Lettre 373, 8 août 1770 (C.d’H) silhouet
Isabelle de Charrière / Belle de Zuylen, Oeuvres complètes, II, G.A. van Oorschot, Amsterdam 1980

373. Du baron Constant d’Hermenches, 8 août 1770

Hermenches, par lausanne ce 8e aoust
Convenés mon adorable amie, que quant vous ne m’auriés conté que pour un sot depuis que nous nous conoissons, le trait de lumiere que je vous ai donné sur ma penetration me rehabiliteroit dans votre esprit! vous n’avés rien voulu me dire crainte d’etre grondée, et moi je me suis tû pour ne pas vous facher, car depuis longtems j’etois tenté de vous faire part de mes soubsons, ou plutot de mes craintes; on â beau dire, beau moraliser, filosofer, prudiser,1 le coeur d’une femme est un foier dont on ne peut empecher qu’il ne s’elance de la flame de quelque coté, fermés le a la galanterie, aux seductions, aux attaques en regle, le feu prendra par la raison, par la pitié, par l’habitude, et toujours il faudra bruller!, mais au moins faudroit il qu’une inclination portat quelque plaisir avec elle, et dans celle ci je deplore la maladresse avec laquelle vous etes comme tout le monde, sans aucun des petits profits, tels que ressource contre l’ennui, augmentation de jouissance dans les plaisirs de la Societé, secours, consolations, acces de folie; je crois Ch: un excellent homme, mais quel plaisir, quel agrement pouvés vous jamais en avoir? c’est bien mal calculer quant il s’agit de bonheur de mettre des sentiments en ligne de compte, peuvent ils emporter la balance sur les inconvenients, les degouts, les contrarietéz auxquels ces memes sentiments conduiroient, il faut que la somme du bonheur soit nombrée par des choses, et non par des sentiments; augmentation de fortune, relations agreables, habitation plus riante, consideration, plaisirs, alors des sentiments delicats font le charme de tout cella, mais je ne crois pas qu’ils puissent jamais charmer les ennuis, et les regrets, et les desagrements qu’il faut calculer dans tout changement d’etat; je ne connois aucun exemple de gens qui aient pu se suffire a eux memes. et desqu’il faut donc dependre des autres, il faut bien se garder de faire ce qui leur donne de l’avantage sur nous; je n’ai point vu non plus aucun homme dont la femme lui ait fait sa fortune, plus gai, plus content apres son mariage, qu’il ne l’etoit auparavant etant garçon, pauvre, et independant; lhomme veut etre occupé et libre, et doit avoir la preponderance et l’autorité dans sa maison, soit de droit, ou de fait; et coment Ch: et vous, pouriés vous soutenir aucunes de ces relations?, il seroit fort embarassé de son roôlle, et vous cruellement surprise de ne pas le voir heureux comme vous l’imaginés. je le repette je vois d’ici cette association devenir triste, et peinible, au travers de toutes vos perfections reciproques; j’ai beau dans ma tête vous choisir une place, soit en hollande, ou en Suisse. Je ne sais si vous vous souviendrés que je me plaignois d’une de mes cousines qui etoit une personne rare, et considerée, et qui se mariat contre mes idées, avec un jeune homme qui l’aimoit, et qui regardoit cet etablissement comme une source de bien être et de bonheur; Eh bien ils sont actuellement chéz moi dans ma terre, ou je vis en garcon, le pauvre mari est triste, inquiet, maigre, et n’est plus cet homme qui dans ce meme Chateau s’epuisoit en voeux, et en soins pour meriter cette femme, et dont la gaieté nous seduisoit tous en sa faveur; la femme paroit contente, elle est pleine de tendresse, et d’attentions pour lui, elle est mieux que jamais pour l’esprit et la figure, elle l’ecoute come un oracle, et se laisse meme subjuguer par lui; on voit que cella ne l’affecte plus, accoutumé a ce bonheur le vuide de l’inaction les petits soucis de sa maison, l’absence de tous desirs, de tous projets, de toute occupation, en font un personage tres insipide, enfin ce n’est plus qu’un mari. J’ai vu le Comte d’Usson2 mortellement