Pierre H. Dubois
ENTRE CHARYBDE SCYLLA: ISABELLE DE CHARRIERE ET SA MORALE silhouet

Conférence donnée au château de Zuylen le 22 octobre 1983.

Il ne serait ni original ni exact de définir Belle de Zuylen (ou Isabelle de Charrière car il s’agit en effet des deux phases de sa vie) comme un personnage entre deux mondes. On penserait alors sans doute à la Suisse et aux Pays-Bas, à des antithèses comme la raison et le sentiment ou encore l’époque d’avant et d’après la Révolution.
Si la perspective dans laquelle je voudrais la placer a certains liens avec ces différentes options, elles n’en forment pourtant pas la base essentielle. Car cette perspective se rapporte à sa morale et à son attitude devant la vie, qui sont indissolublement liées à son tempérament et à son caractère. Ceux-ci furent toutefois influencés, mais non pas formés, par des contradictions réelles avec lesquelles Belle de Zuylen a été confrontée dans son expérience de la vie, et qui ont déterminé ses réactions.
Si je la situe entre Charybde et Scylla plutôt qu’entre deux mondes, ce n’est pourtant pas comme une naufragée entre les brisants et les tourbillons, mais comme quelqu’un qui s’efforce de trouver son chemin entre les catastrophes menaçantes, s’appuyant sur une conception de vie, une philosophie capable de parer aux formes multiples de violence.
A l’époque d’Isabelle de Charrière la notion ‘morale’ a subi une transformation fondamentale. Dans les premières décennies du 18ème siècle elle était synonyme de religion. Il était entendu que le comportement de l’homme devait être guidé par les commandements de Dieu et de l’Eglise et non par des principes indépendants d’eux ou par une conscience individuelle. Les philosophes des Lumières - le terme y fait allusion - se sont efforcés de libérer la morale de cette contrainte.
La ‘religion naturelle’ qui en résulta était une notion très vague qui posait le problème de la morale dans des termes particulièrement élémentaires. Mais au fond cela suffisait. Car dès que la morale se rendait indépendante de la religion révélée et des dogmes, c’est la responsabilité personnelle qui intervient. Et dès lors toute discussion concernant cette responsabilité personnelle formera une part essentielle de chaque conception philosophique, chez Kant comme chez Hegel, chez Schopenhauer comme chez Nietzsche, chez Marx comme chez Sartre. Cette discussion dépendant du caractère des dispositions individuelles, est par définition une discussion sans fin, comme on a pu le constater dans presque tous les écrits des philosophes des Lumières. Les désaccords entre eux sont nombreux, souvent profonds, et se rapportent à ce que chacun d’eux entend par ‘réalité’, ainsi qu’à l’importance qu’il attache aux arguments non soumis à la raison, les ‘raisons du coeur’ dont parle Pascal.
C’est dans ce monde des idées et des sentiments qu’a vécu et écrit Isabelle de Charrière avec une franchise inusitée, sans préjugés et avec la volonté d’être et de rester libre et ouverte. Une indépendance aussi totale que possible était pour elle la condition primordiale pour une manière de penser et de sentir personelle, base de sa morale et tout au fond cette morale même.
Nous connaissons le contenu de sa pensée par ses écrits, ses ‘contes philosophiques’, ses romans et ses nouvelles, sa poésie, son théâtre, ses pamphlets et essais et peut-être mieux encore par ses lettres.
Exprimer des sentiments et des idées propres, plutôt que de donner expression à une vue sur le monde moins personelle ou du moins, moins individuellement subjective et idéalisée, a été la préoccupation essentielle des écrivains du 18ème siècle. Par rapport aux siècles précédents l’accent y fut mis si fortement que l’histoire littéraire a sous-estimé l’importance et la valeur littéraire du 18ème siècle comparativement à celle du ‘Grand Siècle’. Emile Faguet entre autres considère la littérature du 18ème siècle comme anémique parce que d’après lui elle s’était détachée de la tradition française et chrétienne à laquelle elle devait sa grandeur. Aujourd’hui on ne partage généralement plus cette opinion et il existe d’excellents motifs pour ne plus y souscrire. On ne peut pourtant nier que, ce qui a fait la valeur du siècle des Lumières, est devenue aussi sa tragédie. Ses vues, ses idées de liberté, de justice et d’égalité humaine ont abouti au paradoxe tragique de la Révolution, paradoxe parce que la Révolution ne peut écraser la force et la puissance de l’injustice, de l’inégalité et de la contrainte que par la force, ce qui mène inévitablement à la vengeance et à l’injustice, à la contrainte et à la terreur.
Aucun des philosophes les plus importants du 18ème siècle n’a vécu la Révolution. Elle a été une coupure radicale. Voltaire, Rousseau, Diderot, Helvetius, Condillac, d’Alembert, d’Holbach, Buffon sont tous morts avant ou en 1789. Comme écrivain le rôle joué par Beaumarchais, Laclos, Bernardin de Saint-Pierre était terminé. La Révolution même a liquidé Condorcet, Chamfort, Chénier, alors que d’autres qui survécurent comme Marmontel, Raynal, Rivarol émigrèrent ou moururent désillusionnés.
Pour Isabelle de Charrière la situation était différente. Il va de soi qu’une vie de 65 années est influencée par l’expérience, mais dès le début de son existence son attitude a été déterminée par un caractère resté pareil à lui-même. Dans ce caractère, aguerri par ses expériences, se concentre sa morale.
