chaque lettre devient dès lors, en tant que telle, un témoignage de tendresse; il arrive à Belle, quand elle se contente d’envoyer un petit mot, de souligner qu’elle n’a rien d’autre à dire:

Je ne mettrai qu’une enveloppe à la lettre de mon frère Vincent parce que je n’ai rien à vous dire ce soir mon cher Ditie sinon que je vous aime beaucoup et que j’attends avec impatience une lettre de vous. (II, 166)

L’ennui est que, pour une sensibilité portée au doute, les décalages entre les lettres deviennent à leur tour significatifs. Il n’en faut jamais beaucoup pour susciter ‘la noire et injuste pensée d’un oubli total’ (II, 227). Les retards, le plus souvent, sont trop compréhensibles; nos correspondants en profitent volontiers pour faire étalage d’inquiétude ou pour se prodiguer quelques protestations supplémentaires:

Vous avez trop de sujet, mon cher Vincent, d’être en colère; au lieu de chercher des excuses je vous protesterai du fond du cŒur que je vous aime de toute mon ancienne tendresse qui n’est pas petite assurément et qui vous est vouée pour toujours. Je vous aime donc beaucoup je ne vous oublie point je pense avec le plus grand plaisir que vous êtes content de votre nouvelle situation, mais je dors longtemps on cause longtemps, on se coiffe et on s’habille dans toutes les formes, je tiens compagnie à Mme Hasselaer à sa toilette, les soirs nous sortons; voilà ce qui m’empêche d’écrire à vous mon cher frère et à Guillaume et à Ditie, tout le monde sera bientôt également mécontent et tout le monde aura raison et moi j’en suis honteuse. (I, 177)

On n’a bien sûr pas toujours le loisir de s’offrir ces affres. Quand les délais se prolongent, il faut bien se rabattre sur des explications de bon sens ou des aveux de paresse, qui peuvent d’ailleurs eux aussi se terminer en compliment:

Je ne vous ai point répondu parce que mille choses grandes et petites, agréables et désagréables m’ont occupée et que j’ai aussi mon espèce de paresse qui ne viendra jamais sur l’eau quand il s’agira de vous servir, mais qui se montre quelquefois quand il n’est question que de causer avec ceux que j’aime le plus. (II, 60)

Encore la ‘paresse’ fait-elle une carence plutôt élémentaire. Belle ne tarde donc pas, pour mieux faire preuve d’une tendresse peu commune, à imaginer des scrupules plus sophistiqués. Le péché est parfois si véniel que l’interlocuteur ne s’en avise seulement pas:

Vous ne me grondez pas mon cher Ditie mais je me suis tant grondée moi-même de votre part que je commence par une espèce de justification ou plutôt par des excuses. Voilà un billet qui arriva trop tard au Texel avec le conte de Fée et des livres que vous envoyait ma mère.Vous ne sauriez croire combien je me suis désolée de n’avoir pas envoyé le conte et la lettre par la poste au lieu de ce maudit Cay. Il me semblait que vous deviez être si mécontent de moi, me trouver si ingrate ou si négligente! Je [p. 107] me suis fait cent, cent mille reproches! Jamais les vents ne m’ont autant alarmée. Mes regrets devenaient des remords dès qu’il faisait mauvais temps et les remords avec la tempête m’étaient un tourment étrange [...] (II, 66)

Belle est si fière de ces ‘remords’ qu’elle s’en félicite presque à la fin de sa lettre:

Vous saviez bien que je vous aime beaucoup, le commencement de ma lettre en est une nouvelle assurance. Je vous embrasse, mon cher frère. (II, 67)

Quand Ditie voyage dans le Midi et qu’il est du coup difficile à atteindre, Belle s’avise même de se reprocher de lui avoir transmis une nouvelle un peu inquiétante. La lettre suivante, qui le rassurait, s’est égarée à la poste et Belle estime qu’elle aurait dû prévoir cette éventualité:

Voilà qui est bien tiré au clair mais le mal que ce désordre vous a fait n’est pas réparé ni réparable. Vous avez souffert et c’est ma faute non que je n’aye assez écrit ou que je n’aye pas suivi exactement vos directions mais je vous ai écrit des lettres tristes qui vous ont fait attendre avec trop d’inquiétude les lettres retardées. Je devais prévoir la possibilité de cet inconvénient (II, 219)

Ces scrupules un peu recherchés donnent la (dé)mesure d’une affection. Elle trouve de même à s’attester à l’occasion de lettres ‘reçues avec un plaisir et une approbation inexprimables’ (II, 154). Belle multiplie les accusés de réception enthousiastes:

Votre lettre, mon cher Ditie, était attendue avec la plus vive impatience, elle a été reçue hier avec la plus grande joie. (II, 207)

