Lettre 113, 3 août 1764 silhouet
Isabelle de Charrière / Belle de Zuylen, Oeuvres complètes, I, G.A. van Oorschot, Amsterdam 1979

113. Au baron Constant d’Hermenches, 3 août 1764
(Projet d’une lettre à ecrire par d’Hermenches au père de Belle)

L’idée que je vais vous presenter Monsieur pouroit paroitre absurde a ceux1) qui jugent superficiellement, qui savent a quel point vous etes attaché a notre Religion, avec quelle exactitude vous en remplissez les devoirs, et qui ignorent combien2) vous etes eloigné de resserrer la bonté de Dieu dans d’etroites bornes; de penser que les zelateurs de tout autre culte, ses creatures comme nous, nos freres, soyent exclus de ses faveurs. Pour moi Monsieur je ne l’ignore pas; je n’ai pu oublier cette conversation longue et serieuse1 que j’eus avec vous une nuit au bal. Le bruit, la danse, ne me firent rien perdre de l’attention dont ce que vous disiez etoit si digne; j’apris de cet entretien que vous aviez autant d’humanité et de vraye philosophie que de Religion, que vous etiez Chretien encor plus que Calviniste, ainsi sans autre preambule sans craindre de vous trop etonner j’ose vous proposer un Catholique Romain pour gendre.
C’est pour mon3) meilleur ami que je parle; je le connois comme moimême, et quoique j’aye vu rarement Mlle votre fille je crois la connoitre assez par ses propres discours, par ceux de ses amis, des indifferents, des jalouses, de tout le public pour pouvoir decider que s’il est un homme qui lui convienne c’est mon ami, et que s’il est une femme qui convienne a mon ami c’est Mlle de Zuylen.
Ils ont même humanité même generosité, ils sont capables des mêmes vertus; ils aiment tous deux les arts et ceux qui s’y distinguent; leurs gouts s’allieroient; et mutuellement les talents de l’un feroient les plaisirs de l’autre. Vous le savez aussi bien que moi Monsieur, Ces talents que le ciel prodigua a votre fille et qu’une education distinguée a cultivés chez elle4) avec les vertus sont des dons precieux qui valent des etablissements, mais5) qui souvent6) les empechent. Il est peu d’hommes a qui ils ne fassent peur, il en est encor moins qui puissent plaire a celle qui les7) possede,8) qui les aprecie et qui s’y connoit. Mon ami a assez d’esprit pour souhaiter que sa femme en ait beaucoup, assez de connoissances pour permettre que sa femme ait des lumieres, enfin c’est Mlle votre fille telle qu’elle est qui le charme qu’il aime, qu’il desire qu’il lui faut pour être heureux. Il lui plait ou il lui plaira a son tour j’ose en repondre; si elle devient sa femme son coeur son gout seront d’accord avec son devoir pour lui9) donner toutes les preferences, elle s’amusera avec lui, au10) logis en compagnie elle sera bien aise d’être avec lui; la presence d’un mari aimable qui l’estimera trop pour connoitre la jalousie loin de gener augmentera ses plaisirs; et sa reputation comme son bonheur sera bien plus en sureté qu’elle ne pouroit l’être avec un mari qu’on11) trouveroit de trop chez une pareille femme et qui s’il n’etoit incomode seroit pour le moins oublié.
Je vous detaillerois monsieur les titres les belles allianees de celui qui desire d entrer dans votre famille si je croyois que les choses eussent beaucoup de pouvoir sur un homme comme vous, il sufira de dire qu’il est d’une naissance distinguée, que sa maison est une des plus respectées dans son paijs, qu’enfin les plus fiers et les plus delicats ne trouveroient rien a objecter sur cet article.
Il voudroit être plus riche qu’il n’est afin de rendre Mlle votre fille plus heureuse, pour moi je trouve qu’il l’est assez. Leurs plaisirs favoris12) ne sont pas de ceux qui s’achettent bien cher. De faste, ils13) n’en auroient pas besoin. Il est une vanité qui recherche la magnificence, il en est une plus digne du merite qui la dédaigne qui veut briller sans son secours,14) sans rien15) de ce qui impose aux regards de ce qui les eblouit et les trompe, c’est celle là qui convient a votre fille et a mon ami. Une aisance noble honête convenable a leur rang ils en jouiroient dans le pays où ils fixeroient16) leur sejour ordinaire; et les voyages qu’ils feroient en Hollande pour voir leurs parens et remplir des devoirs ne les17) derangeroient point.18)
Si l’amour, la douceur, une égalité d’humeur parfaite et les sentimens les plus genereux peuvent faire le bonheur d’une femme, Mlle de Zuylen deviendroit la plus heureuse des creatures en epousant mon ami. Tous ceux qui le connoissent bien lui donneront les mêmes éloges; on n’a jamais pu lui reprocher que ces fautes trop ordinaires dans l’age des passions; mais elles n’ont pas gaté son coeur, elles ne l’ont pas accoutumé au desordre; elle ne l’ont pas rendu insensible aux douceurs d’un engagement legitime. Il les souhaitoit ces douceurs, il souhaitoit des enfans une compagne,19) mais cette compagne devoit être aimable; sensible, il devoit l’aimer; il a vu votre fille,20) s’il l’obtient il n’aimera jamais qu’elle.