Maintenant que l’édition de ses oeuvres est presque terminée, nous pouvons suivre son évolution pas à pas. Il est impossible de le faire dans ce bref exposé mais je m’efforcerai d’en souligner quelques lignes essentielles. Peu d’écrivains sont aussi complètement et indivisiblement présents dans ce qu’ils écrivent qu’Isabelle de Charrière, et de toute manière il serait impossible de la saisir d’emblée dans sa complexité. Mais cette difficulté en revanche est compensée par le fait que l’accès à son authenticité est toujours direct et immédiat.
Si on apprend déjà à la connaître quelque peu par les lettres qui lui ont été adressées par sa gouvernante, Jeanne-Louise Prevost, entre sa treizième et sa dix- huitième année, il ne s’agit ici que de renseignements indirects. Dès l’instant qu’elle prend elle- même, à 19 ans, la parole dans la première lettre à Constant d’Hermenches, elle est entièrement présente. Je me suis arrêté assez longuement à cette correspondance lors du colloque de Zuylen en 1974 et je ne me répéterai donc pas aujourd’hui. On sait que dans ces lettres Belle de Zuylen parle de tout, des moindres faits de la vie de tous les jours aussi bien que des coins les plus secrets de son coeur. Mais de rien elle ne parle autant que de son besoin de se sentir libre et indépendante, de se former un jugement propre sur la réalité de l’homme et de la vie.
Il est indéniable qu’une telle attitude ait déterminé, voire limité ses possibilités de se marier et ait influencé son mariage même. Quand Dorette Berthoud donne à son édition des lettres de Constant d’Hermenches à Belle le titre de Les Mariages manqués de Belle de Tuyll, il faut bien se réaliser qu’ils ont ‘manqué’ parce que Belle n’était pas disposée à céder aux concessions qu’on attendait alors d’une femme et dont on a plus tard seulement reconnu le degré d’injustice. ‘Je sais de source certaine, écrit-elle, que Charles de Twickel avec ses trois millions ne me ferait pas délibérer une minute’ (O.C., I, 394) et aux avances de James Boswell elle répond: ‘Je n’ai pas les talents subalternes’ (O.C., I, 195), une réplique qui paraissait encore inacceptable pour la direction des PTT en 1978, quand un timbre lui fut consacré et quand le premier projet mentionnait cette phrase si caractéristique pour Belle de Zuylen. Quant à l’affaire Bellegarde, quelques citations se rapportant à ce mariage suffisent pour en laisser deviner la fin: ‘Pour un trône je ne renoncerais pas à ce qui m’occupe dans ma chambre’ (O.C., I, 225) et ‘Si c’est pour lui plaire qu’il faut de courtes lettres à un homme qui ne me voit jamais, j’aime autant épouser par procuration le Grand Mogol’ (O.C., I, 476). Dans une lettre du 19-20 août 1767 (O.C., II, 50) elle donne une explication à cette attitude: ‘Je disais il y a quelques jours à mon père que je ne pourrais presque pas me résoudre à sacrifier ma liberté; qu’avec elle je valais peut-être quelque chose et que dans la dépendance je ne vaudrais plus rien comme ces chiens qui chassent naturellement, qui apportent en se jouant, mais qui n’apprennent jamais à apporter par force.’
Nous savons combien, jusqu’au dernier moment, elle a hésité à épouser Charles-Emmanuel de Charrière, un homme intelligent et affable, mais plutôt monotone et sans chaleur naturelle, et qui était disposé à lui laisser la liberté qu’elle désirait. Le mariage était alors le seul état qui pouvait offrir à une femme un certain degré de liberté, bien que le résultat final fût en général qu’on passait d’une dépendance à une autre. Ce ne fut donc qu’après de longues hésitations qu’elle se décida pour un mariage qu’on ne peut appeler qu’un ‘mariage de raison’.
La correspondance avec d’Hermenches, Boswell et van Pallandt nous apprend comment entre les années 1760-1771 s’est formée son aperception de la vie, des hommes et de la religion. On est frappé par un esprit personnel et indépendant qui de très bonne heure a compris que ce monde n’est pas le meilleur des mondes possibles parce que l’homme est ce qu’il est: une contradiction due à des qualités positives et négatives, et capable de par sa nature de tout, en bien et en mal.
Lorsque Belle de Zuylen est devenue Isabelle de Charrière, la correspondance avec d’Hermenches touchera à sa fin. Mais sa vie n’est pas close pour autant, ni son évolution et ses expériences. Dans une des dernières lettres au confident de quinze ann‚es elle ‚crit: ‘Depuis que je suis mari‚e tout ce qui pourrait blesser mon mari le moins du monde m’‚tant devenu d’une extrême importance, je vous écris moins volontiers parce que je ne puis écrire sans me rappeler des idées que j’aime mieux éloigner. Voilà au vrai tout mon coeur, toutes les causes de mon silence, car ma franchise est invariable aussi bien que mon amitié’ (O.C., II, 315).
Entre son mariage en 1771 et la parution en mars 1784 des Lettres Neuchâteloises, son premier roman, suivi de près d’un deuxième Lettres de Mistriss Henley, se sont écoulées treize années. C’est l’époque où elle a surtout essayé d’établir une certaine harmonie dans son mariage avec Ch.E. de Charrière répondant à son besoin de sincérité et de véracité.