Les ‘moindres notes sont’ donc ‘lues et relues’ (II, 154). Ditie et Vincent, de leur côté, lui adressent sans doute des compliments analogues; Belle s’empresse alors de répondre que leurs éloges sont d’autant plus flatteurs qu’elle ne les mérite pas:

Mes lettres ne méritent pas la moitié du bien que vous en dites, je le sais et j’en suis convaincue; cependant je dévore vos louanges et j’y reviens ensuite à mon aise en ramasser et en revcueillir les moindres expressions, je n’en voudrais perdre aucune; justes ou exagérées n’importe, j’aime autant les devoir à votre cŒur qu’à mon style. (II, 181)

J’ai été fort touchée [...] de votre conduite avec mes anciennes pauvres lettres, de l’attachement, de l’indulgence et bienveillance que vous leur témoignez. Je crains qu’elles ne méritent guère le beau sort que vous leur avez fait, mais n’importe je n’y vois que mieux un faible pour moi qui me plaît et m’attendrit (III, 330)

La réputation actuelle de la Correspondance aidant, on serait tenté de flairer ici certaine fausse modestie; encore faudrait-il être sûr qu’il y avait de quoi se [p. 108] vouloir modeste dans un échange dont l’ambition littéraire n’est au moins pas évidente... Aussi vaut-il mieux prendre ces arguments à la lettre: les cŒurs sensibles adorent étaler des raisons que la raison ignore.

Ils s’enchantent aussi de reproches flatteurs. Quand Ditie se plaint un jour de ne pas recevoir assez de lettres, Belle, qui s’est montrée cette fois assez régulière, est toute heureuse de cette marque d’intérêt:

L’impatience avec laquelle vous attendiez de moi une lettre détaillée m’aurait en effet plus affligée que flattée si je ne vous avais écrit mais comme cette lettre voyage vers vous depuis longtemps, tout ce que vous dites là-dessus me donne un vrai plaisir. (II, 71)

Les lettres aux deux frères restant malgré tout assez espacées, l’épistolière ne pouvait pas toujours avoir si bonne conscience; elle finit un beau jour par s’en dispenser. Cet hapax se trouve dans une des toutes premières lettres à la jeune épouse de Vincent, qui se met très vite à escompter elle aussi des envois réguliers. Belle, qui ne s’est pas trop bien exécutée (et qui n’avait peut-être pas encore deviné que sa belle-sŒur en attendait vraiment tant), se montre toute heureuse d’une impatience si obligeante:

Vos reproches m’ont fait plaisir ma chère sŒur. Je les mérite en plus d’un sens, c’est-à-dire que ma conduite mérite votre blâme et mes sentiments méritent que vous ne soyez pas insensible à mes torts [...] (II, 387)

La lettre valant un témoignage de tendresse, les moindres incidents de l’échange peuvent renforcer cette preuve ou, s’il s’agit de bévues ou de retards, donner lieu à des scrupules qui prouvent à leur manière que l’interlocuteur n’est pas indifférent. Peu importe à cet égard qu’on n’ait parfois rien de substantiel à écrire: les lettres semblent plus affectueuses encore d’être gratuites. Aussi l’insistance sentimentale apprend-elle assez vite à mimer aussi cette gratuité: nos lettres s’attachent volontiers à des sujets mineurs, je dirais presque ostensiblement indignes, dont le seul but est de mettre en valeur le parfait abandon devant l’autrui aimé. Qui écrit ‘à cŒur ouvert’ (II, 254) le témoigne aussi par certain enfantillage, qui se démarque du registre plus compassé des relations ordinaires.
   Les lettres aux deux frères alignent donc, à côté des discussions d’affaires et des nouvelles du voisinage qui restent leur contenu le plus évident, un ensemble de paragraphes dont l’intérêt est dans leur insignifiance même. Laissez-aller assez concerté pour fournir à son tour la matière d’un compliment:

J’ai été bien contente mon cher Vincent de cette lettre que vous dites à la fin n’être remplie que de minuties. Les minuties plaisent quand elles regardent des gens et des choses qui intéressent (II, 362)

On n’est pas trop surpris quand telle minutie vient à s’associer directement à un mot tendre. La Correspondance s’ouvre ainsi à quelques charmants petits mystères dont, à deux siècles de distance, nous n’aurons jamais le mot: [p. 109]

N’oubliez pas la petite chaise et les deux chevaux et surtout n’oubliez pas le sentiment qui fit naître cette jolie idée, cette jolie phrase dont je fus si touchée et que je n’oublierai de ma vie. (I, 466)

