Lettre 124, 15-16 août 1764 silhouet
Isabelle de Charrière / Belle de Zuylen, Oeuvres complètes, I, G.A. van Oorschot, Amsterdam 1979

124. Au baron Constant d’Hermenches, 15-16 août 1764

Mecredi a minuit

Aprés avoir lu attentivement la lettre que je receus hier de vous je la dechirai, c’est la premiere je crois qui ait eut ce sort. Ne pensez pas que ce fut par humeur, mais il me sembla que je ne la devois pas mettre dans ma poche, et puis ma grande raison c’est que je pouvois mourir aujourdhui, et que je n’aurois voulu1) pour rien au monde qu’elle fut trouvée aprés ma mort dans ma cassette. J’aimerois encor mieux être soupçonnée d’avoir eu toutes les foiblesses de l’amour que d’avoir donné lieu a votre injuste aigreur contre mes parens. Oui elle est injuste, et si c’est ma faute que vous ayez mal jugé d’eux je suis coupable; je pouvois n’être pas contente de mon sort, mais je n’avois rien a leur reprocher; ils suivent leurs idées comme je suis les miennes; ils suivent leurs principes comme je suis mes gouts. Vous ne pouvez pas Monsieur être étonné de leurs repugnances; quoique ce siecle soit eclairé ces mariages n’en sont pas plus communs; dans tout notre pays parmi les gens qui sont comptés pour quelquechose vous ne trouveriez pas un seul Pere plus disposé que le mien a accepter une pareille proposition. Me Geelvinck est sa propre maitresse, si elle parloit d’epouser un Catholique Romain, on ne lui repondroit que par des injures, et si elle l’epousoit je suis sure qu’elle ne reparoitroit jamais devant ses parens... Ah! ne pensez pas que je sois gagnée, changée, contente; non, mais quoiqu’affligée il faut être juste; je ne dois pas laisser accuser mon Pere ni ma Mere de torts qu’ils n’ont point. Ma Mere n’a pas joué au plus fin avec moi, je l’ai mal entendue dabord, c’etoit ma faute; elle est brusque mais vraye; tout le chagrin qu’elle me fit vendredi ne venoit que d’humeur. Quand elle est fachée et qu’elle parle, de courtes phrases se suivent par intervalles et deviennent toujours plus fortes et plus dures jusqu’a ce qu’elles offensent ou qu’elles afligent; Alors l’humeur cesse, le coeur s’emeut, et le repentir s’efforee d’adoucir, d’effacer les2) maux qu’ont fait les tons durs et les paroles meprisantes.
Si la douleur et l’ennui sont comme vous le croyez capables d’obtenir quelquechose j’ai lieu d’esperer. Je suis dans un etat d’epuisement, de langueur, de tristesse, inconcevable, il n’est pas necessaire de rien afecter a cet égard. Il y a une heure que je n’entendois et ne pensois plus du tout, et que je ne trouvois pas un seul mot a repondre a ma Mere; mais il me semble qu’apresent je suis un peu remise et qu’au moyen du café que je vai boire,3) je pourai vous raconter tout ce que vous ignorez.4) Bien ou mal faits vous aimerez mes details parcequ’ils sont de moi. Mais je commence trop tristement, on diroit que tout est a jamais fini, impossible, et ce n’est pas cela. Mes histoires alloient jusqu’au Vendredi soir. Le samedi matin je vous écrivis, je ne sortis presque pas de ma chambre; a table point de paroles; je me promenai avec ma Mere sans parler, j’etois fachée, mecontente, et je ne me genois pas. Mon Pere vint le soir dans ma chambre; il me dit je veux repondre a M. d’Hermanches, je ne puis rien dire pour mon propre compte ni pour celui de votre Mere sinon que l’obstacle de la Religion ne peut être compensé par aucun avantage et qu’ainsi nous n’avons pas besoin d’eclaircissemens; mais vous ne pensez pas de même, je puis le dire, et demander pour vous ces eclaircissements qu’on nous offre vous pourez voir si le parti vous convient, si les avantages l’emportent sur les dificultés; dans un an et quelques mois vous serez majeure vous n’aurez plus besoin de notre consentement. Je repondis que je voulois bien qu’on sut ce que je pensois de cette afaire, qu’il pouvoit en dire ce qu’il voudroit; que je n’avois pas