ennuié de l’opulence, et de la beauté de sa femme, il n’â pas eu de cesse qu’il ne fut emploié dans une Cour d’allemagne, et il est bien moins aimable que n’etoit le Chevalier de Bonac,2 et voila sa femme au niveau ou elle etoit etant veuve, a la reserve de son nom, et du rang qu’elle â acquis. et vous Agnes, au bout de quelques années votre plus grand bonheur ce seroit de vous retrouver comme vous etes actuellement fille, le mari quelqu’il soit entrera pour tres peu dans vos satisfactions, elles tiendront aux lieux que vous habiterés et aux relations que vous formerés, pensés donc a cella! quant je prechois pour Bellegarde, c’est que j’etois sur que vous vous plairiés a son Chateau, que sa soeur vous seroit une ressource inepuisable, et que toutes ses relations vous seroient des points d’apuis, et des jouissances. je raisone sur cette matiere pour raisoner avec mon amie, car a cella pres vous savés bien mieux raisoner et aprecier que moi, cependant defions nous toujours quelle penetration que nous aions des bonheurs de speculation; les choses eprouvées, et comparées sont les seules sur lesquelles la prudence, et la sagesse nous permettent de compter.
Vous parlés comme une ange sur vos deux aspirants, ce que vous dites pour Mr de Witg: est trop bon, trop bien dit pour que je le lui envoie, a moins qu’il ne me temoigne de l’ardeur, et de l’empressement dans le gout ou je trouve que vous merités; il m’ecrira surement encor une fois s’il â de l’impatience, d’ailleurs il faut que je sache si comme il craignoit est1) obligé de repasser en Corse, ou son regt. est encore.
Votre situation m’affecte singulierement, parcequeje trouve que vous merités beaucoup, et que je vous aime plus que personne au monde, je me casse la tête a m’occuper de vous, et plus je reflechis et plus je concluds que vous ne risqués rien a ne pas vous presser de changer d’etat, et que vous risqués trop, et meme tout en vous precipitant dans un engagement sans de plus forts motifs que les votres; je sens tous vos ennuis, mais croiés qu’il y en â partout Vous avés a peine trente ans, et vous n’etes pas de ces persones dont on compte l’aage, vous avés encore trente ans a jouir, ou a deplorer le sort que vous vous serés faite, et trente ans sont bien longs, pensés y, puisque vous trouvés si longues quelques années d’incertitudes, et de mal aise: votre esprit, votre imagination seront toujours tres frais, et tres vifs, et dans dix ans on ne vous comptera pas encor au rang des persones graves. un moment peut vous presenter une situation qui vous auroit beaucoup mieux plu que celles qui se presentent; et croiés encor qu’il n’y â aucune comparaison entre suporter le serieux la tristesse, et meme l’injustice d’un pere, que la platitude, et l’humeur d’un mari; et nous autres hommes en verité nous somes presque tous tristes et plats chéz nous, il faut que la femme comme je l’ai deja dit trouve dans son etat, et ses alentours des ressources, et des consolations contre tous les mal en contres.3
Vous me demandés ce que je fais, helas, je ne suis pas heureux comme je devrois l’etre, je ne puis jouir de tout ce que j’ai fait pour ma fortune, pour ma reputation, pour mon bien etre; l’esprit de ma femme est si baissé qu’insensible a tout cella, incapable de regler son menage, dangereuse pour ses enfants par sa pusillanimité, je suis contraint contre mon coeur, de penser, et d’agir seul, et de ne la compter pour rien dans mes jouissances; je m’occupe de mes terres, qui ont besoin de ma presence et je n’ai point de projets pour lhivert: adieu.

NOTES
ETABLISSEMENT DU TEXTE Lausanne, BCU, fonds Constant II, 2 ff., orig. aut. Publ. Mariages manqués, 287-290.
1) Lire il est.

COMMENTAIRE
1. Néologisme où perce la verve de Constant d’Hermenches (faire la prude) (MG).
2. Le comte d’Usson avait porté d’abord le titre de chevalier de Bonnac.
3. Terme vieux et au sens très fort: malheur, disgrâce (MG).