Lettre 1451, 29 septembre 1794 silhouet
Isabelle de Charrière / Belle de Zuylen, Oeuvres complètes, IV, G.A. van Oorschot, Amsterdam 1982

1451. A Benjamin Constant, 29 septembre 1794

Vous avez encore un peu de fiel contre moi puisque vous m’accusez d’avoir à toute force voulu tuer chez vous ce desir de gloire literaire qui embellit votre avenir & donne à votre gout pour le travail plus de force, de vie, d’intentions. mon Dieu, je ne veux rien tuer de ce qui vous fait plaisir! Quand j’ai cru que vous travailliez trop pour votre santé, quand j’ai cru qu’il vous convenoit pour un tems1) de voyager & de mener une vie plutot dissipée que sedentaire & appliquée, j’ai parlé en consequence de cette opinion; j’aurois voulu si non tuer de moins affoiblir ce qui à mon sens pouvoit vous tuer. Et je n’employois pas pour cela des armes perfides, de la ruse ni du mensonge. Je disois que les lecteurs s’éparpilloient, perissoient, s’entretuoient, avoient enfin bien d’autres affaires que de lire & de rendre hommage à un bon écrivain; mais je ne niois pas qu’il ne dut venir une posterité, & quand même il s’écouleroit des siècles de barbarie2) entre nous & une posterité éclairée & revenue au bon sens & au bon gout comme entre Ciceron, Horace, Virgile, et ceux qui les ont bien apreciés, cette posterité là peut exciter notre interet × l’on3) peut ambitionner son suffrage comme une posterité plus prochaine. Peut-être desirois-je par amour propre pour vous vous voir vous elever encore au dessus de ce desir de gloire, vous voir la meriter plus que la rechercher. Cela ne vous auroit pas empeché de l’obtenir. Ne la desirois-je pas pour vous autant que vous quand je souhaitois que la vie de Mauvillon avec tout ce qu’elle fournissoit de vues politiques & philosophiques à exposer, vous annonceat au public4) vous & votre grand ouvrage comme les lettres persannes avoient annoncé Montesquieu & l’esprit des loix? J’aurois encore bien des choses à dire là dessus mais elles sont assez inutiles dans ce moment. Vous etes satisfait; vous travaillez sans que cela vous fasse de mal, vous desirez & esperez la gloire literaire, je suis donc contente aussi, je desire et espere aussi. C’est en allemagne que vous voulez ecrire & publier; vous y voulez du moins (à ce que je crois) achever d’écrire une partie de l’ouvrage & publier cette partie là quand elle sera achevée. Je n’ai rien à dire sur tout cela; mon interet ne me fera rien dire, à peine me fait-il rien souhaiter ni penser. Le votre, c’est-à dire celui de cette gloire que vous ambitionnez ne me laisse pas sans quelque crainte sur le stile que l’on prend en Allemagne. Quand vous en revenez il me semble que vos frases sont plus longues, moins nettes. Je fus frappée il y a quelque tems d’une periode que je vous dirai ou vous montrerai quand vous voudrez. Elle etoit construite de façon qu’à la fin5) ... cette pesante attaque, une grele de sarcasmes se trouvoient comme je viens de les ecrire à la suite l’une de l’autre, & c’etoit dans la grèle même que consistoit la pesante attaque. Le Ciel ne vous fit pas pour écrire ainsi même lorsque vous vous negligez le plus. Ce sont les écrits allemands qui font que de pareilles frases peuvent parci par là vous venir & ne pas vous choquer assez pour être aussi tot repoussées. C’est bien egal quand vous n’ecrivez qu’à moi, mais l’influence de l’allemagne ne se bornera pas là; elle agira jusques sur l’esprit, et la pensée cessera de se presenter à vous6) simple, claire, lumineuse. Voila du moins ce que je craindrois. Si j’ai tort ou si cela vous est égal à la bonne heure, & cela me deviendra egal aussi. Je ne serai pas moi avec la posterité, je n’entendrai pas ce qu’elle dira, je suis plutot avec vos ancêtres.
J’ai lu attentivement la derniere quinzaine1 en question. J’y ai vu les esperances infiniment7) ridicules d’un parti profondement8) nul. Je crois que l’auteur a raison Robespierre maintenoit la revolution, mais comment auroit pu se maintenir Robespierre? Si le ciel a decreté la republique je crois qu’il faudra9) cette succession pour y arriver.
Jabins10)
Convention
guerre
civile
Roi Dictateur
republique11)
Qui y a t-il à present qui puisse l’etablir ou l’affermir? Les armées vont encore comme des boules vont roulant sur un billard après que le bras12) qui les a poussées13) s’est retiré. Robespierre agit encore quoiqu’il ne soit plus. Mais pensez vous que cela puisse durer longtems ? Plusieurs hommes peuvent-ils ce que peut un homme? Si vous ne le croyez pas pensez vous qu’un autre unique se montre? Je le voudrois et qu’il fut lui le dictateur avec14) qui la paix se put faire15) & qui put arranger tout de suite la republique ou une monarchie tellement mitigée que vous même en fussiez passablement content. Cela n’est pas, j’espere, trop aristocratique. Je crois bien comme l’auteur de la quinzaine que Robespierre etoit16) un tyran par accident plutot que par choix. Mais s’il a toujours voulu la republique je pense que sur la fin il ne l’a plus esperée & qu’il faisoit & laissoit guillotiner de rage & aussi par peur; peut-être ne vouloit-il rien que reculer la17) catastrophe qu’il voyoit bien ne pouvoir eviter. La maniere dont il la reculoit a pu la hater mais une autre quellequ’elle fut ne pouvoit gueres mieux reussir. Ses rivaux interieurs ou ses ennemis du dehors devoient l’exterminer & à mon avis il n’y a que18) cela19) qui20) doive diminuer les regrets des amis de la republique. S’il est encore à present21) un ressort qui l’anime à la fois & la dirige ce ressort est invisible pour moi. Vous voyez a quel point j’ai envie d’être de vos avis & combien je me suis tourmentée l’esprit pour imaginer la possibilité d’une republique françoise22) une & indivisible.
Adieu. Quand vous serez ici nous aurons infiniment à causer. Je trouve l’arrangement Marnoltz2 assez patriarchal. La mere du fils ainé sera dans la maison de son mari & prendra soin de son fils. Une autre femme fera d’autres enfans. Quand Me Huber vouloit avaliser ses deux epoux c’etoit un projet bien plus etrange. Lea Rachel & leurs servantes vivoient ensemble chez Jacob.3
Ce Lundi matin 29 Sept. 1794
a Monsieur/Monsieur Benjamin de/Constant/a Lausanne/par Berne/
Ce 29e sept./1794

