Roland Mortier
UN ROMAN INACHEVE SUR LA REVOLUTION VECUE: HENRIETTE ET RICHARD, PAR MADAME DE CHARRIERE silhouet
Conférence donneé au château de Zuylen le 21 octobre 1989.

A un ami qui lui demandait, sous la Terreur, pourquoi il n’écrivait plus de tragédies, le dramaturge Ducis - célèbre alors pour ses adaptations de Shakespeare - aurait répondu: ‘A quoi bon? La tragédie est partout aujourd’hui; elle est descendue dans la rue.’ Napoléon, un peu plus tard, dira que la tragédie s’était identifiée à la politique.
La phase culminante de la Révolution a posé, pour d’excellents esprits, le problème de la raison d’être de l’acte littéraire. Sans doute l’époque a-t-elle connu une abondante production, aussi bien romanesque que théâtrale, mais qui relève essentiellement de l’endoctrinement politique, de la propagande antireligieuse ou du simple divertissement. La Révolution est rarement évoqueé directement, et il est significatif que le meilleur roman traitant du sujet, L’Emigré de Sénac de Meilhan, soit une oeuvre antirévolutionnaire.
En novembre 1793, alors que Benjamin Constant travaille à un dialogue entre Louis XVI, Brissot et Marat - dont nous ne connaîtrons malheureusement que l’idée générale - il écrit à Mme de Charrière: ‘Je n’ai pas eu le courage d’achever mon dialogue... Les horreurs de France m’affligent et me stupéfont... Mais comment voulez-vous qu’on écrive au milieu des têtes qui roulent?... Je me surprends dans les journaux cherchant le nom des exécutés avec curiosité. Deviendrais-je féroce comme les Français? Cela pourrait bien être. J’espère que non, pourtant...’ (de Lausanne, le 11 novembre 1793).
Constant posait ainsi avec netteté la question capitale pour l’écrivain: est-il possible d’aborder à chaud les événements tragiques que l’on vit et dont il est impossible de se détacher sur le plan affectif? Peut-on à la fois subir, juger et transposer? La réponse, pour lui, était négative.
Son amie, correspondante et mentor, Isabelle de Charrière, ne devait pas être de son avis, puisqu’elle a évoqué la Révolution, vue de son asile neuchâtelois, dans deux romans épistolaires publiés en 1793, les Lettres trouvées dans la neige et les Lettres trouveés dans des portefeuilles d’émigrés. Dans les deux cas, il s’agissait prioritairement du problème de l’émigration.
Elle a cependant pris le risque de mettre la Révolution plus directement en scène dans un roman intitulé Henriette et Richard dont la première partie fut écrite au début de 1792 et envoyée sous forme manuscrite à l’éditeur Suard le 5 avril 1792. Que le roman n’ait pas été achevé s’explique, pour une bonne part, par les événements du 10 août 1792 et par la radicalisation de la Révolution en 1793.
Jusqu’au 10 aout, en effet, Mme de Charrière a été plutôt favorable à la Révolution. Elle écrit à Henriette L’Hardy, en novembre 1794 (lettre 1490): ‘L’Egalité et la liberté étaient faites pour me plaire.’ L’auteur du conte Le Noble a horreur des préjugés et des privilèges aristocratiques. Elle suit avec une attention sympathique les réunions des Etats-Généraux et les travaux de l’Assemblée nationale tout en ne se voulant ni démocrate, ni aristocrate (lettre 1448). Elle n’a aucune sympathie particulière pour les émigrés, sinon un sentiment de pitié à l’égard des plus malheureux. Pour elle, l’Ancien Régime est mort de ses abus et des ses erreurs. Isabelle de Charrière est un excellent exemple de l’attitude de certains aristocrates libéraux et modernistes devant la première phase du grand bouleversement. En écrivant Henriette et Richard, elle ne veut ni polémiquer, ni faire oeuvre de propagandiste. Il faut voir dans ce roman une intéressante tentative de saisir l’irruption de la réalité révolutionnaire dans le cadre d’une situation familiale en milieu aisé.

