Lettre 358, 13 avril 1770 silhouet
Isabelle de Charrière / Belle de Zuylen, Oeuvres complètes, II, G.A. van Oorschot, Amsterdam 1980

358. Au baron Constant d’Hermenches, 13 avril 1770

Puisque vous me parlez d’un si bon ton, si vrai, si ami, je m’en vai vous detailler mon histoire sans crainte & sans reserve. Il y a dix huit mois ou davantage que mon Pere & ma Mere me parlerent de M. de Witg. & me montrerent une de ses lettres ecrite à je ne sai qui, on n’a pas voulu me le dire ni comment cette afaire avoit été imaginée & commencée. Sa lettre etoit honnête et simple il y parloit de ma dot & demandoit que mon Pere la rendit plus considerable qu’il ne se l’etoit dabord proposé ce qui a été accordé si je ne me trompe. On me dit du bien de sa personne & de son caractere mais souvent le merite aussi bien que le demerite de bouche en bouche va croissant de sorte que je ne pris à cela qu’un interet assez tiede. J’ai eu tant d’amans allemands en perspective! Dans ce même tems mon imagination s’attachoit a un homme1 que j’avois vu de loin en loin, pour qui j’avois toujours eu de l’amitié & de la sensibilité & qui en avoit pour moi. Une figure noble & interressante quoique un peu mal adroite, un esprit juste, droit, & très eclairé un coeur sensible genereux & strictement honnête, un caractere ferme avec une humeur egale & facile & une simplicité comme celle de la Fontaine voila mon amant à mes yeux & aux yeux de tous ceux qui le connoissent × il y a quelque fois des maladresses dans son esprit comme dans ses manieres qu’on lui reproche & dont on badine tant qu’on veut car personne jamais n’eut moins de vanité! Nous nous ecrivions la correspondance s’anima; seule, oisive, à la campagne, pas un homme qui interresse dans tout un paijs ... la correspondance s’anima. Mon Pere & ma Mere avoient bonne opinion de M. de Witgenstein & en parloient quelquefois × des affaires l’arretoient à Paris disoit-on & il devoit venir dés qu’il seroit libre. Je perdis ma Mere je ne pensai plus au mariage, je me fis un crime de l’amour & je cessai d’ecrire. Au mois de Fevrier ou de Mars mon Pere me fit lire une lettre de M. de Witg: il disoit qu’on l’envoyoit en Corse, qu’auparavant il devoit faire ses equipages, qu’il ne pouvoit me venir voir avant la campagne, mais qu’il viendroit dabord2 après si je n’etois pas mariée alors. Il me semble qu’entre Paris & Witgenstein Utrecht n’etoit pas un si grand detour, cette lenteur & la1) longue incertitude où il vouloit me laisser me degouterent & le projet2) perdit presque tout son agrement à mes yeux. L’homme des lettres s’aprocha. Tantôt à Utrecht tantot à la Haye nous passâmes beaucoup de journées ensemble; la retraite dans laquelle je vivois, la confiance & la liberté dont j’avois pris l’habitude avec lui vous imaginez bien où cela nous mena; n’imaginez pas trop, pas tout3) cependant, vous vous tromperiez je vous le jure.4) Je finis par où d’autres commencent je l’aimai de tout mon coeur. Ma meilleure amie me conseilla de l’epouser. il soutint que c’etoit le plus mauvais conseil du monde. Je n’ai disoit-il ni rang ni fortune, je ne suis qu’un pauvre gentilhomme je n’ai point assez de merite pour vous tenir lieu de tout ce que vous sacrifieriez. Votre attachement n’est pas de nature a pouvoir se soutenir, vous desirez du plaisir & vous ne savez pas en prendre;... vous prenez pour de l’amour un delire passager de votre imagination... quelques mois de mariage vous detromperoient, vous seriez malheureuse vous dissimuleriez et je serois encore plus malheureux que vous. Je n’entendois plus parler de M. de Witg: il ne me fit point donner de ses nouvelles. Quelquefois dans les chagrins de toute espece que j’eprouvois je voulois vous en ecrire et vous prier de lui parler de moi de façon à le faire venir ici dabord après la campagne, je ne pouvois vous parler sans la permission de mon Pere qui avoit exigé le secret × il vouloit bien que je vous demandasse votre jugement sur M. de Witg: mais sa fierté me5) defendoit le reste, et moi qui voulois l’epouser pour sortir d’ici non m’amuser à aprecier speculativement son merite je ne vous en parlai point du tout, seulement je vous priai de me parler des gens avec qui vous etiez, croyant qu’un merite distingué ne seroit point passé sous silence. Ambition intrigues cabales jalousies voilà me dites vous ce qui vous entouroit vous chagrinoit & vous nuisoit. L’Eté se passa et l’homme que j’aimois s’eloigna. Tant que je l’avois eu près de moi et que j’avois esperé d’oser & de pouvoir accorder demain ce que je refusois aujourdhui contente ou du moins distraite & occupée je n’avois pas prevu6) ce que je soufrirois de son absence. Je la trouvai affreuse; d’un autre coté mes freres me chagrinoient × le Cte de Witg. ne venant point je crus que ses emissaires lui avoient dit que j’aimois un autre homme et je demandai enfin a celui ci s’il refuseroit serieusement & absolument de me prendre pour femme. Il me detailla ses anciennes objections avec une force qui me le fit souvent accuser d’inference,7) il me dit que mon Pere ne consentiroit jamais & que je l’aimois trop sans doute pour le faire entrer dans une famille où il seroit meprisé, il me laissa pourtant la maitresse de faire ce que je voudrois: j’en parlai donc à mon Pere qui me repondit comme il l’avoit prevu et qui alors me reparla du Cte de Witg: il dit qu’il