pensé encor a l’usage que je pourois faire de la liberté de disposer de moi, que j’en profiterois peut-être, que je ne le savois point; mais que surement il me seroit cent fois plus agreable de me marier de5) son consentement, d’être regardée en me mariant comme sa fille, que d’être comme une étrangere. Qui sait, dis-je, si le marquis me voudroit de cette façon là? Tout changeroit. Je n’aurois aucun droit de m’attendre a6) être traitée comme vos autres enfans pour la fortune; l’equité ne vous obligeroit plus a rien, ce seroit une pure grace... Mon Pere me dit que jamais a cet égard là il n’y avoit d’obligation pour les parens, et il me fit entendre que si je profitois de mes droits pour me marier sans consentement ma fortune n’en soufriroit point. Nous parlâmes encor quelque tems avec beaucoup de sang froid; je dis que l’idée de me voir seule responsable de mon choix de mon sort ne m’effroyoit point du tout, mais que j’aimerois mieux qu’il m’en laissât decider dés apresent; que cela auroit beaucoup meilleure grace pour moi, et que pour lui cela me paroissoit revenir a peu prés au même. Si vous me laissiez me marier apresent lui ai-je dit vous pouriez7) repondre a ceux qui vous blameroient ma fille l’a voulu. Quand je serois majeure on ne laisseroit pas de vous condamner, et si vous dites ma fille l’a voulu elle étoit la maitresse, les zelés vous diront il faloit ne lui rien donner, la desheriter pour toujours. Il n’est donc question que de savoir si le premier de ces partis est contraire a vos principes contraire a ce que vous croyez votre devoir, il me semble qu’il n’y peut être contraire, mais vous seul mon cher Pere en pouvez bien juger; Dieu me garde de vous engager a une chose que vous pouriez vous reprocher un jour; mais daignez examiner encore cette question; - il me dit qu’il le vouloit bien. Le souper fut assez gay, les esprits etoient assez libres; je me reprochai mon mecontentement, je me dis ils font ce qu’ils peuvent. Nous ne parlâmes de rien tout le Dimanche; je fus devotement a l’Eglise, le ministre s’embrouilla si bien dans une definition de la foi que la mienne n’en fut point du tout éclaircie, ni mon coeur plus attaché a nos sermons.
Lundi pas un mot de notre mariage,8) j’esperois beaucoup des pensées de mon Pere; je vous écrivis et ne vous fis point le recit de notre derniere conversation dans l’espoir de pouvoir bientot vous annoncer quelque chose de plus agréable. Hier matin j’achevai cette lettre que je voulois porter en ville. Pendant que nous dejeunions, mon Pere renouvella la demande qu’il m’avoit faite samedi de mettre par écrit ce que je pensois afin qu’il put mieux l’écrire dans sa lettre. Il avoit toujours suposé que la diference de Religion etoit pour moi une dificulte9) aussi bien que pour lui, qu’il n’y avoit que du plus au moins. Je crus ma bonne foi interressée a ce qu’il sut la verité. Je lui rapellai que dans un tems où j’étois triste, accablée de vapeurs, l’esprit rempli des plus inquietantes ineertitudes sur la Religion j’avois dit quelque fois que je trouvois les Catholiques Romains fort heureux d’être obligés a l’ignorance, de croire sur la foi de l’Eglise et de leur Curé; que ce sentiment de leur securité, du repos de leur esprit sur des questions épineuses, impossibles peut-être a resoudre me mettroit a mon aise avec eux; que je partageois leur repos...... Je lui rapellai dis-je ces anciens propos, et je lui dis qu’il me restoit encor quelquechose de ce sentiment, il croyoit que seulement je n’aimois pas a entendre discuter des points obscurs de la Religion ni peut-être10) a en entendre parler du tout, mais je lui expliquai que ce n’etoit pas cela; que dans notre Religion où l’on recommande a chacun de s’instruire, voir des gens indifferens, negligens, qui se reprocheroient quelquejour leur ignorance ne me faisoit pas plaisir non plus. Quelqu’un entra et la conversation fut finie.