La genèse de ce roman a été fort bien analysée dans l’Introduction au texte édité pour la première fois dans les Oeuvres Complètes de Mme de Charrière (O.C., VIII, 271-283). La 1e Partie a été porteé à Paris par M. de Charrière, qui l’a confiée à Suard, lequel a promis de la faire imprimer. La 2e Partie, commencée en avril, est terminée en juin et soumise au jugement de M. du Peyrou qui engage l’auteur à s’en tenir toujours à ‘la vérité réelle’. En juillet elle annonce à Suard que la troisième partie est achevée, et c’est pour elle l’occasion d’exposer ses intentions, mais aussi ses craintes. Elle ne voudrait pas susciter des désagréments à Suard par la publication de ce qu’elle appelle ‘un petit ouvrage où je dis et veux dire tout ce que je pense’. Elle affirme son détachement envers les parties qui s’affrontent: ‘Je n’adore ni Voltaire, ni M. Necker, ni le peuple, ni ses représentants, et je suis beaucoup plus anti-aristocrate que je ne suis démocrate.’ Elle n’a guère d’illusions sur la réaction que le roman entraînera: ‘Je voudra que mon roman intéressât bon gré mal gré tout le monde, mais je sens que presque tout le monde y trouvera à redire.’ Elle ajoute plus loin: ‘Ma troisième partie commence à la révolution et ne va que du 20 juin au 25 juillet. Je pense avoir encore trois parties dans la tête.’ En fait, elle s’arrêtera avant de terminer la 4e partie, qui nous conduit jusqu’en 1790.
En finale, elle s’interroge sur le genre littéraire où il faudrait classer son récit: ‘Le nom d’anecdote ne va pas, dit-on, à quelque chose d’aussi long; cependant je l’aime, et mon exactitude sur les dates, les distances, les localités, donnera, j’espère, à cet ouvrage l’air plus anecdote que roman.’ La 4e partie sera, en effet, présentée comme une Anecdote (O.C., VIII, 367).
En août 1793, Mme de Charrière a abandonné l’idée d’achever Henriette et Richard, sans pour autant renoncer à le publier. Elle le fait lire à Benjamin Constant et songe à en faire le complément à ses Trois Femmes pour en constituer un volume destiné à une souscription de bienfaisance. Benjamin prend goût à l’anecdote inachevée, qu’il qualifie de ‘charmant ouvrage’ (10 mars 1795). Mais Isabelle a eu vent des relations de son ami avec Mme de Staël, et l’affaire tourne court. L’oeuvre ne sera donc publieé qu’en 1980.

La composition du roman, assez discontinue au départ, tend à se régulariser ensuite. Le traitement du rythme temporel varie au gré du narrateur, qui le condense sur un ton désinvolte lorsque cela lui convient. Ainsi, nous lisons au début du chapitre 4E de la 1e Partie ‘A présent que notre héroïne est neé, nous laisserons son père s’enrichir et vivre comme ceux de son état sans trop nous occuper de lui jusqu’au moment où la révolution a changé son séjour et sa fortune.’
Il est clair que les traits de caractère intéressent plus la romancière que les détails de la biographie, comme toute assez banale, d’un parvenu autoritaire.
L’intrigue entrelace une histoire d’amour entre deux jeunes gens et la tension qui oppose une noblesse militaire en pleine décadence économique et une bourgeoisie ascendante qui ne cesse d’étendre ses biens immobiliers, et par là ses ambitions sociales. Henri Giroud, père d’Henriette, avait d’abord demandé la main de la noble (et pauvre) Geneviève de Larche, mais ses frasques de jeunesse et la dureté de son caractère l’avaient fait rejeter. Après quoi, installé dans la finance, il avait épousé la fille d’un fermier général, qui devait mourir quatre ans plus tard, lui laissant une fille unique, née à la fin de 1769 ou au début de 1770. On remarque que l’auteur a tenu à ce que son héroïne (de même d’ailleurs que Richard) ait près de 20 ans en 1789. Henriette est charmante, honnête, généreuse, courageuse, mais elle est aussi impatiente, emportée, décisive et exigeante, ce qui lui évite de tomber dans le défaut du ’héros parfait’.
Face à ces roturiers enrichis: le jeune Richard, comte des Echelles, né vers 1769. Il est le fils de Geneviève de Larche, veuve du comte des Echelles, dont le père avait été tué à la bataille de Crefeld, et qui perdit la vie dans la guerre d’indépendance américaine, lui laissant un fils et un château délabré dans le village des Echelles, entre Angers et Nantes.