Je crois que l’on peut constater qu’elle n’y a pas réussi. Et sans doute ne s’y attendait-elle pas trop, quand on veut se rappeler un passage de la lettre écrite, après son mariage, à son frère préféré Ditie où elle dit: ‘Vous m’écriviez un jour qu’un changement d’état changeait en quelque sorte la personne et qu’il faudrait se revoir pour reprendre le fil de la liaison et de la conversation. Cela est moins vrai pour moi que pour aucune autre femme parce que je ne suis gênée ni en pensées ni en paroles ni en actions: j’ai changé de nom et je ne couche pas toujours seule, voilé toute la différence’ (O.C., II, 229).
Je ne tenterai pas ici de chercher dans sa biographie les raisons pour lesquelles elle n’a pas pu trouver cette harmonie dans son mariage. Je constate seulement le fait et ce qui en résulta: sa décision - cette fois définitive - de se remettre à écrire afin d’exprimer ce que la vie lui avait appris dans des circonstances nouvelles. Elle l’a fait sous forme de roman, et le lecteur qui a appris à la connaître par ses ouvrages comprend aussi pourquoi. A un correspondant néerlandais, le baron Taets van Amerongen, elle écrivait vers la fin de sa vie, en 1804: ‘Longtemps après (c’est-à-dire après Le Noble) d’autres problèmes, ou plutôt le chagrin et le désir de me distraire me firent écrire les Lettres Neuchâteloises . Je venais de voir dans Sara Burgerhart [roman hollandais d’Elisabeth Wolff et Aagje Deken] qu’en peignant des lieux et des moeurs que l’on connait bien, l’on donne à des personnages fictifs une réalité précieuse’ (début janvier 1804).
De cette information on a surtout retenu qu’elle cherchait son inspiration dans son entourage immédiat, et on s’est moins attardé au fait, que mariée, le roman allait remplacer ce que fut jadis sa correspondance secrète. Pourquoi cette correspondance était-elle secrète? Parce qu’elle voulait s’exprimer sans blesser ses parents. Elle choisit, je pense, pour le même motif, la fiction. Comme elle l’avait déjà écrit à d’Hermenches, elle ne voulait avant tout pas blesser son mari et la forme du roman permettait de mettre comme une couche protectrice, un voile, entre sa vérité sur la vie, et cette vie réelle avec un homme qui avait les meilleures intentions envers elle, mais qui ne pouvait pas la rendre heureuse. Cela ne concerne d’ailleurs pas uniquement ses relations avec son mari.
Pour le lecteur de ses lettres et de ses ouvrages il est clair qu’il existe une différence entre ces deux volets de son oeuvre, non pas en ce qui concerne sa morale, mais dans l’expression de celle-ci. Dans ses ouvrages, sa philosophie est plutôt implicite qu’explicite, le lecteur doit en déduire l’attitude d’Isabelle de Charrière devant la vie, alors que dans ses lettres elle s’exprime d’une façon plus directe et plus personnelle, selon le correspondant et la confiance qu’elle lui témoigne. Cette différence dépend évidemment aussi de la nature même de l’expression artistique, qui s’adresse à tout le monde, mais à personne en particulier. Le risque bien connu, que l’entourage immédiat ne sait pas distinguer la vérité générale de la vérité personnelle, sera tout au moins limité par la forme du roman.
Qu’Isabelle de Charrière ait pensé à ce risque, le prouvent quelques lignes d’une lettre de Mistriss Henley dans laquelle celle-ci dit par rapport à son mari: ‘On ne reconnaîtra pas M. Henley, il ne lira jamais sans doute ce que j’ai écrit, et quand il le lirait, quand il s’y reconnaîtrait ...’ Elle veut dire, même s’il se reconnaît ou croit se reconnaître, ce ne sera jamais qu’un roman.
Ce n’est pas un manque de courage, ni même un argument contre la sincérité et l’honnêteté d’Isabelle de Charrière, mais elle indique bien une morale qui se trouve entre Charybde et Scylla, entre des dangers qui menacent de deux côtés. J’emploie cette image parce qu’elle s’applique aux perspectives changeantes que l’on trouve illustrées par ses romans. Je ne puis les analyser tous dans ce bref exposé mais je voudrais essayer de désigner dans certains d’entre eux ce que j’appelle sa morale, sa vue sur la vie - sans toutefois en faire des romans à thèse - dans ce sens général où l’on parle de la philosophie derrière ou plutôt dans un ouvrage d’imagination.
Les Lettres Neuchâteloises par exemple ne sont pas seulement une peinture du milieu neuchâtelois déclenchant un scandale. Même si Philippe Godet témoigne encore un siècle plus tard de la justesse des observations de l’auteur, cette peinture ne forme que le décor dans lequel la scène a lieu. Le fond de l’histoire concerne des observations d’un autre ordre: les sentiments embrouillés et les complications auxquelles elles peuvent mener dans la réalité sociale de l’époque. Quand Henri Meyer, étranger dans la ville et amoureux de Marianne de la Prise, est empêtré dans les filets de la couturière Julianne qui le séduit - par qui il se laisse séduire - nous ignorons s’il s’agit de pitié ou de faiblesse et si elle a eu réellement l’intention de le séduire. Le savaient-ils eux-mêmes?... Mais, chose remarquable, Marianne, comme une autre Isabelle, comprend cette ambiguïté inextricable. Elle le comprend même si bien, que quand Julianne est enceinte, Marianne fera comprendre à Meyer ses responsabilités, sans toutefois le pousser au mariage. Sa morale est: que la responsabilité ne doit pas mener à un acte malhonnête. Il n’est pas exclu que cette morale, qui tranche si fort avec la morale conventionnelle, ait choquée davantage les Neuchâtelois que le réalisme parfois ironique avec lequel elle a dépeint le monde neuchâtelois.