Daignez m’en croire Monsieur, vous le choisiriez pour votre gendre quand parmi tous les hommes vous n’auriez qu’a choisir. La diference de Religion est le seul obstacle qui puisse vous faire hesiter, mais cet obstacle est plus effrayant pour le prejugé que pour la raison. Jamais Monsieur21) on ne pensera a convertir, comme disent les zelés, a convertir votre fille. Ceux avec qui elle vivra quoiqu’ils respectent leur Religion sont bien eloignés d’être bigots. Ses enfans seront Catholiques mais ils n’en seront pas moins a elle, confiés a ses soins. Elle les rendra raisonnables, elle leur inspirera les devoirs de toutes les Religions il n’y aura de diference entr’eux et ceux de sa soeur que le nom, les ceremonies, peut-être quelques dogmes dificiles22) sur23) lesquels Dieu semble permettre le doute, et sur lesquels il pardonnera l’erreur. Les dogmes essentiels, tous les preceptes24) seront les mêmes. Ah Monsieur! que peuvent les livres, les philosophes, les exhortations des veritables Chretiens en comparaison de pareils exemples pour inspirer a tous ceux qui pretendent l’être l’esprit de tolerance et de paix! Si dans Toulouse2 des Peres Catholiques, des Meres Protestantes elevent25) de concert leurs enfans, ces enfans ne celebreront plus une horrible fête, un vieillard innocent ne perira plus sur la roue.
Ces considerations foibles pour des coeurs ordinaires sont bien dignes Monsieur de fraper le votre jointes26) a la tendresse paternelle, si27) elles determinent votre consentement, et eelui de Me de Zuylen28) les ignorants les gens prevenus crieront peut-être, vous ne les écouterez pas et bientot ils se tairont, mais les sages vous admireront, et ce qui est plus doux encore vous vous aprouverez. J’aurois demandé29) avant toute chose l’aveu de Mlle votre fille si j’avois eu moins d’esperance de l’obtenir, tel que j’ai depeint l’homme qui la desire30) c’est-a-dire tel qu’il est, elle voit sans doute que c’est l’homme qui doit la rendre heureuse; ce consentement libre, entier, du coeur sans lequel mon ami ne seroit point31) heureux, si elle ne le donne pas tout ce que j’ai dit tombe de soimême et devient inutile. Puis-je esperer Monsieur que vous ne montrerez cette lettre qu’a elle et a Me de Zuylen? Je serois fachée que d’autres que vous devinassent le nom que j’ai tu.32) et de quels avis pouriez vous avoir besoin? D’autres ne veroient pas mieux33) ce qui condamne34) ce projet, mais d’autres veroient moins bien ce qui le justifie. Qu’un etablissement ordinaire conviendra dificilement et manquera peut-être a une fille qui n’est pas ordinaire. Que dans de certains cas au lieu de peser timidement les inconvenients il faut saisir hardiment les avantages. D’autres aussi aimeront bien moins votre fille que vous Monsieur et Me35) sa Mere ne l’aimez ils auront le loisir d’écouter la coutume et ne seront pas si touchés du plaisir de la voir placée selon son36) gout, selon son esprit, maitresse37) absolue de ses actions, aimée avec passion de son mari, gouvernée par le seul devoir qui en devient bien plus puissant quand il n’est accompagné d’aucune contrainte arbitraire et superflue.
J’irai vous demander chez vous votre reponse Jeudi ou Vendredi, ayez la bonté Monsieur de m’écrire lequel de ses deux jours vous convient le mieux. Si vous craignez que cette course38) a Utrecht ne paroisse extraordinaire ce sera a Woerden3 que j’aurai l’honneur de vous parler ou bien a Alphen3 partout où il vous plaira. Alors je vous donnerai toutes les explications necessaires touchant le bien de mon ami et vous aurez la bonté de me dire ce que lui en aporteroit Mlle de Zuylen, car encor ne faut-il pas oublier ce qui est necessaire, pour ne penser qu’a ce qui est aimable et beau. Deux raisons font que je me charge de ce soin, l’une39) que le grand defaut de mon ami est40) de s’entendre mal au detail de pareilles choses; l’autre que ne pouvant encor former aucune conjecture sur le succés d’un dessein qui paroit si extraordinaire il aime mieux ne pas le rendre public et ne pas s’exposer a un refus.
Je me flatte Monsieur que vous ne craignez pas41) que la prevention et la chaleur de l’amitié me fassent changer ou exagerer la moindre chose. Cette tentation peut-être la plus dangereuse42) de toutes parce que le motif sembleroit m’excuser,43) ne me seduira pas cependant. Dans une occasion de cette importance je me deshonorerois a mes propres yeux si je disois un mot qui ne fut dicté par la verité.
J’ai l’honneur d’être &c
Si vous voulez mettre un mot de l’empressement de la passion que le marquis montre dans ses lettres, c’est votre affaire; j’ai deja assez soufert a m’encenser moi même si ridiculement × dites si vous voulez que vous montrerez des passages de ces lettres. Je vous plains de copier un si long griffonage. Si quelque chose vous deplait changez s’il manque quelque chose ajoutez.