vouloit s’informer de ce qu’il etoit devenu & de ses8) intentions, je voulus l’en empecher craignant un refus et que mon Pere n’attribuât ce refus à une cause qui m’attireroit son ressentiment, il a cependant ecrit. Quelques semaines après cette conversation on me proposa un autre mari, Ld Wemyss,3 rebelle, condamné, ami de MyLord Marshall4: vous le connoissez sans doute. J’ecoutai la proposition et je courus9) tout de suite la dire à mon Pere. Il est plus riche lui dis-je que M de Witg: il n’est pas10) jeune, c’est un bien quand on n’est pas aimé, accordez moi11) la permission d’epouser un homme que je connois que j’aime, que vous même vous estimez, que personne ne surpasse pour l’honneur le merite & les vertus, dont la naissance ne vous fera pas rougir & dont j’aurai le plaisir d’ameliorer la fortune ou bien j’accepte et j’epouse MyLord Wemyss, qu’il me plaise ou non n’importe, je suis lasse de vivre dans un climat où mes nerfs souffrent où je suis sans cesse12) malade et melancolique je suis lasse de projets et d’incertitudes vous etes le maitre choisissez de ces deux hommes, decidez quel des deux sera mon mari. Mon Pere ne fut pas emu de ce discours pathetique, il me reparla tranquilement de M. de Witg: mais je lui dis qu’il etoit clair qu’il ne se soucioit plus de ce mariage que je ne voulois pas être refusée, que suposé que je fusse encore la maitresse de le faire venir pour en juger par mes yeux comme Myld Wemyss cette revue seroit trop ridicule. Il exigea que je ne m’engageasse point à Ld Wemyss avant de l’avoir vu mais comme il ne consentoit pas à l’autre mariage je fis dire de son aveu a Ld Wemyss qu’il pouvoit venir, que nous serions libres tous deux & que le public ignoreroit le motif de son voyage. Cela lui fut ecrit dès le lendemain & il viendra au mois de May. Je me hatai d’instruire mon ami de tout cela il en receut13) la nouvelle avec frayeur; il connoit Ld Wemyss ce n’est dit-il ni un homme que j’aimerai ni un homme qui me laisse libre, il est debauché, emporté, despotique... M. de Witg: vaut mieux à coup sur quel qu’il soit, il faut renouer avec lui... je lui reponds que c’est trop tard que dailleurs mon parti est pris, que tout ce qu’il me dit ne me fait aucune impression, que d’ailleurs je me sens si hipocondre si visionnaire si incaple14) de me trouver heureuse même dans l’etat le plus favorable au bonheur que c’est avec un certain plaisir que je me jette dans un etat aussi noir que mon humeur, & qu’une personne comme je suis à present merite15) tout au plus un Ld Wemyss que ce seroit un trop mauvais present à faire à un autre... cependant je vous ai ecrit pour savoir si je devois regretter M. de Witg. j’esperois que votre reponse me serviroit à lui mettre l’esprit en repos. Je reçois il y a quelque jours une lettre de lui où il me dit que mes discours et ma conduite sont absurdes & coupables, qu’il n’y aura16) plus de bonheur pour lui si je me rens irrevocablement malheureuse, il me conjure d’etudier au moins Ld Wemyss avant de l’epouser peut-être le public et moi lui faisons tort mais voyez connoissez le vous même... il me parle encore de M. de Witgenstein. Hier17) je reçois votre lettre,5 elle est pleine d’eloges pour cet homme que j’ai perdu ou que18) me suis oté que dites vous de mon etoile! Je lisois en presence de mon Pere j’ai lu haut quelques lignes, on nous a interrompu et il n’en a pas reparlé. Je ne sai s’il a receu une reponse touchant M. de Witg. je ne sai s’il a ecrit comme je le souhaitois qu’il n’avoit plus à faire d’une reponse & que tout etoit dit. Je n’ose ni ne veux le questionner. Me d’Athlone est desolée & moi je ris, je peins, et les larmes me viennent quelque fois aux yeux. Vous vouliez ecrire à M. de Witg: il ne me paroit pas que cela se puisse. Si vous ecriviez il ne faudroit pas feindre d’avoir apris ce projet par d’autres; il faudroit dire que je suis votre amie depuis longtems que m’ayant un peu perdu de vue par cette guerre de Corse & ce grand eloignement vous avez exigé que je vous remisse au fait de19) histoire et de ma situation, qu’en reponse a cela je vous ai dit qu’il avoit été question d’un mariage avec un Cte Witgenstein, mais que voyant qu’il l’oublioit ou qu’il avoit changé de pensée j’y avois renoncé et que j’epouserois vraisemblablement un autre homme, que vous en etes faché qu’il seroit peut-être encore tems20)... ecrivez moi au plus vite. Si vous me conseillez de trainer l’ autre afaire en longueur je verrois ce que je pourois faire... Il me semble pourtant que c’est trop tard et qu’il faut suivre ma destinée. Si je pouvois encore epouser l’homme que j’aime ne seroit-ce pas la meilleure fortune de toutes? Me d’Athlone me prie de vous dire quelque chose pour elle le vif interet d’amitié avec lequel vous m’ecrivez la charme et la touche, c’est un grand merite à ses yeux que de m’aimer.
Je souhaite de voir votre fils. je souhaite surtout de vous voir. Vous me trouverez folle d’un chien et d’un chat comme Me d’Hermanches, je ne suis pas fort aimable cependant je serois fort aise que vous vinsiez et nous nous trouverions bien ensemble, je le crois comme vous.
Adieu il est tard. Votre premiere lettre est remplie des peintures les plus vives et les plus vrayes, la derniere est remplie d’amitié, je les aime fort toutes deux & je vous en suis obligée jusqu’au fond de l’ame.
Utrecht ce 13e Avril 1770