Mistriss Henley occasionnera moins de remous. Comme vous le savez, il s’agit d’une réponse à un autre roman Le mari sentimental de Samuel de Constant, un frère de Constant d’Hermenches et du père de Benjamin Constant. Ce livre a souvent été considéré comme une réponse polémique au mari incompris et négligé du Mari sentimental. Dans cette optique Mistriss Henley serait une femme qui rencontre peu de compréhension chez son mari. Je pense que c’est une optique par trop forcée et que le roman de Samuel de Constant a servi seulement de prétexte. Et je le pense parce que la situation dans les deux romans est fondamentalement différente. Chez Samuel de Constant, le mari a des raisons très nettes et irréfutables de se plaindre de sa femme. Ces raisons Mistriss Henley ne les a pas. Elle ne peut pas reprocher à son mari des méconduites ou des actes méprisables. Ce qu’Isabelle veut rendre perceptible, ce n’est pas ce qui dépend du hasard, d’incidents ou de circonstances désagréables, mais quelque chose de plus profond et qui est du domaine des émotions et des relations humaines. Ce qui la préoccupe c’est l’insuffisance inhérente à la faculté de comprendre, l’impuissance de l’amour réel, peut-être l’impossibilité de réaliser le désir... L’auteur n’a pas besoin d’accabler M. Henley d’une quelconque critique concrète, au contraire. L’idée fondamentale d’Isabelle de Charrière est précisément l’imperfection humaine malgré la bonne volonté, et celle-ci se révèle mieux au fur et à mesure que M. Henley paraît plus acceptable comme mari. Il est curieux peut-être d’ajouter que certains amis de M. et Mme de Charrière, qui avaient cru reconnaître le couple dans les personnages, furent d’avis que le portrait de son mari était trop positif et le sien trop négatif.
Un autre aspect de la morale d’Isabelle de Charrière nous est révélé dans les Lettres écrites de Lausanne. La première partie de ce roman double, L’Histoire de Cécile, se compose de lettres de la mère de cette jeune fille de 17 ans à un membre de la famille. Elle y parle de sa fille, d’un jeune lord anglais qui passe quelques mois à Lausanne, et de son compagnon, le mélancolique William. Il est à peine question d’une intrigue dans ce roman entre les personnages. Bien que Cécile soit amoureuse du Lord et lui d’elle, ils ne s’expriment pas, ce qui empêche le bonheur - ou la possibilité de l’atteindre - de percer. L’histoire est enveloppée comme d’une tristesse vaine.
La seconde partie, Caliste, comprend surtout les lettres de William à la mère de Cécile, dans lesquelles il explique les causes de sa mélancolie par l’histoire de son amour non réalisé pour une certaine Caliste. Celle-ci est une jeune actrice, qui a été l’amante d’un homme éminent décédé depuis. Bien que William et elle s’aiment, l’ordre social, personnifié par le père de William, ne permet pas un tel mariage, et William manque de force pour surmonter ce tabou. Caliste est alors obligée d’épouser un homme bon, mais qu’elle n’aime pas, alors que William cède à un mariage désiré par son père. La conséquence est deux mariages malheureux. Caliste en meurt et William se sent responsable de sa mort.
L’histoire de Caliste est pour ainsi dire une projection de ce que serait le sort de Cécile s’il s’était prolongé vers des conséquences tragiques. Caliste est un personnage qui se rend compte de l’injustice de l’ordre social envers la femme, mais accepte sa situation de victime comme étant inévitable. Isabelle engage ici la femme - et pas seulement elle - à se regarder dans un miroir afin d’y voir l’image d’une existence négative, conséquence de velléité et d’inertie dont la société abuse. C’est sous son influence que cette thématique sera reprise, mais d’une autre manière, comme accusation ou comme explication, dans certains romans de Madame de Staël et de Benjamin Constant, comme Delphine, Corinne et Adolphe.
La qualité de Cécile et de Caliste ne se trouve pas dans une combativité exaltée, mais dans une observation subtile et nuancée. Je rappelle dans Cécile la douzième lettre si caractéristique sur le mariage et les relations entre homme et femme dans laquelle la mère dit: ‘Oui, Cécile, il ne faut pas vous faire illusion: un homme cherche à inspirer, pour lui seul, à chaque femme un sentiment qu’il n’a le plus souvent que pour l’espèce. Trouvant partout à satisfaire son penchant, ce qui est trop souvent la grande affaire de notre vie, n’est presque rien pour lui’ (O.C., VIII, 16). Une vue psychologique aussi perspicace conduit plutôt à un réalisme humain qu’à une contestation idéalisée, et dévoile mieux des hypocrisies idéologiques. Mais la subtilité d’Isabelle de Charrière laisse au lecteur même le soin de tirer ses conclusions.