Henriette recevra une excellente éducation, que lui dispense l’abbé des Rois, personnage de prêtre cultivé, compréhensif et tolérant qu’on retrouve dans d’autres romans de notre auteur. Il n’est d’ailleurs pas insensible au charme de sa jeune élève. A l’âge de quinze ans, donc vers 1785, Richard entre dans les gardes françaises, comme le veut son ascendance nobiliaire.
C’est pour la narratrice l’occasion de réfléchir à la fonction de la noblesse, qui n’a d’autre métier que celui de la guerre (O.C., VIII, 303),et de critiquer un mot de l’abbé Sieyès (‘le sang des roturiers, était-ce de l’eau?’). Se situant ouvertement dans l’après-1789, elle plaide pour une classe ruinée, déchue, et qui paie lourdement ses erreurs passées: ‘J’ai voulu dire ma pensée en faveur du géant, trop orgueilleux jadis, mais sur lequel il ne faut pas marcher cruellement aujourd’hui qu’il est tombé.’ Elle ajoute aussitôt: ‘J’écris sans intérêt... je ne suis pas gentilhomme, et de plus je proteste n’avoir encore rien perdu à la révolution’ (O.C., VIII, 304).
Le chapitre suivant traite des singularités de l’abbé des Rois. Il est hostile au théatre et refuse d’y conduire son élève. Il expose à Richard ses vues pessimistes sur la société française moderne, sur les contradictions de sa morale: ‘Nos devoirs sont trop compliqués, et en même temps trop vagues et trop incertains’ et sur son conformisme intellectuel: ‘Il n’est pas permis à un protégé de M. Necker de n’aimer pas ses livres... non plus qu’à un économiste de ne pas révérer M. Turgot.’ Il ne croit à la vertu politique que dans les petites républiques de l’antiquité, mais les grands Etats doivent obéir à un régime monarchique: ‘De grands états sans chef unique sont absurdes, des monstres... Ils ont nos vices, ils ont toutes sortes de vices.’
Pendant ce temps, à Paris, Henriette découvre l’existence des passions à travers le conflit qui oppose deux de ses servantes: L’Italienne Federica et la Saxonne Hanna. Elle prend conscience du sentiment qui l’entraîne vers Richard, et elle demande naïvement à l’abbé: ‘Ne pourriez-vous pas nous marier tout de suite?’ Suggestion prématurée, puisqu’ils sont encore deux enfants aux yeux du monde, et en tout cas contraire aux bons usages.
Henriette s’arrangera pour faire échouer le mariage que son père lui prépare avec un aristocrate aussi stupide qu’élégant, et d’ailleurs criblé de dettes. Tout semble, dès lors, conspirer au bonheur des jeunes gens lorsque surgit un obstacle majeur: Henri Giroud, soucieux d’effacer l’humilation de sa jeunesse, exige d’épouser la mère de Richard, Geneviève de Larche, en échange de son consentement à l’union d’Henriette avec Richard. Or Geneviève a pris la résolution inébranlable de ne jamais se remarier.
L’intrigue s’est ainsi nouée dramatiquement en cette fin d’année 1788. Le conflit se joue sur un fond d’opposition de classe, du moins du coté d’Henri Giroud. Geneviève n’est pas inspirée par l’orgueil, mais par le sentiment de sa dignité et de sa fidélité. Elle se considère comme ‘une femme déjà vieille’ et elle s’habille conformément à son état: ‘robe d’étamine, bonnet rond, linge uni’ (ce sera la tenue des femmes qui marcheront en octobre 1789 sur Versailles).
L’auteur nous apprend ensuite qu’il entre dans la décision de Giroud une grande part de calcul politique: ‘Monsieur Giroud avait trop d’esprit pour ne pas s’apercevoir depuis longtemps que tout s’acheminait en France vers une grande réforme ou un total bouleversement’ (O.C., VIII, 323).
Sa place sera immanquablement supprimée; or il ne brillait à Paris que par elle. Il lui faudra donc retourner aux Echelles, mais il ne veut y vivre qu’en qualité de seigneur du lieu, et non de second. Il n’a donc pas prévu la violence des événements et le sort qui sera fait aux financiers de l’Ancien Régime.
