Lettre 272, 29 mai-1 juin 1767 silhouet
Isabelle de Charrière / Belle de Zuylen, Oeuvres complètes, II, G.A. van Oorschot, Amsterdam 1980

272. Au baron Constant d’Hermenches, 29 mai-1 juin 1767

Zuylen ce 291) May 1767
Je ne sai plus que dire mon cher ami sur notre vieux, vieux, sujet. Je suis fachée cependant pour moi et pour Monsieur de Bellegarde... Je pourois definir ce chagrin avec des divisions et des restrictions, mais aparemment ce seroient des repetitions car n’ai-je pas tout dit? Je voudrois bien que sans plus de lettres de sollicitations de raisonnemens, d’examens et de disputes je m’eveillasse demain matin dans le château du marquis et qu’on me dit bon-jour Me de Bellegarde. Mais j’ai tant marché pour arriver a ce château que je suis lasse a n’en pouvoir plus, et puisqu’il y a si peu d’apparance2) d’y arriver jamais il vaut mieux me reposer où je suis et m’amuser. Je ne pense pas a un meilleur parti, je ne sai ce que c’est qu’un bon parti. J’ai trouvé votre lettre à la Haye. Pourquoi donc etiez vous embarrassé de m’ecrire? qu’importe que vos lettres ayent peu ou beaucoup de chemin a faire puisqu’elles sont sures de me donner3) un sensible plaisir. Je reçois ce plaisir plutôt ou plus tard selon la distance, voilà tout.
Vous etes content de ma façon de juger l’Angleterre et les Anglois, j’ai en effet assez bien vu ce que j’ai vu mais il y a beaucoup de choses dont je n’ai pu juger: les Anglois etant moins parlans et montreurs que d’autres peuples il faut plus de4) tems pour les voir, d’ailleurs comme il se se5) mettent un peu moins en peine des usages on n’en trouve pas tant qui soyent formés sur le même moule, le climat, le gouvernement les amusemens publics ont comme ailleurs une influence universelle mais celle de l’usage est6) moins generale et moins absolue: on auroit tort de juger de toute la nation par le petit nombre d’Anglois qu’une femme peut voir a Londres en six mois. Je serois charmée de vivre libre et à la campagne en Angleterre et je pourois7) m’en croire sur ce choix parce qu’il ne s’y mele point d’enthousiasme Le local est charmant et quand on n’est pas plus vaine qu’une personne raisonnable ne doit l’être et qu’on peut vivre a peu prés seule avec ses pensées et des livres on seroit fort bien au bord de la Tamise. J’ai admiré en Savoye et a Geneve des vues encore plus pittoresques plus romanesques qu’en Angleterre mais je n’avois jamais vu la nature si riante ni si bien embellie; le peuple y est riche les ouvrages publics sont admirables, les voyages y sont faciles; les gens n’y sont pas extremement sociables ils sont reservés et selfish8), on pouroit avoir du merite et n’être pourtant pas fort recherché, tant mieux peut-être. Ce qui me deplairoit davantage ce sont les voleurs de grand chemin, mais on en a pendu un si grand nombre cet hiver que je pense qu’il n’en reste plus. Peut-être que je me trompe aprés tout et que l’article de la vanité me toucheroit plus que celui des voleurs. Il ne faut pas juger trop positivement de soi. Quand j’arrivai a Helvoet et sur le chemin de la Haye, je trouvois les vitres et les rues bien propres, mais le pays si monotone! l’aspect de toutes choses si insipide! A la Haye je trouvai des propos9) ridicules et facheux etablis sur mon conte, cela me mit de plus mauvaise humeur encore, que la maussade campagne. Une vache un pré un moulin; voilà tout ce que nous voyons disois-je a mon frere, mais il me fit remarquer un ministre de l’évangile Hollandois et me dit qu’on voyoit aussi de grosses peruques et de longues robes de chambre: mais pour en revenir à la Haye, je fus si bien receue de Me de Voorschoten de sa belle Mere de Maklaine, de tous ceux dont je me soucie a la Haye que je me10) consolai des mauvais propos. Je ne voulus pourtant rester que deux jours, disant qu’il n’etoit pas douteux qu’on ne trouvât a se moquer11) de moi si je restois plus longtemps. Je soupai chez Golowkin et je vis tous ceux que je voulois voir. Ensuite je suis venue a Utrecht12) et mon Pere ma Mere et moi avons été fort aise de nous revoir, à present je suis a Zuylen et j’y suis fort contente. je ne regarde pas le moulin le pré13) la vache ni la grosse peruque qui anime le paijsage, mais je m’amuse, je lis, je cause, je conte, on me raconte, je vois tous les jours mon cousin de Tuyll et ma nouvelle cousine sa jolie femme1, et j’ai le plaisir d’être egalement bien dans ce menage avec la femme et le mari ce qui ne m’arrive presque jamais.
Je suis si aise quand je me trouve un peu de merite pratique qui soit bon pour l’usage: j’ai peur souvent de n’en avoir que de loin et dans mes lettres14), par exemple je me demande souvent quand vous me loués et que vous me trouvés plus aimable qu’une autre, si de prés vous diriez la même chose, si aprés deux ou trois mois passés tranquilement ensemble, mille petits defauts n’effaceroient pas cette preference que votre jugement et votre coeur me donnent.
Pope a érigé15) un monument a sa Mere, il y a gravé une Epitaphe,2 un des plus beau vers de l’essai sur l’homme est a l’honneur de sa Mere, Pope traitoit sa Mere comme un chien. Shaftesbury3 étoit un brutal.
Je serai charmée que vous veniez voir votre fils et moi. Dites moi la proposition du Prince4 si vous pouvez l’écrire, ce que j’ai de bon sens n’est pas fort considerable mais c’est a votre service. J’ai vu le Prince dans le Drawing room, je ne sai s’il m’a reconnue mais il ne m’a pas parlé. Je n’ai jamais plu a aucun Grand. J’espere continuer toujours a vous plaire, et je promets de vous aimer toujours beaucoup.
Ecrivez moi, on m’envera votre lettre a Rosendaal, où je vai: en passant je serai deux ou trois jours a Amerongen. Je veux conserver ces amies. Mlle de Mauclerc vient ici aprés demain × elle passera deux jours avec moi. Elle est enchantée de la Suisse.
Ce 1e May 1767.
Ai-je dit16) du mal du chevalier de St Priest? J’aurois eu tort car il avoit de l’esprit et il m’a amusée plusieurs fois. Quand je lui disois de m’amuser il me fesoit tout de suite deux ou trois jolis contes.