Dans Caliste il y a un passage où un nègre de la Guinée, vendu comme esclave et devenu domestique dans une famille anglaise, meurt finalement à Lausanne et est assisté dans ses derniers moments par Cécile: ‘C’est donc ainsi qu’on finit, Maman, dit Cécile, et que ce qui sent et parle, cesse de sentir, d’entendre, de remuer? Quel étrange sort! naître en Guinée, être vendu par ses parents, cultiver du sucre à la Jamaïque, servir des Anglais à Londres, mourir près de Lausanne! Nous avons répandu quelque douceur sur ses derniers jours. Je ne suis, maman, ni riche, ni habile, je ne ferai jamais beaucoup de bien; mais puissé-je faire un peu de bien partout où le sort me conduira, assez seulement pour que moi et les autres puissions croire que c’est un bien plutôt qu’un mal que j’y sois venue! Ce pauvre nègre! Mais pourquoi dire ce pauvre nègre? Mourir dans son pays ou ailleurs, avoir vécu longtemps ou peu de temps, il vient un moment ou cela est bien égal: le Roi de France sera un jour comme ce nègre: et moi aussi, interrompis-je, et toi...’ (O.C., VIII, 187).
Il est clair que le sentiment d’inutilité finale forme la base de la morale d’Isabelle de Charrière et le noyau de ce qu’on nomme son scepticisme. C’est la constatation d’une solitude à laquelle on ne peut échapper et de l’inaccessibilité d’une liberté et d’une indépendance qui serait plus que relative. A la fin de l’analyse pénétrante que Jean Starobinski a écrite comme introduction à la réimpression des Lettres écrites de Lausanne, en 1970, il souligne: ‘Il faut rétrécir l’existence, substituer les bonnes oeuvres à l’amour, se résigner sans joie à dessiner des fleurs au coin d’une cheminée. Cécile blottie contre sa mère, William escortant le jeune Lord nous offrent la curieuse image de la séparation des sexes, dans un monde paisible où règne un climat feutré de terreur morale: de merveilleuses figures de femme fleurissent méconnues, et rencontrent la mort avant d’avoir possédé le bonheur’ (p. 66).
Bien qu’il rende le climat de cet ouvrage d’une façon très limpide, je crois pourtant que ce n’est pas une caractéristique de l’attitude d’Isabelle de Charrière. Il ne s’agit pas chez elle d’une soumission spirituelle. Il est vrai qu’elle disait dans une de ses dernières lettres à son neveu Willem-René ‘tout est passager’ mais en y ajoutant avec une certaine fierté ironique, ‘comme l’homme qui est à la tête de tout’ (O.C., VI, 526). Elle reconnaît que pour l’homme en général une conduite réaliste est une conduite pragmatique, mais la morale qu’elle déduit de son expérience de la vérité est plutôt celle qu’Unamuno déduit d’Oberman de Sénancour: ‘Si le néant est ce qui nous est réservé, faisons que ce soit injustice’. Isabelle de Charrière n’a pas douté de ce destin, me semble-t-il, mais elle en a tiré la même conséquence; on peut, sans peine, à partir de son oeuvre, en être persuadé.
Aux écrits dont nous pouvons extraire sa philosophie appartiennent également les romans se rapportant en grande partie à la Révolution ou à son influence. On pourrait, comme le fait Dennis Wood dans son introduction au deuxième tome des Romans, contes et nouvelles dans les Oeuvres Complètes (tome IX) considérer Henriette et Richard, Lettres trouvées dans des porte- feuilles d’émigrés et Trois Femmes comme un triptique qui a la Révolution comme cadre. De ces trois livres, Henriette et Richard, resté inachevé, a été publié pour la première fois dans les Oeuvres Complètes et les deux autres respectivement en 1793 et 1795. Je ne m’arrêterai pas ici au rôle qu’y joue la Révolution, car cela demanderait un développement particulier qui m’éloignerait trop de mon sujet. Patrice Thompson qui en prépara le texte et qui consacra une conférence à ce roman à Zuylen, a démontré qu’il ouvre tant de perspectives qu’un bref commentaire laisserait trop de lacunes. Pour le moment je voudrais rappeler uniquement qu’en 1797 Isabelle de Charrière décida de réunir quelques ouvrages projetés dans une même configuration. Celle-ci est formée par un petit groupe d’amis autour d’un personnage, l’Abbé de la Tour, un abbé typique du siècle des Lumières, à peine croyant, sceptique, ironique, mais spirituel et humain, à plusieurs points de vue donc un alter ego de l’auteur. Dans ce groupe on discute de problèmes actuels qui trouvent une réalité concrète dans des histoires racontées par l’abbé. Elles ont paru en 1798 et 1799 en trois volumes sous le titre L’Abbé de la Tour ou Recueil de nouvelles et autres écrits divers, dont les principaux romans sont Trois Femmes, Honorine d’Userche, Sainte- Anne et Les Ruines de Yedburg.
Il y avait plusieurs motifs pour imprimer ces romans ou pour les réimprimer car Trois Femmes avait déjà paru dans deux éditions plus ou moins mutilées et Honorine d’Userche avait été éditée seulement dans une traduction allemande de L.-F. Huber. Le premier motif pour réunir ces romans fut sans doute l’unité de l’idéologie thématique parce qu’Isabelle de Charrière y met en relief différentes formes de ce dogmatisme qu’elle hait tant. Au cours des histoires elle développe sa propre morale, dont il ne faut pourtant pas confondre le fond sceptique avec de l’indifférence. Car autant par l’intelligence que par la qualité humaine son scepticisme est très proche de celui de Montaigne.