Richard, quant à lui, s’exerce à la patience en étudiant, au régiment, le latin, la géométrie et l’algèbre, tout en donnant des leçons d’italien et de musique à ses camarades officiers. Henriette s’étonne de son peu de goût pour les romans et s’adonne, pour sa part, à la lecture de Sir Charles Grandison, roman de Richardson.
L’abbé, quant à lui, discute de religion et traite avec sévérité le traité de Necker De l’importance des opinions religieuses qui suffirait à le faire douter de sa foi.
Henriette, à l’occasion d’une promenade, assiste à deux scènes cruelles qui se passent rue Jacob et qui lui révèlent (détail prémonitoire) la cruauté du peuple parisien:
‘J ’entends dire tous les jours que nous sommes le peuple le plus civilisé de l’Europe; bon Dieu! que sont donc les autres?... On voit le peuple courir au supplice d’un homme du peuple comme à un spectacle agréable et divertissant... (Mlle) Irwin m’a dit: ‘Vos Français sont comme les chats, gentils et cruels’1.
Giroud essaie de distraire sa fille et de lui faire oublier Richard en le menant dans les réceptions de la haute société, ce qui nous vaut une description sévère de ces milieux et de leur insignifiance. Entretemps, Richard a été choisi comme sous-précepteur des enfants du comte d’Artois par leur éducateur M. de Sérent (personnage historique, que Mme de Charrière a connu personnellement). Il a déjà donné un cours de mathématiques au jeune duc d’Angoulême. Flatteuse promotion, mais qui sera bientôt hautement compromettante.
La perspective d’être mise au couvent n’incite pas Henriette à des sentiments joyeux. Son expérience parisienne est décevante: ‘Tout le code de morale du peuple de la bonne ville de Paris est renfermé dans la crainte de l’hôpital de Bicêtre et de la Grève. Les Grands, qui ne les craignent pas, se permettent à peu près tout. La religion me semble ne contenir presque personne.’ Sa blanchisseuse elle-même ne croit plus à rien et déclare que ‘quand on est mort, tout est mort.’ Les gens de distinction fréquentent les sorcières et se font tirer les cartes.
Mais les événements se précipitent. ‘Le désastre de M. Réveillon’2 a frappé les esprits et, au dîner offert par M. Giroud, Henriette a trouvé ‘un air étrange à tout le monde’. La révolution se rapproche, et c’est sur cette impression que se termine la seconde partie du roman.
Elle est en marche lorsque commence la troisième partie. Le 22 juin, l’Assemblée nationale se réunit une première fois, en dépit de l’obstruction du comte d’Artois, dans l’église Saint-Louis. Le 30 juin, la foule délivre onze gardes françaises, incarcérées pour voir refusé d’armer leur fusil.
Richard juge prudent de mettre les jeunes princes, ses élèves, en sécurité, car il a appris qu’on en veut à leur père. L’abbé des Rois a été arrêté, à son retour de Passy, par une bande de polissons qui contrôlent le petit guichet du Louvre, mais il s’en tire sans mal en leur apprenant la réconcilation du Roi avec l’Assemblée.
Si Richard est fidèle, par dévouement, au comte d’Artois, ses sympathies vont aux constitutionnels, et en particulier au duc de La Rochefoucauld-Liancourt, proche des idées nouvelles. Devant la situation menaçante, il a cependant jugé prudent de rester à Passy en travaillant dans un atelier et en prenant l’habit du garçon menuisier.
Giroud croit venue l’heure du Tiers Etat, et il s’en glorifie, oubliant ses récentes prétentions nobiliaires. ‘Nous autres roturiers,’ dit-il, ‘nous autres peuples, qui sommes la nation...’ Opportuniste, mais prudent, il se garde de faire de la politique active et se refuse à devenir électeur, ce que lui permettait son statut fiscal.