Nous allâmes a Utrecht, mon Pere fut plus pensif en carosse que je ne l’avois encor vu. On me donna votre lettre je ne la trouvai pas etrange mais injuste, je trouvai qu’il vous étoit permis de juger de mes parens a peu prés comme vous le faisiez mais qu’il ne m’etois pas permis11) de soufrir patiemment ces condamnations, et je meditai avec impatience la reponse qui devoit les justifier. Nous revinmes a Zuylen (j’ai un peu l’air d’une vieille conteuse avec toutes mes exactes circonstances mais je n’ose plus vous faire des excuses, ni soupçonner que je puisse vous lasser vous me l’avez si fort defendu!) Nous revinmes donc et a peine étions nous dans la maison que mon Pere me dit, vos discours de ce matin ont augmenté mes craintes, pas de beaucoup a la verité... j’avoue que cela me mit au desespoir. Je tachai de lui prouver qu’il ne m’avoit pas comprise puisque sa conclusion étoit si oposée a celle qu’il auroit du faire naturellement; je lui montrai que toutes ces idées là venoient d’une disposition presque insurmontable chez moi a douter de tout ce qui n’a pas la derniere evidence, que je n’aurois12) pas surement pour la Religion la moins raisonnable une persuasion que je n’avois pas pour la plus raisonnable, que je n’adopterois pas plutot des opinions contradictoires que des opinions obscures.13) Que je n’avois pas même l’idée d’une persuasion si entiere si complete qu’elle pouroit me faire quiter la Religion de mes peres dans laquelle j’aurois été élevée; et que si malheureusement mes doutes s’augmentoient au point de me rendre les deux religions egales et indiferentes, encore je ne changerois jamais; qu’aucun interet aucune convenance, ne m’engageroit a une action qui paroit si lâche quand l’interet en est le motif. Je supliai mon Pere de ne rien conclure sur une conversation qu’on avoit interrompue avant que je me fusse expliquée a moitié. Nous dinâmes en silence; votre lettre me parut un peu moins injuste; je crus qu’effectivement avec14) ma bonne foi et mes idées justes, belles a mon avis, et vrayes exactement vrayes quoiqu’elles pussent paroitre bisarres, je gatois tout; que mon esprit ni mon coeur ne valoient rien pour avancer le succés d une afaire, enfin j’étois impatientée, outrée, chagrine; je montai dans ma chambre dabord aprés diner et je me mis a écrire a mon Pere. Il vint un moment apres me montrer le brouillon de sa reponse, je le lus je le posai sans dire un seul mot, et je continuai d’écrire, mon Pere me dit enfin, je voulois parler de vos idées a vous, mais j’ai cru que cela afoibliroit ce que j’ai dit des notres; dites moi ce que vous en pensez car il est tems de repondre, je n’ose plus parler lui dis-je car je crains de me nuire, mais je vous prie de n’envoyer votre lettre que demain. Il y consentit et me laissa c’est alors que je ne fus guere plus juste que vous. Je continuai d’écrire, et d’être parfaitement sincere au risque de tout ce qu’il en pouroit arriver. Je declarai nettement que la diference de Religion n’étoit un obstacle pour moi qu’a cause que c’en étoit un pour mon Pere et pour ma Mere. Que loin que ma conscience en fut allarmée elle en seroit plus satisfaite que d’un mariage avec un homme de ma Religion; que doutant a peuprés de tout et me trouvant pourtant obligée a employer ce que j’aurois de lumieres pour l’instructions de mes enfans j’avois toujours eu peur d’en faire de trés mauvais Protestants; que me trouvant au contraire obligée a ne point instruire des enfans qui devroient être Catholiques, il ne me resteroit de devoirs que ceux sur lesquels je n’ai aucun doute, que leur parlant raison et tachant de leur inspirer l’amour de la vertu par mon exemple j’esperois d’en faire des Catholiques plus heureux, plus tolerans, plus éclairés meilleurs Chretiens qu’ils n’eussent été sans moi. Je le priois de ne pas