NOTES
ETABLISSEMENT DU TEXTE Genève, BPU, ms. Constant 37/1, ff. 93-96, orig. aut. Publ. Lettres à d’Hermenches, 99-103. Dans cette lettre Belle se reprend souvent quand elle a commencé un mot, nous n’avons pas signalé ces ratures là où il ne s’agissait que d’une ou de deux lettres.
1) Ajouté au-dessus de la ligne; 2) précédé de combien vous êtes tolerant biffé; 3) ajouté au-dessus de la ligne; 4) chez-elle ajouté au-dessus de la ligne; 5) précédé de peut-être biffé; 6) 7) ajoutés au-dessus de la ligne; 8) en surcharge sur les a; 9) précédé de le biffé et suivi de faire biffé; 10) précédé de seul biffé; 11) qu’on en surcharge sur trouve; 12) ajouté au-dessus de la ligne; 13) précédé d’ostentation biffé; 14) suivi de mots biffés illisibles; 15) suivi de de rien biffé; 16) en surcharge sur feroient; 17) ajouté au-dessus de la ligne; 18) suivi de quelques mots biffés illisibles; 19) suivi d’aimable biffé; 20) suivi de plus de maitresses biffé; 21) Jamais Monsieur, Jamais en surcharge sur un mot illisible, Monsieur suivi de jamais biffé; 22) ajouté au-dessus de la ligne; 23) précédé d’obscurs pour tous les chretiens, biffé; 24) les préceptes en surcharge sur la morale; 25) d’abord avoient elevé, avoient biffé, elevé changé en elevent; 26) précédé de Si biffé; 27) ajouté au-dessus de la ligne; 28) et celui de Me de Zuylen ajouté au-dessus de la ligne; 29) ajouté au-dessus de parlé biffé; 30) ajouté au-dessus de demande biffé; 31) en surcharge sur pas; 32) le nom que j’ai tu ajouté en partie au-desus de de qui il est question biffé; 33) suivi de que vous les difficultés frappantes de biffé; 34) au-dessus de ces mots Belle avait commencé à écrire ce qui con[damne], elle a effacé ces mots et les a ajoutés en marge et en partie au-dessus de la ligne; 35) d’abord Ma, e ajouté au-dessus de a biffé; 36) ajouté au-dessus de la ligne; 37) précédé de libre biffé; 38) précédé de seconde biffé; 39) ajouté au-dessus de la prem biffé; 40) précédé de c’ biffé; 41) suivi de de ma part biffé; 42) en surcharge sur excusable; 43) d’abord l’excuser.

COMMENTAIRE Ce projet de lettre au père de Belle est adressé directement à d’Hermenches, ce qui ressort du dernier paragraphe.
1. Au bal de sir Joseph Yorke en 1762. Voir la lettre 72, note 5.
2. Allusion à l’affaire Calas.
3. Deux villes de la Hollande méridionale situées sur le Rhin entre Utrecht et Leyde. Le père de Belle, chargé de l’inspection des digues, faisait sans doute de fréquents voyages dans cette région.




HOME