Lettre 107, 25 juillet 1764 silhouet
Isabelle de Charrière / Belle de Zuylen, Oeuvres complètes, I, G.A. van Oorschot, Amsterdam 1979

107. Au baron Constant d’Hermenches, 25 juillet 1764

Ce mecredi matin.
Je ne songeai l’autre jour qu’a vous repondre; sans tarder sans deliberer un instant je vous montrai une confiance entiere je ne vous parlai point Monsieur de ma reconnoissance, mais j’espere que vous l’avez devinée aussi vive qu’elle l’est. Laissez moi cependant vous en parler aujourdhui, laissez moi vous dire que j’ai de l’admiration pour votre coeur, pour vos procedés; si ce que vous faites est un effort vous avez raison de le nommer l’effort le plus sublime; il est donc bien vrai que je vous suis chere, que sans penser a vous c’est mon bonheur que vous voulez! Quel que soit le succés ma gratitude sera eternelle.
Je n’ai jamais été plus flattée en ma vie. Le marquis me voit un moment et je lui plais; vous qui me connoissez et qui etes son ami1) vous souhaitez que je devienne sa femme. Je dis que vous me connoissez mais cela est-il bien vrai, bien sur? Je ne me suis jamais parée dans mes lettres de fausses vertus, mais je ne vous ai dit que ce que je pensois de mieux; vous avez pu voir peut-être que je savois raisonner juste mais vous ignorez si j’agis raisonnablement. Quand meme vous seriez bien au fait de ma conduite vous pouriez encor ne me pas connoitre je ne suis pas libre2) d’agir3) comme il me plait; pour bien aprecier les gens pour savoir ce qu’ils sont ce qu’ils seront toujours4) il faudroit voir le fond de leur ame independamment des circonstances qui peuvent changer. Vous veriez la mienne comme cela si j’avois voulu car je la connois bien, mais outre que ce spectacle n’avoit rien d’interressant pour vous j’avois des raisons pour5) en cacher une partie. Depuis que vous connois6) on m’a repeté mille fois que vous etiez7) le plus libertin et le plus adroit des hommes qu’une femme étoit coupable de la plus grande imprudence en se liant avec vous. L’accusation de libertinage on l’apuyoit de vieilles et nouvelles histoires; je voyois bien moimême que vous étiez insinuant que vous obteniez toujours mes lettres, que vous m’aviez attachée a vous dés le premier moment de notre connoissance tout autant que vous l’aviez souhaité, tout cela n’etoient pas des raisons sufisantes pour me faire renoncer a une liaison qui me plaisoit et dans laquelle je ne me reprochois rien, mais c’en etoit assez pour empecher d’indiscrets épanchemens qui d’ailleurs n’étoient point amenés par les circonstances. J’ai mis entre vous et moi une reserve plus scrupuleuse que je n’ai coutume d’en avoir; outre le motif de la prudence j’en avois un plus fort, je croiois8) que nous en deviendrions meilleurs tous deux de parler le langage de la vertu et de n’en parler point d’autre, et j’etois bien aise de penser que cette correspondance dont le prejugé me faisoit un crime au lieu de me familiariser avec le desordre vous raccomoderoit peut-être avec le devoir. Me trouvez vous orgueilleuse et extravagante? Non, vous me trouvez vraye et capable des meilleures intentions. Mais il n’est pas question de faire mon eloge, il faut continuer. Vous avez donc vu combien je respecte la vertu et la raison9) et vous n’avez pu voir a quel point je pourois les oublier; peut-être le soupçonnez vous; ma phisionomie parle, l’experience eclaire votre penetration mais cela ne sufit pas aujourdhui je veux être sure que vous me connoissez je vous dois et a votre ami cet abandon cette sincerité sans reserve, peut-être mon langage ne sera pas celui de la decence mais quest-ce que la decence au prix de la probité. Eh bien donc si j’aimois si j’etois libre il me seroit bien dificile d’être sage. Mes sens sont comme mon coeur et mon esprit, avides de plaisirs, suceptibles des impressions les plus vives et les plus delicates. Pas un des objets qui se presentent a ma vue, pas un son, ne passe sans m’aporter une sensation de plaisir ou de peine; la plus imperceptible odeur me flatte ou m’incomode, l’air que je respire un peu plus doux un peu plus fin influe sur moi avec toutes les diferences qu’il eprouve luimême. Jugez du reste apresent, jugez de mes desirs et de mes degouts. Si je n’avois ni Pere ni Mere je serois Ninon1 peut-être, mais plus delicate et plus constante je n’aurois pas tant d’amants, si le premier eut été aimable je crois que je n’aurois point changé et en ce cas là je ne sai si j’aurois été fort coupable, j’aurois du moins pu racheter par des vertus l’offense que j’aurois faite à la societé en secouant le joug d’une regle sagement etablie. J’ai un Pere et une Mere je ne veux pas leur donner la mort ni empoisonner leur vie, je ne serai pas Ninon, je voudrois être la femme d’un honnête homme, femme fidele et vertueuse, mais pour cela il faut10) que j’aime et que je sois aimée.