retracter l’offre de me laisser libre quand je serois majeure; et de faire sa reponse de façon que le marquis put alors penser encor a moi sans qu’une fierté bien placée eut a soufrir. Je lui faisois solemnellement la promesse qu’il avoit paru souhaiter le samedi de ne pas engager ma parole avant qu’il ne le permit ou que je n’eusse 25 ans. Je lui promettois au cas qu’il consentit apresent beaucoup plus de15) regularité pour les exercices de la Religion que je n’en avois ici, une conduite qui ne donneroit aucun lieu aux mauvais jugemens. Je me plaignois d’une resolution si promte contre tous mes desirs, je faisois entendre qu’il y avoit aussi des suites facheuses a craindre de ce refus; je proposois de ne rien decider jusqu’a ce que l’occasion de vous parler à la Haye ne se fut presentée; et je finissois par dire qu’a present je croyois mon sort jugé sur des possibilités destituées de toute vraisemblance. Ma lettre1 avoit huit pages, elle étoit aussi forte aussi energique que le peut être une lettre pareille. J’avois refusé de me promener, je n’avois pas voulu bouger de ma chambre, et je m’étois tellement agitee que cela fit peur a Mere quand elle vint me voir; mais je soutins que je me portois fort bien, je lui donnai ma lettre pour mon Pere et nous restames longtems en silence.
Ensuite à la premiere occasion de parler je dis mille folies qui vous aurolent amusées malgré notre detresse. C’est une suite immanquable du chagrin chez moi, toujours de l’agitation de mes esprits du feu de ma tête naissent mille idées plaisantes dont je ne puis detourner le cours, et qui me feroient rire au milieu du desespoir. Je n’avois vu cette folie dans qui que ce soit, elle n’est pourtant pas unique car Richarson donne precisement le même caractere aux douleurs de Lovelace.2 De decider si c’est une espece de delire qui prouve la plus grande sensibilité, ou si cela prouve au contraire.16) une legereté qui empeche mon ame d’être jamais toute entiere a un seul objet, c’est ce que je n’entreprendrai pas apresent. Ma chere Mere aprés m’avoir longtems écoutée s’en alla. Je restai seule dans l’obscurité couchée sur mon lit, j’aurois fort souhaité que vous habitassiez ma cassette au lieu de vos lettres, et qu’il n’y eut qu’a l’ouvrir pour s’entretenir avec vous mais a condition qu’a m’entendre et me repondre se bornassent toutes vos facultés et vos talens. Tel que vous etes, et avec vos idées d’equité qui sont comme les loix des corsaires, vous seriez un hôte fort dangereux.
J’en étois là lorsque les eclairs vinrent porter la lumiere dans ma chambre, ma soeur effrayée du tonnerre vint de son coté chercher compagnie; j’eus bien de la peine a lui persuader que dans l’obscurité il n’y avoit pas plus de danger qu’au millieu de vingt bougies, elle s’assit a coté de mon lit, et pour changer je lui fis conter une histoire de Mlle Bonne3 qu’elle venoit d’achever. Mais aprés tout cela j’eus peur de devenir tout de bon malade; mon sang m’étoit si bien monté a la tete, et j’avois si froid que je ne pouvois me rechauffer cela ne me paroissoit pas naturel. Par bonheur tout s’est remis en ordre. Ce matin mon Pere avoit l’air si chagrin que j’en ai eté sensiblement touchée. Il s’est plaint de quelques expressions trop vives de ma lettre dans lesquelles je ne paroissois pas rendre justice a ses bonnes intentions. Plus tard il m’est venu montrer ce qu’il vouloit ajouter a sa lettre4; j’ai fait ce que j’ai pu pour en obtenir davantage, mais voyant que réellement il ne pouroit accorder davantage sans croire manquer a son devoir, loin de le presser je l’ai assuré que je ne voudrois pas être17) heureuse aux depens de son bonheur de son repos ni qu’il eut a mon sujet un moment de remords ni de repentir. Que je le remerciois, que je ne m’engagerois pas. Adieu d’Hermanches je n’ai plus de papier.