On a déjà beaucoup parlé des Trois Femmes, ce qui n’est guère étonnant, car n’était-ce pas Mme de Staël qui lui écrivait fin octobre 1793: ‘vos ouvrages se varient encore à la dixième lecture’ (O.C., IV, 234). L’essence de ce livre, Isabelle de Charrière le donne elle-même dans une lettre à son ami Chambrier d’Oleyres: ‘C’est un petit traité du devoir mis en action ou plutôt élucidé par une action. On n’a pas prétendu donner des modèles à suivre mais montrer des vices et des faiblesses à excuser comme non incompatibles avec une idée ou un sentiment du devoir et une moralité dans la personne coupable ou accusable’ (O.C., V, 354).
Quand Isabelle de Charrière commençait à écrire ce roman, vers la fin de 1794, l’idée du devoir était de toute actualité. L’année précédente elle était entrée en relation avec L.-F. Huber - écrivain allemand, ami de Schiller - qui s’ingéniait à la gagner ainsi que Benjamin Constant à la philosophie de Kant. La correspondance avec Benjamin Constant nous apprend qu’à la suite de ces discussions, Isabelle de Charrière rédigea une généalogie du devoir. Elle ne connaissait pas encore elle-même l’ouvrage de Kant sur ce thème car dans la même lettre du 18 décembre 1794 qui comprend ce schéma détaillé du devoir (O.C., IV, 671) elle écrit à Constant qu’elle demandera à Huber son analyse de Kant ou éventuellement l’ouvrage allemand même. Constant, dans son commentaire général sur sa généalogie, écrit le jour de Noël de la même année qu’il ne peut accepter le bonheur en général, ni le bonheur personnel comme norme du devoir, parce qu’une morale s’y appuyant n’a pas de base stable. A son avis, le devoir doit être quelque chose d’indépendant et d’inchangeable, sinon le mot n’aurait pas de sens. La question de savoir si une idée aussi abstraite est encore utilisable pour les hommes, n’est pas à ses yeux un argument contre cette idée, mais uniquement contre l’homme. ‘Le soleil existerait’, écrit-il, ’quand tout le genre humain serait aveugle, mais que dirait-on d’un aveugle qui voudrait faire connaître le soleil aux aveugles ses confrères et leur persuader de ne se conduire que par leur lumière?’ (O.C., IV, 677-678). La réponse d’Isabelle de Charrière est un exemple de sa morale pragmatique: ‘L’idée du devoir’, répond-elle, ‘soit qu’elle soit simple ou composée, ou le devoir n’étant toujours que relatif à l’homme, et le motif de l’homme, et l’objet de l’examen de l’homme puisque c’est celui de notre discussion à vous, à moi, à Kant, à Huber, ne peut du tout se comparer à ce que serait le soleil pour des aveugles. Cette idée ou chose n’existe précisément qu’en nous’ (O.C., V, 27).
Je cite un peu longuement ces textes, parce que cette discussion a un rapport direct avec Trois Femmes . L’histoire débute en effet par une discussion entre l’Abbé de la Tour, la jeune baronne de Berghen, un défenseur passionné de Kant, un théologien et quelques autres - discussion comme il y en eut sans doute beaucoup dans le salon du Pontet entre Monsieur et Madame de Charrière, le pasteur Berthoud, Constant et Huber. On cherche à savoir ce qu’est le devoir: une idée simple ou composée, individuelle ou générale. Les hôtes n’arrivent pas à se mettre d’accord et l’abbé raconte une histoire de trois femmes qu’il a rencontrées lors d’un voyage en Allemagne et qui avaient chacune une notion différente du devoir, par laquelle elles justifient leur existence. Il va de soi que cette justification n’est pas trouvée (et n’est au fond pas même cherchée) dans une idée abstraite et immuable... On peut lire le roman - et cela s’est fait - comme une critique incidentelle sur Kant, mais il illustre sans aucun doute le réalisme sceptique et intelligent d’Isabelle de Charrière et qui prouve combien elle est concernée émotionnellement. Cette qualité - pour certains philosophes sans doute trop subjective - en souligne précisément le caractère tolérant et non dogmatique.
Dans les différents romans cités plus haut et auxquels on pourrait ajouter Sir Walter Finch et son fils William - paru après sa mort en 1806 - son réalisme mobile donne le ton de base. A chaque fois on est frappé par la franchise avec laquelle l’auteur, grâce à ses observations et ses expériences, parvient à exprimer une problématique de l’homme, pensée et vécue jusqu’à ses dernières conséquences. Par cela elle est en avance sur son époque et en premier lieu par des vérités fondamentales, qui encore aujourd’hui n’ont rien perdu de leur vérité péremptoire. Les avantages et les désavantages de l’acquis culturel dans Saint-Anne, le calcul incertain des profits et pertes dans la balance des connaissances scientifiques et de la possibilité de bonheur dans Les Ruines de Yedburg, le dialogue qu’elle entame avec Rousseau dans Sir Walter Finch et son fils William - il s’agit chaque fois de sujets avec lesquels nous nous savons confrontés dans une contexte actuel, mais de la même manière.
Je voudrais m’arrêter encore quelques instants à un de ses romans, Honorine d’Userche. C’est aussi une histoire racontée par l’Abbé de la Tour qui met en lumière la question de savoir si chacun est libre, comme il l’entend et à tout moment, de propager tout ce qu’il pense sur Dieu, la nature, la raison, l’évangile, etc. On n’ignore pas qu’Isabelle de Charrière rejette nettement toute idée de censure (entre autres dans ses pamphlets) autant par expérience que par conviction. Il ne s’agit donc pas ici de ce problème, mais de celui de la responsabilité des hommes les uns envers les autres.
