Lettre 1121, 23 septembre 1793 silhouet
Isabelle de Charrière / Belle de Zuylen, Oeuvres complètes, IV, G.A. van Oorschot, Amsterdam 1982

1121. A Benjamin Constant, 23 septembre 1793

Avant hier au soir quand je vous ecrivis j’avois égaré votre lettre1 dans ma poche & quoique je fisse je ne pus la retrouver. Ninette etoit avec moi & jouoit du clavessin. Le lendemain seule & de jour je la retrouvai parmi ces mêmes papiers tenus & secoués mille fois. J’ai donc relu & je vous remercie encore & je prens avec plaisir les ouvrages de Cervantès au prix que vous dites. Il faut avoir son ami & confrere le plus complet qu’on peut. Vous etes fort aimable d’avoir si bien copié les deux emigrés.2 je dis si bien; les lire est pourtant tout ce que je puis faire moi qui les sais presque par coeur, mais les imprimeurs ont tant de penetration! Il se peut bien que les deux cotés d’enragés dedaignent egalement mes lettres & moyennant cela elles pouront passer entr’eux sans qu’on y touche, ou si elles sont touchées ce sera comme un pauvre soldat passant par les baguettes entre deux hayes de frappeurs Il en sera ce qui poura. Je suis plus judicieuse que cela moi; je lis1) avec admiration un livre d’aristocratie3 outrée auquel2) je trouve de grands defauts mais très bien ecrit, ecrit3) avec clarté, elegance, ordre & bonne foi. Je dis bonne foi parce que dès les premieres pages l’auteur4) enonce toute sa doctrine sans nul semblant de moderation, sans nul étalage de bonhommie de pitié, d’aucun beau sentiment. Il se pouroit bien qu’il fut un petit brin hipocrite en fait de religion mais je veux croire que non. Voila un adversaire digne de vous. Prouvez lui que son voeu est impossible à realiser. & dites lui que sa5) frayeur de voir recompenser ce qui merite d’être puni est une miserable raison pour rejetter un arrangement qui dailleurs conviendroit à la france. Le livre s’apelle Retablissement de la monarchie l’auteur M. Ferrand. Vous serez content tout au moins du stile car il n’est ni academique ni le contraire. Voici une tirade sur m. Necker4: Au milieu de ces desordres dont il avoit le premier donné l’exemple & les moyens M. Necker trainoit en vain les restes de son impuissance politique. Sa gloire son autorité, son masque tout etoit tombé.... Quelque part il dit que dans la constitution la main du Roi n’etoit qu’une griffe. Enfin on ne peut avoir une plus spirituelle amertume. Que dites vous, vous, de Me de Stael?5 Mon chagrin c’est que je ne suis restée ni plus touchée ni plus convaincue de toute l’horreur qu’il y auroit à tuer la Reine qu’avant d’avoir lu. Il y a au haut de la6) page 8 neuf belles lignes. Douze très raisonnables6 au bas de la page 12. Quelque chose de très bien sur l’eloquence & sur le peuple7 page 15, & page 35 les larmes me sont venues au yeux Dailleurs le stile m’est antipathique. Menacer de sa resignation.8 Des sermens qui ne promettent que la mort.9 La mort revenant à tout moment sous des figures10 diferentes des ah11 encore plus repetés tout cela me fait de la peine. a present que je l’ai vue qu’elle m’a cajolée & que je lui ai trouvé beaucoup d’esprit je voudrois bien la pouvoir admirer davantage Diable m’emporte je poux pas!12 Vous la verez sans doute ne fut-ce qu’à l’occasion de votre maison.
La notre est bien silent bien deserte... l’aimable Caravanne13 est partie à deux heure. Elles ne m’ont rien dit elles ont bien fait. J’avois le coeur fort gros & je voyois des visages très changés: Heureusement M. Berthoud14 etoit ici avec qui j’ai joué absurdement aux echecs. adieu. on a sonné pour le thé. Voici une drole & triste et noble petite lettre de la spirituelle petite citoyenne. C’est ici du vrai mais un peu brut esprit celui de7) L’ambassadrice15 qu’est-ce que c’est. La matiere à mes yeux se cache sous l’entourage & les ornemens.
Ce 23e Sept. 1793

NOTES
ETABLISSEMENT DU TEXTE Lausanne, BCU, fonds Constant II, 34/1, 1 f., orig. aut. Publ. HOFMANN, 59 (fragment).
1) Précédé de je lais biffé; 2) récrit au-dessus de dans lequel biffé; 3) ajouté dans la marge; 4) l’auteur récrit au-dessus de on biffé; 5) en surcharge sur son; 6) ajouté au-dessus de la ligne; 7) celui de ajouté au-dessus de la ligne.

COMMENTAIRE
1. Non retrouvée.
2. Voir la lettre 1117, note 13. [® ‘De fait, les deux premières lettres faisant partie de la suite des Lettres trouvées dans des porte-feuilles d’émigrés (lettres XXV et XXVI) nous sont parvenues à la fois en brouillon autographe et dans une mise au net non autographe (O.C., VIII, 771).’]
3. [Antoine-François-Claude FERRAND], Le Rétablissement de la monarchie, [s.l.s.n.], septembre 1793, 224 pp. in-8 (MONGLOND, II, 879, où Ferrand est prénommé à tort F.-O. et qualifié de comte, titre qu’il ne reçut qu’en 1814).
4. Au bas de la page 67.
5. Soit de ses Reflexions sur le procès de la reine (voir la lettre 1119, note 5). [® ‘Les anonymes Reflexions sur le procès de la reine, par une femme, [s.l.s.n.], aoust 1793, 38 pp. in-8 (MONGLOND, II, 872).’]
6. Sur le nom d’Autrichienne donné par les Français à Marie-Antoinette et, à la page 8, sur leur versatilité à son égard.
7. ‘...je ne sais rien de plus coupable que de s’adresser au Peuple avec des mouvemens passionnés, on peut les pardonner à l’accusé, mais dans l’accusateur l’éloquence même est un assassinat’ (op. cit., page 15, lignes 10-14).
8. Op. cit., page 29, ligne 2.
9. Op. cit., page 30, lignes 7-8.
10. Notamment celles du sang, de l’agonie, des supplices, de l’assassinat, du tombeau, etc.
11. On rencontre en effet cette interjection aux pages et lignes 6/26, 12/10, 13/8, 14/24, 18/11, 21/2, 25/12, 28/2, 28/15, 30/18, 31/13, 33/20, et 36/6 des Reflexions.
12. La forme patoisante ajoute à la truculence de l’exclamation: Isabelle de Charrière reprendra cette formule pittoresque dans plusieurs lettres, mais n’en dévoilera l’origine que le 1er mars 1800 (MG).
13. Anne-Renée Achard et ses deux filles, qui avaient fait un séjour de sept semaines au Pontet.
14. Le pasteur Frédéric Berthoud.
15. Mme de Staël.




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