Lettre 262, 2-6 janvier 1767 silhouet
Isabelle de Charrière / Belle de Zuylen, Oeuvres complètes, II, G.A. van Oorschot, Amsterdam 1980

262. Au baron Constant d’Hermenches, 2-6 janvier 1767

Curzon street may fair 2e Janv: 1767
Vous avez bien raison de ne pas murmurer mon cher d’Hermanches, ne gemissez pas non plus, je reparerai quelque jour mes fautes. Vous savez ce que c’est que d’arriver dans une grande ville toute nouvelle, toute pleine de nouveautés, où l’on a mille choses a voir, mille visites a faire et de grandes lettres a écrire qu’on a promises solemnellement en disant adieu a la maison paternelle. Voilà ce me semble une trés bonne apologie, j’en reserve un1) autre pour servir au besoin si par hazard vous n’etiez pas satisfait de la premiere; je veux la dire en attendant, c’est que j’etois embarassée de vous écrire. Tout le chapitre du Marquis devient si obscur pour moi que j’ai peur d’y toucher. Je ne sai que souhaiter, je ne sai ce que je dois craindre, ou plutot je sens que je ne souhaite rien et que je crains tout, autant le succés de la sollicitation que l’echouement.1 La patience du marquis, vos propres reflections, la jouissance tous les jours plus douce de ma liberté ont eteint mes anciens souhaits: dailleurs il y a si longtems que je n’ai vu le marquis que je l’ai presque oublié, l’absence fait sur moi l’effet ordinaire et il n’y a point d’homme parmi ceux que j’estime a qui je ne pusse penser pour le mariage tout aussi bien qu’au Marquis.2) Enfin rien n’est si froid que mes desirs, ou plutôt il n’est plus de desirs, et je ne pense pas que les laconiques assurances d’admiration et d’amour qu’il me fait en deux mots trouvant inutile d’en dire3) d’avantage Je ne crois pas dis-je que ses deux mots ni quatre reveillent ce qui s’endort. D’ailleurs l’influence4) que mon exemple a eu5) aparemment sur Me Geelvinck me met de mauvaise humeur contre moi et mon mariage. L’ancienne pensée que je serois tranquilement et agreablement heureuse dans ce vieux chateau et plus libre que dans tout autre (où je serois mariée) reste encore et combat mes froideurs et ma mauvaise humeur, mais je suis heureuse et libre à present... je ne sai pas plus ce6) deviendra ma propre determination que celle du Pape. En voilà assez sur ce sujet, je ne puis me resoudre a écrire au marquis je ne sai que lui dire; seulement remarquez je vous prie que ce n’est pas ma faute7) que M. de Piccolomini ait entamé la malencontreuse solicitation; la lettre du Marquis est restée longtems dans ma poche, et actuellement je pense qu’elle est dans le bureau de M. Rendorp.
Piccolomini etoit deja refusé que nous ne l’avions pas encore prié de demander. Je crains le ouï du Pape parceque je ne sai ce que je voudrois faire, je crains le non parcequ’il detruiroit sans ressource un projet dont j’attendois mon bonheur, et qui me convient peut-être encore, Je crains donc tout ou plutôt je craindrois si je voulois penser, mais a quoi sert de penser? Dailleurs je n’en ai pas le tems. Je m’amuse trés bien on me fait beaucoup d’acceuil, les etrangers les Anglois tout le monde et je suis a tous egards extremement contente de mon voyage. Je vous en aurois instruit plus positivement avant de partir si entre8) la resolution et l’execution j’avois eu quelque loisir, mais six jours avant mon depart, je ne savois pas encore si je partois, vous pouvez juger si les arrangemens furent precipités, et mon tems precieux.
Votre longue lettre adressée a Utrecht me fut envoyée ici, elle m’a fait un trés grand plaisir. La seconde est venue tout droit a moi chargée des meilleures reflections sur les plus ridicules mariages. Me gronderez vous? m’aplaudirez vous? J’avois ecrit tout ce dont j’avois pu m’aviser a9) Rendorp pour tacher de rompre la malheureuse affaire de Me Geelvinck × votre10) lettre arrive, je lis et relis, je repans toute mon écritoire sur les phrases qui auroient pu deplaire et dans cet etat je l’envoye a Rendorp recommendant a son jugement et a sa fidelité d’en faire s’il se pouvoit un usage qui fut utile a notre amie11) sans pouvoir être jamais desagreable a vous ni a moi. Je n’ai pas encore de reponse.12) De tous cotés on me dit que le Marq: de Chatelair est un sot interressé13), et qu’elle fait une malheureuse folie. Je n’etois pas dans la confidence. J’ai quelqu’esperance que la loix des trois mois2 pour ces mariages poura être salutaire a la veuve. Sa raison et ses amis et le coeur maternel ont le tems de parler. On dit qu’elle est souvent melancolique. Ne pensez pas que je prenne jamais une liberté pareille vis-a-vis de vos lettres sans vous en demander la permission dans tout autre cas que celui-ci. Mais le cas étoit pressant, et vos argumens si differens des miens, et avec cela si propres a faire impression que j’aurois cru14) me rendre blamable a vos propres yeux15) si je n’en avois fait cet usage. Si Rendorp montre la lettre a mon amie ce ne sera qu’a condition du secret, et jamais elle ne viola aucun engagement. Bonsoir mon cher d’Hermanches. Il y a moins de mots que de ratures dans cette vilaine lettre grace a un mal de tête affreux et a deux petites filles qui m’ont mise de leurs jeux pendant tout le tems que j’ai ecrit.
Il etoit trop tard vendredi16) pour la poste; je ne puis ajouter que peu de mots, mes yeux n’en permettent pas davantage. Mon mal de tête n’etoit autre chose qu’un rhumatisme qui m’a fait garder le lit pendant trois jours, je suis beaucoup mieux et in very good spirits. Mes complimens au Marquis. Me de Welderen3 m’a chargé de vous dire que vous l’aviez oubliée comme si elle n’avoit jamais été naitre. Il n’y auroit pas grand mal, on se passeroit d’elle fort aisement. Elle est fausse sotte et folle plus qu’il n’est permis d’être tout cela a la fois.
Vous dites dans votre dernier billet qui accompagne la lettre du marquis, voici la troisieme lettre que je dirige vers l’Angleterre J’en ai receu une par Utrecht, un autre tout droit et puis le billet, voyez si c’est tout ce que vous avez envoyé.
Au moins comptez sur ma parole qu’il est impossible de lire dans votre lettre ce qu’il ne faloit pas qu’on lut; de l’encre, et puis seché, et puis encore de l’encre encore seché, j’ai regardé, essayé examiné, le Diable n’en attraperoit pas une sillable.
Ce Mardi 6e Janvier 1767
J’aurois mille jolies choses a vous raconter mais je crains pour un oeuil sur qui c’etoit fixé le courroux du Rhumatisme; je ne savois pas qu’on put avoir si mal au sourcil gauche.
Je voulois parler de vous avec le Marquis de Fitz James4 mais il n’etoit pas du camp de Compiegne ni des Caffés de Villers Coterets
A Monsieur/Monsieur le Baron de Constant/d’Hermanches/Collonel au service de France/A Lausanne/en Suisse