L’Abbé raconte l’histoire de deux enfants, désignés généralement par le terme quelque peu bizarre de ‘naturels’, et qui ont les mêmes parents. Mais ils ignorent le secret de leur naissance et ils ont été élevés séparément. Lorsqu’ils se rencontrent par hasard, ils tombent amoureux l’un de l’autre. Isabelle de Charrière dessine la situation en quelques traits simples et précis et en rapport avec l’atmosphère, les usages et le milieu de l’époque. Mais les questions posées ne reçoivent pas les réponses auxquelles on s’attendrait au dix-huitième siècle. Ce dont l’auteur fait la quintessence du roman, est ce qui est inhérent à la condition humaine, indépendamment de la conjoncture de l’époque. Elle le fait avec une remarquable économie de moyens qui donne à sa prose un niveau classique intemporel, elle creuse jusqu’au fond du problème et à aucun moment le tabou de l’inceste ne tourne au drame sentimental que le lecteur aurait ressenti chez des écrivains d’un moindre talent. Dans une lettre à son traducteur L.-F. Huber, Isabelle de Charrière écrit à cette époque: ‘Je trouve dans la plupart des ouvrages soi-disant philosophiques, soi-disant religieux un fond de faux foncier, permanent, qui se déguise en vain dans le vague du raisonnement, le clinquant du style et des accumulations de faits qui tantôt ne sont pas certains, tantôt ne touchent que très obliquement et faiblement à la question. L’un prêche le christianisme non comme la volonté manifestée d’un Dieu bien certainement existant, mais comme une doctrine utile aux gouvernements, à l’ordre des sociétés, etc., etc. Un autre la vante comme poétique, comme favorable à la tragédie, à l’épopée, etc. Tout cela peut se disputer et ne fait rien à l’essence de la chose. La littérature et la morale ne se traitent pas plus ad rem’ (O.C., VI, 190-191).
Son roman est centré sur cette essence. Aussi bien Honorine que Florentin, dont elle ignore que c’est son frère, ont été élevés dans un esprit libertin, mais leur scepticisme par rapport aux valeurs et aux vérités traditionnelles n’est pas celui à la mode de l’époque, mais provient d’un réalisme profond. Quand Florentin découvre, et révèle à Honorine qu’elle est sa soeur, ce fait tout en troublant les sentiments qu’ils ont l’un pour l’autre, ne les change pas. Et Honorine ne recule pas davantage devant les conséquences. Le tabou n’est pour elle ni une loi de la nature, ni non plus une règle divine, mais un code établi par les hommes d’après certains préjugés dont elle constate: ‘Il n’existait même pas partout, ni toujours. Les enfants d’Adam, pour ceux qui croient à Adam, se marièrent entr’eux. Le vertueux Abel, si aimé de Dieu, à ce qu’on dit, n’eut-il pas sa soeur pour femme. Et les rois d’Egypte et cette nation dont j’ai oublié le nom?... S’il a plu à quelques hommes de qualifier de crime ce qui avait paru bon et simple à d’autres, que m’importe! (O.C., IX, 217).
La réplique est pertinente. Non pas parce que cette conception est ou n’est pas scientifiquement tenable, mais parce qu’Isabelle de Charrière prend ses distances par rapport à un modèle de culture fixé, au bénéfice d’une responsabilité personnelle. Cela légitime sa valeur bien en dehors du cadre de son époque.
On s’en rend compte également dans d’autres répliques. Par exemple lorsque Honorine dit: ‘L’amour pur de la chose publique et aussi rare et on l’enseigne si peu, que tout autre amour pur. Qu’on se tourmente tant qu’on voudra, on n’obtiendra rien des hommes, qu’en leur promettant du plaisir et de l’argent, et on ne les fera s’abstenir de rien, qu’en les menaçant de l’enfer ou de la potence’ (O.C., IX, 223). Faut-il appeler cela du cynisme? Je ne le pense pas. Isabelle de Charrière est trop subtile, trop sensible, pour ne pas regretter que l’homme est tel qu’il est, et pour ne pas être pleine de compassion à la vue du déchirement auquel notre monde, devenu de plus en plus inconcevable, expose les êtres qui le peuplent.
‘Je passai par une sombre avenue où elle courait solitairement et je l’entendais crier: "Florentin! Florentin! n’existe-til plus rien de toi?"’ C’est sur ce cri désabusé d’Honorine que l’Abbé termine son histoire. Mais je ne crois pas au bien-fondé de Godet, lorsqu’il dit y voir la preuve qu’Isabelle de Charrière, malgré tous ses doutes, s’en tient à sa croyance traditionnelle. Certaines expressions sont par trop explicites. Elle écrit: ‘J’avoue que je ne crois pas trop à un sens moral. Cette hypothèse rentre dans celle des instincts et des idées innées. Je ne le nie pas non plus, mais il me semble qu’on explique mieux nos idées morales par l’espoir du plaisir et de l’argent et la crainte de l’enfer et de la potence, qui ne se détruisent pas plus complètement dans la plupart des têtes qu’un malentendu ne se détruisait dans la tête de Mme d’Userche!’ (O.C., V, 213). Cette répétition exacte dans cette lettre des paroles d’Honorine me semble plutôt une indication de ce qu’Isabelle de Charrière appelle dans cette même lettre une ‘métaphysique pratique’.
