Lettre 119, 7-8 août 1764 silhouet
Isabelle de Charrière / Belle de Zuylen, Oeuvres complètes, I, G.A. van Oorschot, Amsterdam 1979

119. Au baron Constant d’Hermenches, 7-8 août 1764

Mardi soir
Vous devriez vous mettre a genoux pour me demander pardon. Quoi! chagriner sans aucune justice une personne inquiete, agitée, chez qui il n’y a de sentiment1) constant que sa reconnoissance et son attachement pour vous! Quoi! changer exprés de stile! Mais quand vos torts se reduiroient a m’avoir si mal entendue j’exigerois qu’une rougeur de confusion et de repentir couvrit votre visage. Vous ai je dit que le libertinage du Marquis me plaisoit mieux que le votre? oserez vous soutenir que je l’ai dit? Je vous avois ecrit une lettre1 telle que jamais femme peut-être dans2) le même cas n’en ecrivit et n’en écrira une semblable. Vous m’avez repondu comme peut-être jamais libertin ne repondit. Dans un moment de loisir je me mets a continuer cette conversation avec la même confiance, la liberté parfaite qui l’avoit commencée. Il étoit fort inutile je l’avoue de vous dire comment je serois libertin si je l’étois, mais enfin je m’amuse a le dire; sans le petit chien qui suit mon cher Pere et que j’entendis je pense trop prés de moi, j’aurois continué. j’aurois mis en doute si ce que vous disiez étoit vrai que les femmes font beaucoup plus pour la vanité que pour le plaisir. J’aurois affirmé avec une pleine conviction que l’orgueil chez moi seroit foible contre l’amour, mais que l’horreur du crime de la trahison, la crainte de m’être odieuse a moimême pour toujours si j’offensois un mari qui m’aimeroit et ne me soupçonneroit pas seroient des armes beaucoup plus fortes. que si j’aimois avec fureur, que si je me croyois tout autant aimée la possibilité du mepris du degout ne me viendroit3) pas a l’esprit, mais que peut-être4) je n’oublierois jamais dans aucun moment l’horreur d’être meprisable. En general la peur d’être meprisable m’occupe bien plus que la peur d’être meprisée. Je vous aurois dit ces choses un peu mieux et plus a propos si je n’avois été interrompue; huit jours aprés cette même feuille1 sort de mon tiroir, je n’y vois qu’un aveu fort humble de ma sensibilité pour le plaisir; un aveu qui devoit vous plaire5) en ce qu’il etoit une nouvelle preuve d’une confiance sans borne, un aveu dans lequel ma suposition me mettoit au dessous de vous je vous l’envoye pour que vous ayez toute la suite de mes idées, et parce que je trouve que bruler ce que l’on a ecrit a son ami c’est une reserve ou un orgueil coupable, je l’envoye, et vous me grondez. Je ne pouvois dire que le libertinage du marquis me plaisoit mieux que le votre sans être folle et ingrate en même tems. Bien m’en a pris si je fais cas de vous de votre coeur de vos services que vous sachiez aimer une femme autrement que lui. Quelques inocentes lettres ecrites de deux cent lieues ne l’auroit pas attaché ni conservé, il ne s’occuperoit pas de moi comme vous faites. En verité d’Hermanches si vous aviez voulu m’entendre vous n’auriez pas trouvé dequoi vous facher.
Votre lettre a passé par mes mains pour venir dans celles de mon Pere, nous arrivions en ville. Au lieu de l’agitation que je sentois auparavant je me suis trouvée tout a coup tranquile. Il a regardé l’adresse avec attention, les gens qui l’attendoient l’ont empeché de lire, il l’avoit pourtant ouverte et j’ai vu distinctement votre écriture. Toute la matinée il a ete occupé, nous sommes revenus en compagnie, nous en avons trouvé trouvé6) ici. Mon Pere s’est enfermé dans sa chambre avant diner. Le reste du jour il a été gay ou il a fait semblant de l’être; au dessert ce soir nous avons parlé Religion Les Juifs, les propheties, la morale, l’union des églises Chretiennes; j’ai dit ce que mes idées en l’occasion devoient dire. Ma chere Mere est surement instruite par une assez longue conversation qu’ils ont eues ensemble, mais on ne m’a parlé de rien. Demain je verai ce qu’il convient de faire, j’aurai une de vos lettres, je penserai...... Apresent je me couche. il a longtems7) que je dors peu. Ma Cousine de Tuyll2 trouvoit que mes heures de sommeil etoient des heures perdues pour elle, elle est partie ce matin, hier au soir elle vouloit passer la nuit sur une chaise dans ma chambre afin disoit-elle que si vous vous eveillez je puisse vous entendre parler aussitot. A minuit et demi elle etoit encor assise sur mon lit, a cinq heure et demi elle y etoit deja. Adieu comme il y est passé minuit apresent je trouve qu’il y a fort longtems que je suis eveillée.
Mecredi matin
Ce detail si peu interessant de mon sommeil qui peut bien vous en donner vous le devez à l’orgueil de me voir aimée d’une jeune fille peut-être autant que de vous.

NOTES
ETABLISSEMENT DU TEXTE Genève, BPU, ms. Constant 37/1, ff. 102-103, orig. aut. Publ. Lettres à d’Hermenches, 109-111.
1) Ajouté au-dessus de la ligne; 2) en surcharge sur n’en; 3) suivi d’un mot biffé illisible; 4) suivi de que biffé; 5) suivi d’un mot biffé illisible; 6) deux fois dans le texte; 7) lire il y a longtemps.




HOME