NOTES
ETABLISSEMENT DU TEXTE Genève, BPU, ms. Constant 37/2, ff. 292-293, orig. aut. Publ. Godet, I, 134-135, fragments; Lettres à d’Hermenches, 312-314, avec coupures.
1) En surcharge sur 8; 2) ajouté au-dessus de la ligne; 3) en surcharge sur un mot effacé; 4) en surcharge sur long; 5) deux fois dans le texte; 6) ajouté au-dessus d’etoit biffé; 7) ajouté au-dessus de puis biffé; 8) ils sont réservés et selfish ajouté au-dessus de la ligne; 9) en surcharge sur un mot illisible; 10) je me ajouté au-dessus de la ligne; 11) suivi de moquer biffé; 12) précédé de Zuylen biffé; 13) suivi de la biffé; 14) et dans mes lettres ajouté au-dessus de la ligne; 15) en surcharge sur fait; 16) à partir de Ai-je dit la lettre continue dans la marge.

COMMENTAIRE Cette lettre commencée le 29 mai est datée à la fin du 1 mai 1767, erreur évidente pour le 1 juin.
1. Elisabeth-Jacqueline Proebentow von Wilmsdorf (1745-1811) épousa en 1767 Frederik (Frits) van Tuyll van Serooskerken, qui avait été amoureux de Belle (O.C. I, lettre 77).
2. La mère de Pope mourut le 7 juin 1733. Elle fut enterrée ainsi que son mari dans l’église paroissiale de Twickenham. Dans un coin retiré de ses terres Pope fit ériger un obélisque, enlevé depuis lors, avec l’inscription Ah Editha!/Matrum optima!/Mulierum Amantissima!/Vale! (Ah Edith/ Meilleure des mères!/Plus tendre des femmes!/Adieu!) Les vers de l’Essay on Man dont Belle parle plus loin sont sans doute les suivants: ‘Or why so long (in life if long can be)/Lent heav’n a Parent to the poor and me?’ (Epistle IV). Dans une traduction de l’époque, ces vers sont rendus comme suit:
‘Ou pourquoi le ciel prolongeant des jours précieux pour les pauvres et pour moi, nous laisse-t-il une tendre mère pendant un si long terme, si toutefois on peut appeler un long terme celui de la vie’ (Essai sur l’Homme, Lausanne, Marc Chapuis, 1762).
3. Anthony Ashley Cooper, comte de Shaftesbury (1671-1713), auteur anglais d’ouvrages politiques et philosophiques.
4. Du prince héréditaire. Voir la lettre 270. Nous ignorons où Belle l’avait déjà rencontré.




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