NOTES
ETABLISSEMENT DU TEXTE Genève BPU, ms. Constant 37/2, ff. 353-356, orig. aut. Publ. Godet, I, 153-155, fragments; Lettres à d’Hermenches, 362-367, avec coupures.
1) En surcharge sur cette; 2) le projet, le ajouté au-dessus de la ligne, projet en surcharge sur un mot illisible; 3) en surcharge sur un mot illisible; 4) je vous le jure ajouté au-dessus de la ligne; 5) ajouté au-dessus de la ligne; 6) précédé d’un ou de deux mots biffés illisibles; 7) lire d’indifférence; 8) en surcharge sur ce, suivi de qu’il pensait biffé; 9) en surcharge sur un mot illisible; 10) en surcharge sur plus; 11) suivi de d’epouser biffé; 12) ajouté au-dessus de la ligne; 13) en surcharge sur reçoit; 14) lire incapable; 15) ajouté au-dessus de vaut biffé; 16) en surcharge sur auroit; 17) précédé d’Avant biffé; 18) lire que je; 19) lire de mon; 20) qu’il seroit peut-être encore tems ajouté au-dessus de la ligne.

COMMENTAIRE
1. Il s’agit manifestement de Charrière.
2. C.-à-d. tout de suite.
3. Voir la lettre 350, note 1. [® ‘Il s’agit très probablement ici du baron écossais David Elcho, lord Wemyss. Il avait pris une part active à la rébellion de 1745 quand le prince Charles-Edouard Stuart fit une tentative pour reconquérir l’Angleterre. Après la débâcle des rebelles, il dut prendre la fuite. Il fut naturalisé neuchâtelois le 31 mai 1754 et s’installa à Cottendart, à quelques kilomètres de la demeure des Charrière. Il épousa la baronne d’Uexkuel, qui mourut en couches en 1777 et décéda à son tour en 1787 (G.R. DE BEER, ‘Lord Wemyss à Cotendard’, MN, 1950, 183-186; PETITPIERRE, IV, 19-49).’]
4.George Keith (O.C. I lettre 99, note 10). [® ‘George Keith, dixième comte Marischal (1686-1778). Ancien partisan des Stuarts, exilé par le gouvernement britannique en 1715 (mais pardonné en 1759), Keith était depuis 1751 au service du roi de Prusse, qui en 1754 le nomma gouverneur de Neuchâtel (où il devint l’ami et le protecteur de Rousseau). En 1764 il rencontra le père de Boswell en Ecosse et accepta d’accompagner son fils d’Utrecht à Berlin. Il arriva à Utrecht, accompagné de Mme Froment, le 13 juin 1764 (BH, 276 et 279).’]
5. Cette lettre n’a pas été retrouvée. Elle a sans doute été écrite directement après celle du 25 mars 1770, car à la fin de sa lettre Belle parle de deux lettres qu’elle vient de recevoir.




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