NOTES
ETABLISSEMENT DU TEXTE Genève, BPU, ms. Constant 37/2, ff. 280-281 et 416, orig. aut. Trous et déchirures dans le f. 416. Publ. Godet, I, 128 fragment: Lettres à d’Hermenches, 299, deux fragments.
1) Lire une; 2) qu’au Marquis, qu’au M en surcharge sur que pou; 3) ajouté au-dessus de la ligne; 4) ajouté au-dessus de l’impression biffé; 5) précédé de fait biffé; 6) lire ce que; 7) ma faute précédé de a biffé, faute ajouté au-dessus de sollicitation biffé; 8) ajouté au-dessus de la ligne; 9) ajouté au-dessus de plusieurs mots biffés illisibles; 10) précédé de [...] juger [...] biffé; 11) en partie sur des lettres illisibles; 12) suivi d’un mot biffé illisible; 13) ajouté au-dessus de la ligne; 14) suivi de faire biffé; 15) ajouté au-dessus de la ligne; 16) ajouté au-dessus de mardi biffé.

COMMENTAIRE
1. Expression très imagée, ce mot n’était qu’un terme de marine et de commerce de mer (MG).
2. Les proclamations d’un mariage devaient se faire trois fois pendant trois semaines consécutives mais quand un des deux conjoints était catholique, les proclamations ne se faisaient que toutes les six semaines et prenaient donc trois mois.
3. Anne Whitwell (1721-1796), épouse du comte Jan Walraad van Welderen (1725-1807), membre du Corps des Nobles de Nimègue, envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire des Provinces-Unies en Grande-Bretagne (Schutte, 117-118).
4. Le duc Charles de Fitz-James (1712-1787), pair et maréchal de France, ou son fils aîné Jean-Charles, comte de Fitz-James, né en 1743 (Dictionnaire de la noblesse, VIII, 72).




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