Quand je me demande si n’aimant guere mon mari je n’en aimerois pas un autre, si l’idée seule du devoir le souvenir de mes serments, me defendroit contre l’amour contre l’occasion, une nuit d’Eté ... je rougis de ma reponse; mais si nous nous aimons, si mon mari ne dedaigne pas de me plaire s’il met11) un grand prix a mon attachement, s’il me dit je ne vous tuerai pas si vous etes infidele, mais je serai d’autant plus malheureux de ne pouvoir plus vous estimer que je vous aimerai peut-être encore, en ce cas dis-je, je pense, j’espere, je crois fermement que je fuirai tout ce qui pouroit me seduire que je ne manquerai jamais aux lois12) de la vertu. Est-ce assez Monsieur pour que vous puissiez me donner sans scrupule a votre meilleur ami? Est-ce plus est-ce moins qu’il ne pouroit se promettre d’une autre femme? Surement je lui serai vivement attachée, s’il veut je serai son amie sa maitresse, je ne me negligerai jamais13) sur le soin de lui plaire et de l’amuser × surement aussi il m’aimera; mais fera-t-il quelquechose pour que ce bonheur ne s’eteigne pas? Suposé que je lui parusse capable d’une foiblesse ne me traiteroit-il plus qu’avec defiance et mepris ou bien m’attacheroit-il a lui me conserveroit-il par des preuves de tendresse et de confiance? Suposé que mon coeur, mon coeur seul, eut été un moment coupable, un aveu, un sincere retour obtiendroit-ils grace?
Ouvrez moi votre coeur dans tous ses replis2 me dites vous. Ah! vous devez être satisfait! Comment trouvez-vous ce coeur ainsi deployé? Dites moi sincerement si vous le meprisez, si aprés cette lettre vous me trouvez beaucoup audessous de ce que vous avez pensé auparavant. Au reste je n’exige pas que vous me repondiez du marquis sur ce que je viens de dire, ce que vous m’avez dit ce que j’ai vu me persuade que je serois plus heureuse avec lui qu’avec un autre, ce n’est pas pour moi que j’ai des craintes, c’est vous et lui que je ne veux pas tromper.
L’article de l’humeur est presque aussi important que celui de la vertu, non il14) l’est davantage; une femme galante est plus suportable qu’une femme accariâtre et j’aimerois beaucoup mieux un mari infidele qu’un mari boudeur ou brutal.Je ne suis certainement pas mechante, ni grondeuse, ni dificile, ni capricieuse cependant je ne suis point egale; ces organes si delicats ce sang si bouillant ces sensations si vives rendent ma santé et mes esprits suceptibles de changements que je n’ai jamais vu si grands si rapides si etranges dans qui que15) ce soit, si on ne me reconnoissoit a mon coeur et a mon visage, on pouroit d’un moment a l’autre me prendre pour deux personnes diferentes, pour six personnes quelquefois dans le cours d’une journée. Tout a droit de m’affecter, pas un moment dans la vie ne m’est indiferent,16) tous mes moments sont heureux ou malheureux, ils sont tous quelquechose. Pourvu que je ne sois jamais injuste, jamais aigre, jamais emportée, me pardonnera-t-il de l’etourdir quelquefois a force de paroles d’être quelquefois des heures sans parler? De m’abandonner quelque fois pour un rien a une gayté immoderée, de pleurer quelquefois sans en savoir presque la raison? Les vapeurs que me donne l’inaction, les vapeurs que j’ai d’epuisement quand je me suis trop occupée ne me rendront-elles pas ridicule et insuportable? Je puis bien me faire violence, faire taire mes joyes et rire dans le chagrin, mais c’est avec des etrangers que l’on se gene a ce point plutot qu’avec un mari que l’on aime. Au reste quand je l’etourdirois il n’auroit qu’a m’imposer silence, quand je lui romprois la tête d’un air d’un livre, d’un ton d’un rien, il n’auroit qu’a se moquer de moi et me laisser seule m’amuser de ma folie. Tantot musicienne, tantot geometre, tantot soit disant poete, tantot femme frivole, tantot femme passionnée, tantot froide et paisible philosophe peut-être aussi que cette diversité lui plairoit; je suis bien sure du moins que je ne l’ennuyerois pas qu’il ne se lasseroit pas de moi; et pour le fond de mon coeur il le trouveroit tous les jours le même; mes impatiences sont rares et courtes, la colere je ne la connois presque pas, je suis douce et patiente quand je soufre, quand je pleure je ne gronde point.
Voila que est fini, j’ai tout dit je pense, vous pouvez juger de moi comme de ma fortune; si je ne vaux pas assez si je ne suis pas assez riche dites le sincerement sans menagement sans detour. Faites de ma confession tout ce qu’il vous plaira, montrez la toute ou en partie; je m’abandonne a votre dicernement et a votre amitié. Il me reste a vous expliquer les articles sur lesquels je voudrois savoir si les idées du Marquis et les mlennes s’accorderoient. Ce sera pour cette aprés dinée si je puis si non je vous enverai toujours ceci et demain je reprendrai la plume.

NOTES
ETABLISSEMENT DU TEXTE Genève, BPU, ms. Constant 37/1, ff. 72-76, orig. aut. Publ. Lettres à d’Hermenches, 75-79.
1) En surcharge sur un mot effacé; 2) précédé d’assez biffé; 3) en surcharge sur pour; 4) suivi de il faudroit biffé; 5) suivi d’un mot biffé illisible; 6) lire que je vous connois; 7) ajouté au-dessus de la ligne; 8) en partie en surcharge sur pe; 9) suivi d’un mot biffé illisible; 10) suivi de il faut biffé; 11) en surcharge sur un mot biffé illisible; 12) en surcharge sur au dev gratté; 13) ajouté au-dessus de la ligne; 14) non il en surcharge sur je cr effacé; 15) dans qui que en surcharge sur des mots illisibles; 16) ajouté au-dessus d’un mot illisible.

COMMENTAIRE
1. Ninon de Lenclos (1620-1705), célèbre par son esprit et ses aventures amoureuses.
2. Cette phrase soulignée dans le texte se trouvait sans doute dans ‘l’étrange billet’ dont Belle parle dans la lettre 105.




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