Dans cette minutieuse chronologie, le 14 juillet et la prise de la Bastille sont tout simplement ignorés. La romancière n’a dû y voir qu’une suite des émeutes sporadiques qui avaient éclaté un peu partout. C’est en effet le 16, ou le 17 juillet, que Giroud se rend - à pied - à Passy pour y voir Geneviève. Les circonstances lui semblent favorables à son dessein, puisque ‘la roture pourra dans ce moment se rendre utile à la noblesse et s’en tiendra honorée.’ Henriette continue à décourager les prétendants autres que Richard en faisant dire, par l’abbé, combien son caractère est ‘ardent et altier’, sa manière d’être ‘heurtante et incommode’. Mais les prétendants auront vite d’autres soucis: se mettre à l’abri en province, ou émigrer. Les aristocrates se terrent en ce milieu de juillet ’89:
‘Des gens sans livrée, la duchesse confinée dans un appartement obscur communiquant par d’étroits corridors a une rue de traverse qui conduisait presque hors de Paris, un évêque tapi dans un coin, cachant sa croix de peur d’oublier de la cacher quand il serait dans la rue, des femmes de chambre échevelées qui emballaient tout ce qu’elles voyaient. Rien ne manquait de ce qui peut peindre la terreur voisine du désespoir’ (O.C., VIII, 348).
Pour regagner son domicile, Giroud monte en carosse. Mal lui en prend, car il est arrêté et menacé par la populace qui croit l’avoir vu en compagnie de Flesselles, le prévôt des marchands tué à l’Hotel de Ville le 14, et le Foulon, l’intendant général des armées, pendu le 22, place de Grève, par la foule en colère qui l’accusait d’avoir voulu lui faire manger de l’herbe. La menace est réelle, car on l’associe à ‘ces sangsues publiques à qui il est temps de faire regorger leur or.’ Cette scène et la précédente sont remarquables par la vivacité et le mouvement de la représentation. Elles sont en même temps un intéressant témoignage sur l’état de l’opinion. Même en danger de mort, les aristocrates décrits par Mme de Charrière n’ont rien perdu de leur morgue, de leur sottise et de leur vanité. A la veille d’émigrer, une comtesse ne songe qu’à sa petite chienne, à la possibilité de trouver du rouge en Allemagne et ne se préoccupe nullement des dettes qu’elle laisse chez son boulanger (O.C., VIII, 354).
Troublé par la mésaventure d’où Richard et l’abbé l’avaient tiré, Giroud décide d’aller s’installer aux Echelles. Il y montrera, écrit-il, par ses bienfaits, ‘à quel point il est l’ami de la classe indigente de ses concitoyens.’ Sa décision est fort opportune, car son départ sera suivi d’une perquisition, provoquée par la dénonciation d’un ancien domestique.
Le climat politique n’a cessé, dans l’intervalle, de se détériorer. ‘Paris est dans une horrible fermentation. On vient d’amener Bertier,’ dit l’ancienne servante allemande d’Henriette, venue l’alerter. Il s’agit du beau-fils de Foulon, l’intendant général de Paris Bertier de Sauvigny, massacré le mercredi 22 juillet. Henriette, qui cache sous ses jupons la correspondance de son père, ne sera pas fouillée, suite à l’intervention d’un des enquêteurs, que son rôle rendra suspect et qui sera forcé de se réfugier en Allemagne et de se mettre au service des princes.
Il est aussi question des suggestions faites par les cahiers de baillages où l’on demandait e.a. le mariage des prêtres. Richard, pour sa part, trouve l’idée excellente et verrait fort bien sa mère épouser l’abbé des Rois. Celui-ci ne s’en défend qu’en rougissant, mais il reste attaché au principe du célibat ecclésiastique, tout en ne laissant aux prêtres que le vingtième du produit de la terre.
Aussitôt installé aux Echelles, Giroud se comporte en propriétaire paternaliste. Il organise une fête dont le ‘luxe agreste’ est fort apprécié, vin à discrétion et couronnement de rosières. Il fait distribuer du blé aux plus indigents. Son zèle philanthropique ne trompe pourtant pas un groupe de ‘jeunes patriotes’, qui contraignent Giroud à distribuer de larges cocardes tricolores et à crier: Vive la Nation.
Sentant venir l’orage, l’abbé conseille à Geneviève et à Richard de vendre leur château à Giroud. ‘Les temps ont changé,’ leur dit-il, ‘le règne des châteaux va finir.’ Le moment est donc propice à la vente. Celle-ci se fera le 1er août. Un neveu aristocrate de l’abbé en tire sarcastiquement la conclusion: ‘Un de Giroud était le seigneur qu’il fallait à d’insolents gueux, à des va-nu-pieds qui se croyaient à la veille d’être les souverains de la France... de ce chien de pays où tout serait bientôt sens dessus dessous, puisqu’il était gouverné par la canaille’ (O.C., VIII, 373).