Ce Jeudi matin
Dieu merci mon Pere et ma Mere sont en ville je puis écrire en liberté. Quoiqu’aprés m’être couchée je n’aye pas plus dormi qu’en vous écrivant mon visage ne m’a18) pas trahie, on ne m’a pas soupçonné d’avoir veillé, d’avoir écrit. Voila bien du bonheur.
Vous trouvez j’en suis sure ma confession de scepticisme bien inutile, bien deplacée, vous voudriez que j’eusse gardé pour moi la sorte de tranquilité19) que je pourai trouver au milieu d’un peuple Cathohque, et mes sublimités par raport a mes enfans. Vous avez raison si vous ne pensez qu’a la politique, mais devois-je dicter a mon Pere des idées que je n’avois pas? devois-je lui faire écrire ma fille trouve comme nous20) que la diference de Religion est une dificulté, ce n’est pas sans peine qu’elle se resoudroit... cependant...... Lorsque sa fille au fond du coeur, ne trouve aucune dificulté, et ne sent aucune peine? Vous m’en aimeriez bien moins si ne considerant que le succés j étois si peu delicate sur les moyens de le procurer.
Vous vouliez que j’empechasse mon pere de vous repondre lui même, outre qu’il n’etoit plus tems, et que pour rien au monde il ne consentiroit que je vous écrivisse, je ne sai comment j’aurois pu me resoudre a vous parler moins vrai qu’a l’ordinaire, a21) parler deux langages diferens. Je veux du moins que ma conduite soit telle que si elle venoit a être connue, un juge tout a fait impartial ne me condamnat pas.
N’ayez pas peur que je decouvre notre correspondance. La peine que je soufre a prendre le langage hardi de la franchise lorsqu’il ne m’apartient pas, l’espoir de faire trouver dans ce que vous dites des motifs pour consentir, et dans mes fautes mêmes des raisons pour me marier pour se decharger du soin penible de ma conduite, voila ce qui m’en avoit fait venir l’idée, mais je crois en effet qu’elle ne vaut rien, et puis elle vous fait de la peine c’est assez pour que j’y renonce. Vous avez des droits aussi respectables peut-être que ceux de mes parens, votre amltlé et vos services les ont acquis, et jamais sans y être forcée je ne hazarderai de rendre22) impossible notre commerce, de rompre ce lien qui nous unit et que vous aimez.
Mon Dieu que je fus en peine hier! Nous parlions donc mon Pere et moi de sa reponse. Je lui proposai de la rendre tout-a-fait vague et d’attendre l’occasion de vous parler, il me dit a quoi cela serviroit-il, sa lettre contient tous les argumens les plus forts, il n’y a rien a ajouter; on ne me persuaderoit pas, seulement on pouroit deranger mes idées de sorte que ma reponse seroit moins claire. Je lui proposai de laisser dans ses expressions quelque doute sur l’imutabilité de ses idées, et de sa resolution, par politesse seulement par bonté pour moi, afin que nous ne parussions pas si separés, et qu’on vit que je23) pourois épouser un jour le marquis sans me brouiller avec mes parens, sans être banie de la maison paternelle. Il me dit qu’il sufisoit de ne point dire que ses repugnances etoient invariables et seroient éternelles; que demander lui même pour moi des eclaircissemens prouvoit assez sa moderation, que c’étoit là tout ce qu’il pouvoit faire, que peut-être un jour il trouveroit que c’est encor trop... ne les demandez donc pas interrompis-je, je les aurai quand il sera necessaire, cela n’est pas plus pressé que mon mariage; mais il m’expliqua ses motifs, il vouloit empecher s’il etoit possible que vous ne vous addressassiez a moi, il ne craignoit encor que trop une correspondance entre nous, par24) laquelle vous m’engageriez a donner dés a present ma parole, et qui outre qu’elle lui paroitroit dangereuse, seroit indecente dans ses idées. Vous comprenez bien cela me dit-il, oui dis-je en baissant la tête, mais croyez moi puisque je vous ai promis de rester libre rien au monde ne m’obligera a donner ma parole jusqu’a ce que je sois la maitresse de donner mon coeur et ma main. Il me sembla qu’il parleroit encor de vous et de correspondance qu’aurois-je fait? aurois-je promis de ne vous point écrire? Non, je n’aurois voulu ni manquer a ma promesse ni la tenir? Pouvois je refuser de la faire si on me l’avoit demandée? Je l’aurois refusée, mais Dieu! quels soupcons! quelle indignation! que serois-je devenue! Je cachai fort bien mon trouble et pour faire finir le discours je sortis de ma chambre plus emue cent fois que je ne puis l’exprimer.