Les minuties peuvent aussi se faire moins souriantes. Ditie, un jour, est assez troublé par un amour malheureux pour commettre quelques petites maladresses. Comme il ne s’agit de toute évidence de rien de bien grave, Belle imagine de l’en féliciter:

J’aime vos distractions, le 13 méconnu, la poule manquée, je suis bien aise de vous voir sensible quand même vous êtes malheureux; pardonnez Ditie ces réflexions, j’étais attachée à vos désirs, je le suis beaucoup plus à vous, à votre existence, à l’excellence de votre âme, j’ai quitté l’idée de vos plans et je suis revenue à vous, au fond j’aime mieux un mariage manqué, un succès de moins et un degré de perfection de plus [...] (I, 437)

Consolation insolite que celle qui consiste à féliciter un amoureux éconduit de se montrer malheureux de la malchance; ce satisfecit montre une fois de plus combien la rhétorique sentimentale n’en finit jamais de côtoyer un soupçon, qui ici encore ne tarde pas à affleurer:

Je dis que je suis satisfaite de votre sensibilité et de vos regrets, une affectation d’indifférence et de légèreté qu’aurait pu dicter l’orgueil ou le dépit m’eût été odieuse. (I, 437)

Dans un monde qui récuse ses appartenances traditionnelles et où l’individu, du coup, se sent quelquefois gêné de s’éloigner à ce point de ses semblables, le registre intimiste cherche à limiter les dégâts en mimant, à l’égard de quelques élus du cŒur, une proximité spontanée. Au long de sa Correspondance, Belle se montre une virtuose de ce nouveau zèle. Ses lettres à ses frères ne pouvaient pas ne pas se rabattre aussi - et malgré les conflits qui ne manquaient pas non plus entre la sŒur aînée et ses frères - sur une amitié familiale donnée d’avance; elles sont donc loin d’être en ce domaine ses performances les plus sensationnelles. Du moins attestent-elles que même un sentiment aussi évident n’allait plus, au milieu XVIIIe siècle, sans le dire.
   Le mariage suisse, qui créait une distance objective, aura amené à le dire plus souvent. D’une visite à l’autre, et elles devaient rester rares, les lettres étaient le seul moyen de rester en contact. On a pourtant l’impression, en lisant ces lointaines missives, que la distance géographique y devient plus d’une fois comme la métaphore d’un autre écart - et du besoin incompressible de le combler:

En m’entretenant avec vous je ne puis m’empêcher de faire les mêmes questions que si je vous voyais. Nous sommes si loin l’un de l’autre! Il est doux de l’oublier quelquefois et de parler comme si l’on était plus près! (II, 326)

Notes
1. Cf. pour une excellente étude de cas très proches des milieux de Belle, Luuc Kooijmans, Vriendschap en de kunst van het overleven in de zeventiende en achttiende eeuw, Amsterdam, Bert Bakker, 1997.
2. Cf. P. Pelckmans, Isabelle de Charrière. Une correspondance au seuil du monde moderne, Amsterdam, Rodopi, 1995, p. 13-49 (chap. ‘Les surenchères du concernement’).
3. Le terme a été introduit par Philippe Ariès. Cf. notamment L’homme devant la mort, Paris, Seuil, 1977, p. 604.
4. Références (tome, page) à Isabelle de Charrière / Belle de Zuylen, Œuvres complètes, Amsterdam, G.A. van Oorschot, 1979-84.
5. Constant d’Hermenches va même jusqu’à faire la théorie de ce bénéfice: ‘Père et enfants, femme et mari, l’on se tient de trop près pour que l’amitié ait tout son essor; il faut être des touts séparés, qui se retournent, se resserrent, s’éloignent volontairement, qui aient de quoi rapporter dans la communauté le sacrifice d’autres intérêts, les réflexions sur d’autres objets, des combinaisons opposées quant à la société, alors, le sentiment triomphe et fait son jeu.’ (II, 319)
6. Le terme revient à plusieurs reprises: cf. p.ex. I, 438; II, 128/254...
7. Notons pourtant que les enfants de Tuyll, dans ce sens, pouvaient avoir de qui tenir. Voici comment Belle, au moment de ses fiançailles, décrit la sympathie, inattendue et d’autant plus gratifiante, de son père pour Charles-Emmanuel: ‘mon père l’approuve et le recherche et l’aime (cela n’est pas bien vif) autant qu’il a coutume d’aimer ce qui lui plaît le plus (cela n’est pas bien vif)’ (II, 240)...

Conférence prononcée au dixième congrès international des Lumières, Dublin 25-31 juillet 1999.
Rapports - Het Franse Boek (RHFB). Numéro spécial sous la rédaction d’Yvette Went-Daoust, 70 (2000), p. 101-109