Giroud se trouve ainsi être propriétaire d’un ‘vieux chateau à fossés, et girouettes, et ponts levis, du reste mals bâtis et peu commodes’ ainsi que des droits seigneuriaux anciens, à l’exception des plus odieux. Une note d’auteur signale que ce chapitre a été écrit le 31 juillet 1792, donc à trois ans de distance.
Henriette se scandalise de l’attitude des paysans à qui le vin et l’argent ont fait oublier le respect et l’amour qu’ils devaient à Mme des Echelles. Ils ‘ressemblent fort peu aux paysans de roman et d’opéra comique, mais beaucoup au peuple de Paris’ (O.C., VIII, 377). Quant aux religieuses du couvent où elle a été placée par précaution, elles sont aussi orgueilleuses que fanatiques.
Dès le 2 août, Giroud doit occuper le banc du seigneur dans l’église où l’on marie les trois jeunes filles qu’il a dotées. Mais il n’aura guère le temps de jouir de ses prérogatives, d’autant plus qu’il n’est pas aimé: ‘aussi son pigeonnier fut-il renversé dès qu’on sut l’abatis général fait le 4 août à l’Assemblée nationale.’ La nouvelle le mettra trois jours à atteindre le village des Echelles.
L’abolition des droits féodaux a beaucoup plus frappé Mme de Charrière que la prise de la Bastille. Elle était moins sensible aux symboles qu’aux réalités profondes de la politique. Richard aura l’élégance de proposer à Giroud de le dédommager pour la moitié de la perte subie, mais ce dernier refusera la proposition. Il aura beau multiplier les projets de réparation, d’embellissement et d’extension, acheter même le plan d’un hôpital: ‘Les droits abolis, le respect diminua, et avec le respect la reconnaissance’ (O.C., VIII, 382).
Henriette, dans son couvent, est amenée à partager son appartement avec une noble espagnole qui compte retourner dans son pays avec son fils ‘pour le consoler de la révolution’ et lui faire oublier la France. La conversation vient à aborder le sujet de l’Inquisition. A la critique d’Henriette, la marquise rétorque: ‘Vous êtes à la veille d’avoir ici une inquisition à la fois politique et religieuse ou antireligieuse qui sera plus cruelle que la nôtre’ (O.C., VIII, 387), ce qui témoigne de la perspicacité de notre auteur au milieu de 1792, avant même les événements décisifs du 10 août.
En dépit de la tension dramatique qui règne autour d’eux, Henriette et Richard se veulent étrangers à l’agitation politique. Richard se plonge dans les grands classiques et médite sur la constance en amour. Henriette discute avec l’abbé du luxe et de la nature, de la nature et de l’art, et tous s’accordent pour aimer Paul et Virginie. L’abbé s’interroge sur les liens entre la noblesse de sang et la bravoure militaire, et il arrive à la surprenante conclusion que: ‘la loyauté, la prudhommie, sont toutes qualités romanesquement et faussement attribuées par de beaux esprits roturiers et subalternes aux ancêtres de ceux dont ils espéraient quelque chose’(O.C., VIII, 397).
Quand l’intérêt n’est pas leur mobile, c’est un certain goût chimérique, engendré par notre petitesse, par l’ennui de nous-mêmes et de ce qui nous entoure, par le besoin de compenser notre ‘dégoutant égoïsme’ par de grandes images.
On retrouve dans ces lignes la lucidité sans illusions de l’auteur du Noble mais aussi l’actualité du débat sur le sens et la fonction d’une classe sociale privilégiée dans l’esprit de ses représentants les plus intelligents.
Cette réflexion débouchera, un peu plus loin, sur une analyse de l’origine de certains mythes: ‘Le roturier invente le noble, tel que vous vous le représentez. L’homme invente la femme. Puis on s’agenouille devant une chimère de sa propre invention’ (O.C., VIII, 398).
Le contraste entre ces vertus mythiques et le comportement réel de la noblesse, avant et pendant la Révolution, est bien la preuve, selon l’abbé, d’une fiction mystificative. Richard n’a rien à lui opposer sur ce chapitre ‘triste et mortifiant’.