Mon Pere étoit en doute s’il expliqueroit le motif de sa demande touchant les eclaircissemens. Vous pouriez dire a quoi bon puisqu’il ne peut passer sur l’obstacle de la Religion? Mais il pense que vous devinerez ou que du moins vous jugerez bien que ce n’est pas pour rien qu’on la25) fait. En s’expliquant davantage il devroit peut-être aussi s’expliquer sur l’article du bien et cela seroit prematuré. Son intention m’a t’il dit etoit de ne point faire de diference entre ma soeur et moi. Si vous lui en demandez quelquechose, il ne sera pas surpris, il s’y attend et vous repondra. Vous m’avouerez que si cette conduite n’est pas hardie, brillante, telle qu’en indignant les petits esprits elle exciteroit l’admiration des gens parfaitement26) raisonnables; du moins elle est bien honnête, pleine de douceur et d’équité. Voici precisement ce qui la determine, mon Pere trouve qu’il est possible que je change de Religion ou que n’en changeant point je sois malheureuse, et ne voulant pas27) être responsable de cette possibilité il refuse son consentement, je lui dis que je ne voulois pas rester fille, il est possible qu’il ne se presente point de parti qui me plaise autant en me convenant davantage, et craignant toutes les autres possibilités il ne veut pas empecher pour toujours ce mariage, il ne28) veut pas continuer a être le maitre par la fortune quand il ne le sera plus par les loix. Je lui dis hier que si on pouvoit lui reprocher quelquechose c’étoit que se conduisant par d’excellentes regles il negligeoit les justes exceptions.
Au reste il ne pense pas faire un refus positif, et il vient de me dire en me quitant qu’il rendroit sa lettre aussi polie qu’il lui seroit possible.
J’ai fait apresent ce me semble tout ce que je pouvois faire; prendre encor des mesures avec vous pour faire changer une decision dont j’ai paru me contenter seroit contraire a la probité ou du moins a cette delicatesse precieuse qui fait qu’on regarde dans son propre coeur avec estime, avec plaisir. Si vous voulez29) tenter quelquechose encore vous en êtes le maitre, mais ce sera sans moi, seulement je vous apuyerai en disant de bonne foi ce que je souhaite. Au nom de Dieu quoique vous puissiez dire ne laissez pas soupçonner que vous ayez su par moi les objections dans toutes leur force; en disant trop bien et avec trop d’empressement vous paroitriez trop instruit; ne pressez rien, laissez faire quelque chose au tems, aux circonstances et a mon ennui s’il veut durer. Hier il étoit a un point dont vous n’avez point d’idée; je me promenai tout le jour tantot dehors tantot dans la maison; le soir je priai ma Mere qui lisoit de lire haut, mais je ne comprenois pas une sillabe, j’alois je venois et sans ce mouvement j’aurois douté de mon existence. Ma Mere en fut fort inquiete, elle couroit me chercher dans la maison, elle me representa avec douceur qu’elle ne voyoit pas le sujet de cette excessive tristesse; je lui dis avec peine que je ne me plaignois de rien que seulement j’etois epuisée, accablée, n’ayant plus une seule pensée distincte. Elle vouloit faire veiller quelqu’un auprés de moi, mais je me gardai bien d’accepter je ne voulois que du caffé et une écritoire. Mon role vrayment a été dificile, et quand il ne m’en eut couté que de paroitre toujours avoir besoin d’eclaircissemens sur des choses dés longtems éclaircies, douter quand j’etois convaincue, mettre dans mes discours une chaleur toujours mesurée sur l’effet qu’il devoient faire sur les lumieres que je devois avoir et non point sur celles que j’avois; mettre des bornes precises a l’expression du penchant; dire la verité sans trahir mon secret; quand dis-je a tout cela ne se seroit pas joint l’agitation de la crainte et de l’esperance, mon role eut été fort pénible. Il me reste a m’expliquer sur la promesse que j’ai faite a mon Pere de rester libre jusqu’a ce qu’il fut permis par lui ou par mon age de me marier. Je la tiendrai inviolablement cette promesse et je veux que le marquis soit aussi libre que moi.