Si j’ai voulu voir Belle de Zuylen-Isabelle de Charrière entre Charybde et Scylla, c’est que j’ai interprété ces écueils, avec leurs compléments menaçants de brisants et de tourbillons, comme des dangers qui ont leur équivalent à n’importe quelle époque, d’une façon incidentelle ou permanente: le danger d’une dictature politique aussi bien qu’une dictature de l’intellect, la menace d’un absolutisme de la raison, non moins que d’un absolutisme du sentiment, enfin la terreur du matérialisme en face de contraintes métaphysiques.
C’est une erreur de croire que les romans, et en général l’oeuvre fictive d’Isabelle de Charrière sont des écrits ‘charmants’ sur l’amour enjoué, d’une vanité légère, si typique, croit-on du 18ème siècle, n’obligeant à rien, comme la vie frivole d’avant la Révolution.
Il est vrai en revanche qu’elle n’a pas, comme Mme de Staël et certains esprits idéalistes annonciateurs de l’époque romantique, couvé l’illusion de pouvoir améliorer le monde. Sans doute était-elle aussi convaincue de cette nécessité, raison pour laquelle elle vit arriver la Révolution sans crainte et comme une conséquence logique de la situation dans laquelle certains pays pataugeaient. Et même devant les suites de ce bouleversement dont elle n’a pas sous-estimé les horreurs, elle ne souhaitait pas de voir revenir les conditions du passé. La Terreur lui confirmait plus que jamais ce qu’elle avait déjà constaté depuis longtemps sous une forme moins extrême, à savoir que l’origine de la tragédie humaine est enracinée dans l’homme et dans les circonstances qu’il se crée lui-même.
Nous voyons aujourd’hui combien elle a eu raison et comme ses constatations sont restées inchangées. Le scepticisme dont elle t‚moigne a été la boussole qui l’a guidée entre les écueils de la condition humaine. Sans détours, avec courage et un regard qui ne s’est pas laissé troubler par des classes et des rangs, elle les a d‚sign‚s dans l’ordre social, dans les rapports sociaux, dans le mariage, dans les contradictions de l’individu, son égoïsme, son avidité et son intérêt personnel - bref, dans la nature même de l’homme, sa volonté de puissance, de réalisation de soi-même au prix de tous et de tout, son besoin d’absolu - et l’impossibilité de l’atteindre.
C’est certainement une conclusion négative. Mais Isabelle de Charrière n’en a pas tiré des conséquences désabusées. La morale de son scepticisme, au contraire, est positive comme l’est à notre époque celle de Camus, ‘optimiste quant à l’homme, pessimiste quant à la destinée humaine’. Renan a raison de dire qu’après tout la vérité est peut-être triste, mais cela peut transformer le courage en un courage du désespoir sans lui enlever la force d’agir. Bien au contraire. Et sans aucun doute - Isabelle de Charrière en a fait elle-même l’expérience - la position entre Scylla et Charybde n’est pas confortable. Il lui manque la séduction de tout extrémisme à l’apparence héroïque. Sa morale n’est pas attrayante car elle ne connaît pas de profit. Par conséquent elle trouve peu d’adhérents, - et ceci explique au moins une des différences entre Madame de Charrière et Madame de Staël et forme un des aspects, et non le moins important, de la relation de ces deux femmes avec Benjamin Constant.
Si l’oeuvre et le caractère d’Isabelle de Charrière commandent l’estime qui a conduit à sa redécouverte et à une revalorisation de ses écrits, elle ne le doit pas uniquement à une valeur littéraire qui a bravé les temps, mais également au fait que ses écrits appartiennent à ce qui nous reste de meilleur et de plus pur de son siècle.
A l’époque où elle était encore Belle de Zuylen, à l’âge de 26 ans, elle écrivait déjà à Constant d’Hermenches: ‘Il y aurait bien de la sagesse et bien du bonheur à passer par toute la vie d’un pas convenable et avec un air serein, d’être toujours ce qu’il faut être dans chaque âge sans regretter celui qu’on vient de quitter et d’arriver enfin au bout de cette vie, de la quitter aussi sans émotion et sans regret.’
Elle ignorait alors ce qu’exigerait une telle attitude stoïque. Les expériences de la vie le lui ont bien appris par la suite. La conjoncture opportuniste de l’apparence préfère souvent interpréter cette attitude comme hypocrite, comme un louvoiement sans risques, à l’abri de tout danger. Jamais Isabelle de Charrière ne s’en est laissé imposer par une telle interprétation. Car la vérité est tout autre.
La vérité, c’est qu’elle refusait d’entrer dans des expériences sans lendemain et contre lesquelles son aperception de la nature humaine la prévenait. Mais elle n’hésitait pas à aller jusqu’au bout d’une honnêteté qui ne la menait qu’au no man’s land dangereux du non-savoir. Sa grandeur qui s’abrite dans le refus de tout héroïsme pathétique, se retrouve dans le courage d’accepter l’isolement et l’équilibre instable auquel condamne une telle honnêteté - mais qui sont, seuls, des forces inépuisables pour ceux qui la découvrent.

(Traduit du Néerlandais par Simone Dubois)

Lettre de Zuylen et du Pontet, no. 9 (septembre 1984), pp. 3-6 et 12-15.






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