Mais si la noblesse n’est qu’une sorte de mythe fondé sur un consensus tacite, le peuple, lui aussi, est bien au-dessous des vertus qu’on lui attribue. A Paris, on pille les boulangeries, sans souci de légalité. Ce qui fait dire à Henriette: ‘Le contraste de la déclaration des droits avec la conduite de ceux pour qui elle est faite nous ont [sic] paru bien étrangers’ (O.C., VIII, 399).
On parle, dans un salon aristocratique, de la fameuse déclaration, pour en montrer le ridicule. D’abord, parce que voilà une poignée d’hommes qui veulent apprendre au genre humain quels sont ses droits. Ensuite, parce qu’elle témoigne d’une tendance à voguer dans l’abstraction et dans les mots, qui aboutira à une logomachie ampoulée: ‘Faire ne sera rien pour eux en comparaison de discourir. Les pensées se noieront dans une mer d’images, de comparaisons, de tournures oratoires dont l’exagération ne sera pas la moins employée’ (O.C., VIII, 399).
Il ne pourra en résulter qu’un ‘extrême désordre’ et de grands malheurs. L’indépendance d’esprit d’Henriette la rend suspecte aux deux partis. Aux démocrates elle dit: ‘Si le Roi est libre, laissez-le aller où il lui plaira, ou bien souffrez qu’on dise qu’il est captif.’ On lui répond: ‘Vous êtes aristocrate.’ Aux aristocrates qui s’indignent que leurs fils ou leurs amis soient arrêtés en passant la frontière, elle dit: ‘Ne vont-ils pas armer des étrangers contre leur patrie ?’ Et on lui répond: ‘Vous êtes démocrate, Mademoiselle.’ Sur quoi elle se fâche et rétorque: ‘Je ne suis ni démocrate, ni aristocrate. J’ai le sang commun’ (O.C., VIII, 404). Jeu de mots où Isabelle s’identifie visiblement avec sa jeune héroïne, à la fois au plan théorique et au plan politique.
Mais si Henriette se croit et se veut indépendante des partis, les événements s’accélèrent. Nous apprenons qu’Henriette arrive inopinément aux Echelles, ‘fuyant le supplice du malheureux Favras’ (O.C., VIII, 407). C’est le 19 février 1790 que le marquis de Favras, agent du Comte de Provence, avait été condamné à mort et pendu, premier exemple d’un noble soumis à une peine réservée aux roturiers. Surtout, Favras avait été abandonné à son sort par le frère du Roi et par Mirabeau, et il n’avait trahi ni ses complices, ni ses inspirateurs. Fidèle jusqu’au bout à la monarchie, il avait payé pour les erreurs et les manoeuvres de son parti. Aux yeux d’Henriette, c’est-à-dire de Mme de Charrière elle-même, ce ‘supplice’ est un tournant décisif: ‘Depuis le commencement de la Révolution, rien ne l’avait indignée et ulcérée comme la sentence prononcée contre ce malheureux. Un procès si long, pendant lequel la fureur des uns aurait dû se ralentir, le courage des autres s’affermir.’
Le roman s’arrête ici brusquement, comme si l’exécution de Favras était le signe de l’avènement d’une ère de violence et de mort. La plume est tombée des mains de la romancière. Le roman d’amour entre Henriette et Richard a perdu son intérêt devant l’immense tragédie qui se prépare. Le roman s’efface devant l’histoire. Constant avait raison: ‘Comment voulez-vous qu’on écrive au milieu des têtes qui roulent?’

Notes
1 Les mémes faits sont rapportés avec la même horreur dans une lettre de Mme de Charrière à Chambrier d’Oleyres du 27 mai 1791 (O.C., III, 777).
2 La foule avait assiegé le 27 avril 1789, au faubourg St. Antoine, non loin de la Bastille, la fabrique de papier de l’industriel Réveillon, accusé d’avoir dit que les ouvriers pouvaient fort bien vivre avec 15 sols. Une manufacture voisine avait éte pillée, puis incendiée le lendemain: l’armée avait alors tiré sur la foule, faisant plusieurs morts. Cette violente émeute avait fait une profonde impression sur l’opinion.

Lettre de Zuylen et du Pontet, no. 16 (septembre 1991), pp. 12-15.






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