S’il a dans l’esprit d’épouser une fille de 23 ans et non pas une de 25; s’il veut voir dans les parens de sa femme comme dans sa femme ellemême une joye sans melange; s’il prend du gout pour une femme plus aimable, ou si consultant moins son coeur que les convenances il en veut une plus riche que je ne suis, s’il m’oublie, s’il aprend quelque chose a mon desavantage si sa soeur l’engage a prendre une femme Catholique, s’il perd l’envie de se marier, il n’a qu’a vous écrire a l’instant, vous m’avertirez et tout sera fini; il n’aura pas seulement besoin d’une raison pour se degager, le plus leger caprice sufira, et loin d’être indignée, je ne parlerai jamais de lui qu’avec distinction, je m’interresserai toute ma vie a son bonheur, et je serai toujours flatée de lui avoir plu quelquetems. S’il m’epouse je veux qu’il se trouve heureux, qu’il ne regrette rien, qu’il me prefere a tout, je n’ai point d’autre pretention. De mon coté la chose sera egale, je pourai renoncer a lui, vous le dire, sans paroitre coupable, sans m’attirer vos reproches. Ainsi la parole donnée a mon Pere sera remplie. Dans quinze mois si mon Pere n’a rien rabattu de sa resolution et si je n’ai point changé je vous écrirai que je suis au marquis s’il me veut encore; et pour lors point de delais, point de longueurs, point de preparatifs, les habits les parures ne retarderont rien, je serai sa femme de ma volonté unique, et je le rendrai j’espere le plus heureux de tous les maris.
Je serois bien aise de le voir dans l’intervalle, a la Haye par exemple si j’y allois, mals cela ne devroit pas deranger le plus petit de ses desseins, ni lui donner la plus petite peine.
Ai-je tout dit enfin? quelle lettre! n’en attendez point d’autre pendant quelques jours; il me faut quelque repos la nuit, et mes matinées ne sont pas libres pendant la vacance30) de mon Pere il reste souvent tout le jour a la campagne, je ne puis alors ni écrire en liberté ni envoyer mes exprés porter mes lettres en ville. Adieu il est tems de faire partir celle ci. L’histoire est complete et finie, vous avez vu mon coeur dans tous les moments; voyez y bien surtout mon amitié et ma reconnaissance.

Ce 16 Aout 1764.

NOTES
ETABLISSEMENT DU TEXTE Genève, BPU, ms. Constant 37/1, ff. 117-126; le verso du f. 117 porte de la main de Belle le numéro 2, le recto du f. 118, 3, le verso 4, le recto du f. 119, 5, le recto du f. 121, 9, le recto du f. 122, 11, le recto du f. 123, 13, le recto du f. 125, 17; orig. aut. Publ. Godet, I, 79-82, fragments; Lettres à d’Hermenches, 127-139.
1) n’aurois voulu en surcharge sur ne voudrois; 2) les en surcharge sur des; 3) vai boire, vai ajouté au-dessus de la ligne, boire corrigé en bois; 4) suivi d’encore biffé; 5) en marge, précédé d’avec biffé; 6) en surcharge sur que; 7) suivi de leur biffé; 8) en surcharge sur afaire; 9) suivi d’un mot biffé illisible; 10) ajouté au-dessus de la ligne; 11) pas permis ajouté au-dessus de la ligne; 12) je n’aurois précédé de la Religion biffé; 13) en surcharge sur un mot illisible; 14) ajouté au-dessus de la ligne; 15) beaucoup plus de, beaucoup et de ajoutés au-dessus de la ligne; 16) cela prouve au contraire, cela en surcharge sur c’est, prouve au contraire, ajouté au-dessus de prouve biffé; 17) 18) ajoutés au-dessus de la ligne; 19) en surcharge sur un mot illisible; 20) ajouté au-dessus de la ligne; 21) ajouté au-dessus de par biffé; 22) en surcharge sur rompre; 23) ajouté au-dessus de la ligne; 24) en surcharge sur dans; 25) lire l’a; 26) ajouté au-dessus de la ligne; 27) ne voulant pas en surcharge sur de peur d’; 28) 29) ajoutés au-dessus de la ligne; 30) lire les vacances.