NOTES
ETABLISSEMENT DU TEXTE
Lausanne, BCU, fonds Constant II, 34/1, 2 ff., orig. aut. Publ. GODET, II, 158-159 et 271 (fragments). 1) pour un temps ajouté dans la marge; 2) de barbarie ajouté au-dessus de la ligne; 3) l’on en surcharge sur C’est; 4) au public ajouté au-dessus de la ligne; 5) qu’à la fin récrit au-dessus de que biffé; 6) à vous ajouté au-dessus de la ligne; 7) 8) souligné deux fois; 9) récrit au-dessus d’un mot recouvert d’un tache d’encre; 10) lire Jacobins; 11) tableau ajouté dans la marge; 12) suivi d’un ou deux mots biffés et illisibles; 13) suivi de n’agit plus biffé; 14) ajouté au-dessus de la ligne; 15) suivi de faire & & qui put biffé; 16) précédé de n’ biffé; 17) récrit au-dessus d’un bref mot biffé et illisible; 18) il n’y a que ajouté au-dessus de la ligne; 19) suivi de seul biffé; 20) ajouté dans la marge; 21) à présent ajouté au-dessus de la ligne; 22) ajouté au-dessus de la ligne.

COMMENTAIRE
1. Voir la lettre 1449, note 5. [® ‘Il ne s’agit de la quatrième livraison du Tableau de la dernière quinzaine, paginée 121-160, et dont le principal article est un ‘Tableau de la situation de Paris depuis la mort de Robespierre’, où Tallien est en effet pris à partie. Les ‘plaisanteries’ sur le fils de Philippe-Egalité (futur roi Louis-Philippe) et sur ‘sa vertueuse institutrice, la divine Sillery’ (Mme de Genlis) s’y lisent à la page 127. Quant à Necker, il est persiflé dans la recension de l’ouvrage de [Jean] Lanteires, Mon Pamphlet, à la page 153.’] Le passage souligné par Isabelle de Charrière se lit en haut de la page 130.
2. Lire Marenholtz. Le fils de Wilhelm et Charlotte von Marenholtz se prénommait aussi Wilhelm. Né le 19 janvier 1789, il n’avait pas six ans.
3. Selon Genèse XXIX-XXX, les deux filles de Laban, Lea et Rachel, devinrent toutes deux les femmes de Jacob.




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