COMMENTAIRE
1. Cette lettre n’a pas été retrouvée.
2. Personnage du roman Clarissa or the History of a Young Lady (1748) de Samuel Richardson.
3. Mademoiselle Bonne est une gouvernante, personnage central des ouvrages éducatifs et narratifs de Jeanne-Marie Leprince de Beaumont (1711-1780): Le Magasin des enfants (1758), Le Magasin des adolescentes (1760), Le Magasin des jeunes dames (1772) eurent un succès considérable (Anna Nikliborg, La Littérature pour la jeunesse du siècle des Lumières, Wroclaw, Société des sciences et des lettres, 1975, 57-71.
4. La lettre de M. Van Tuyll à Constant d’Hermenches se trouve à la BPU de Genève (ms. Constant 37/1, ff. 127-128, orig. aut.; publ, Lettres à d’Hermenches, 130-140). En voici le texte:

Monsieur,
La manière dont vous m’avez fait l’honneur de me proposer vostre idée ne pouroit que contribuer a la faire gouter et elle auroit en elle mesme des cotés tres favorables, si la Religion ne nous paroissait a Madame de Zuylen et moy un obstacle absolu.
Nous sommes fort eloignés de toutte aigreur contre ceux qui sont d’une autre religion que nous, nous ne pensons pas aussi qu’il faille restraindre la bonté de Dieu, mais autre chose est d’aimer la tollerance et de vouloir du bien a tous, autre chose de consentir a une liaison comme celle dont il s’agit.
Le jugement et la condamnation absolue que portent les Catholiques Romains contre toute personne qui n’est pas de leur eglise, l’obligation qui s’en suit de convertir par differentes sortes de moyens, la crainte que ma Fille ne fut entrainée tot ou tard dans l’erreur ou dans l’hypocrisie, le repentir qui pouroit suivre, l’apprehension des dissentions domestiques, des chagrins qu’elle pouroit avoir a essuyer en ne cedant pas, je ne dis pas de la part d’un Epoux, mais de la part des ecclesiastiques et autres zelés, qui seroient autour d’elle, celui de voir ses enfans elevés dans un couvent ou autrement dans une religion si differente a tant d’egards et particulierement dans cette intollerance dans la quelle ils croiroient leur Mere damnée et l’effet que cela devroit produire, enfin la defiance qu’elle causeroit en voulant donner ses soins a leur education, quelque bonne intention qu’elle eut de ne pas contrevenir aux conventions, tout cela est trop fort pour que nous consentions a ce qu’une fille que nous cherissons en courre le risque.
A cela joint encore que nous affligerions toutte nostre famille et que nous serions condamnés de tous ceux que nous estimons et que nous respectons.
Je vous prie Monsieur de vouloir au moins excuser aupres de Monsieur vostre Ami nos raisons et nos scrupules si vous ne pouvés les justifier, leur fondement est dans la nature des circonstances qui ne dependent pas de nous.
Mais dans un peu plus d’un an ma Fille poura disposer d’elle mesme; si vers ce tems la, au cas que les choses restent comme elles sont, vous pourez m’envoyer des informations sur la naissance, les biens et la situation des finances de vostre Ami, je ne refuse pas de les communiquer a Ma Fille, (non plus que de donner celles qui seroient necessaires) apres quoi etant suffisamment eclaircie elle poura dire son sentiment. Au surplus Monsieur les marques d’approbation repandues dans vostre lettre ne peuvent que m’etre pretieuses de la part d’une personne aussi eclairée que vous, c’est dans ces sentiments et ceux d’une parfaite consideration que je suis Monsieur Vostre très humble et tres obeissant serviteur

D J van Tuyll van Serooskerken
Zuylen ce 16 Aout 1764




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