Lettre 106, 24 juillet 1764 (C.d’H) silhouet
Isabelle de Charrière / Belle de Zuylen, Oeuvres complètes, I, G.A. van Oorschot, Amsterdam 1979

106. Du baron Constant d’Hermenches, 24 juillet 1764

C’est parce que l’on est Martir, et heros, que l’on encours votre indignation, Adorable Agnes! ou est donc la probité? je n’ai pas fait un pas que dicté par l’empressement le plus vif, et le plus sincere, Vous me reprochés les peines que vous vous etes données pour m’envoier une direction, et cette direction a eté mes mains ce qu’est le compas dans celle d’un pilote sur une mer orageuse:
Je reponds a votre injustice, ce que vous dites sur la Jalousie quant elle n’est pas fondée, elle n’offence point, Je vous plains de vous si mal conoitre en empressements!, nous arrivames au jour marqué, il n’y avoit personne de chéz de vous en ville, le lendemain deseperé de ne vous avoir pas rencontré a la foire j’ecrivis une carte pour demander la permission d’aller faire notre cour a votre maison, on repondit de bouche que vous ne pouviés nous recevoir et qu’on partoit pour la campagne, mon associé qui ignoroit les instructions, se moquat beaucoup de moi, et vouloit renoncer au projet de vous etre presenté, vous en jugerés par cette plaisanterie qu’il ecrivit pendant que je me promenois en rêvant par la chambre; les Cartes de Mrs votre Pere et Oncle1 furent un pretexte le lendemain pour aller tenter l’avanture a Zuilen, personne ne nous proposat de revenir, ni de rester a Utrecht il voulut continuer son voiage, pouvois je, sans vous exposer, rester seul dans ce cabaret et faire de nouvelles tentatives? mon coeur sait s’il m’en â couté! je suis bien plus tremblant que fin dans les choses epineuses et qui m’interessent, et le moindre discours, le moindre reproche que vous auriés essuié a mon sujet, n’auroit pu se racheter, suivant ma façon de penser pour vous, par une Semaine de la jouissance de votre delicieuse vue; voila la verité, et mes tords; le dimanche n’aiant pu trouver de voiture pour partir le matin, je voulus cacher encor mieux mon sejour dans votre voisinage par une course chéz Mme Pater qui me faisoit les grands ÿeux depuis mon arrivée en hollande sur mon oubli, il ne tient qu’a vous d’interpreter cette visite de la façon la plus injuste, j’ai plus fait pour cette femme dont on m’a dit amoureux, que je n’ai fait pour vous, donc je vous mets tout au moins de pair avec elle, cette consequence me navrera et je n’en murmurerai pas plus que de tout le reste de votre lettre; c’est le beau stile qui m’entraine, Agnes pouvés vous proférer de telles paroles?
Vous avés fait sur mon ami l’impression que vous ferés toujours sur tout être sensible, il me dit (parceque daccord avec sa Soeur2 je le sollicite souvent de s’établir) par Eple1) voila une femme que j’aimerois a la follie mais je ne lui conviendrois pas, et nos religions sont diferentes, et d’ailleurs elle attend un epouseur...... de la l’idée que je vous ai comuniquée, je suis certain que je n’aurois qu’a lui temoigner un mot de possibilité pour qu’il fut a vos pieds, mais il est incapable de savoir rien faire de ce qu’il faudroit pour gagner des parents, il faudroit donc, vous qui avés tant d’ascendant et de superiorité sur eux, que vous sussiés si la chose leur plairoit, il faudroit meme qui2) la desirassent a un certain point; pour ne pas exposer mon ami a un refus, ou a des details dinterets toujours odieux; cent mille florins est une belle dotte pour une fille de condition, mais il faudroit pour etre heureuse et a votre aise qu’on vous les donnat en capital parceque nous avons de belles terres, et un bon etat qui exige un tel arrondissement, on assureroit votre bien sur nos terres, et vous doubleriés votre revenu, notre soeur2 est un prodige de merite et d’esprit, elle se sacrifie pour faire la maison de son frere, et vous seriés en paradis avec ces gens la, la seigneurie de thonon aux bords du lac de Geneve, et le Marquisat des Marches3 entre lion et Geneve, a deux lieues de Chamberi ou nous avons un Hotel4; en Hollande un regiment a lui, et le rang de General a la premiere promotion; le prince de Rohan Rochefort,5 et Mme de Brionne6 pour Cousin germain a paris, les Gouverneurs de Dresden,7 d’Alexandrie,8 et de Nice9 pour Oncles; le General Ogeltorp10 pour Oncle en Angleterre dont nous esperons d’hériter, et la Marquise de Merode Vesterloo11 pour Niece dans les païs bas, voila notre etat et nos alentours; mais nous n’aurions pas asséz de fortune pour figurer a Paris, Londres, ni lahaije, il faudroit se contenter de l’aisance d’un Seigneur de province en Savoie, et de l’etat de Voiageurs partout ailleurs, voiés ce que vous voulés faire, et ce qui vous convient, je reponds de mon ami, mais s’il y a des demarches vis a vis de vos parents a faire, je sais d’avance que jamais il ne saura s’y prendre, et qu’il faudra qu’entre vous et moi nous les fassions; c’est pour cella que nous sommes encore Vagabonds, aimer, plaire, c’est notre lot, s’intriguer pour la chose que nous desirons le plus, c’est dont il est incapable:
la lettre angloise12 me Charme, j’y trouve des choses qui me saisissent et qui me font conter pour rien la forme pedantesque, il faudroit a present voir comme on reduit en pratique journalliere tous ces respectables principes c’est l’eccueil ordinaire des moraliseurs, a moins d’etre ciniques, ils ne sont severes que pour ce qui n’est point de leurs gouts dominants; et puis l’oblation de J.C. est une episode qui est foible a coté du reste, comment un bon raisoneur peut il comprendre que le fils de Dieu crucifié ait pu et du expier les pechés de tant de millions de creatures, par un acte qui n’a aucun raport (je dis toujours en raisonement) avec la justice du tout puissant?, ceci est un dilemne qui frapera tout être reflechissant, qu’il soit assis devant son ouvrage, ou guindé sur la pointe des pieds......
Nous avons trouvé votre campagne charmante, la maison fort noble, et l’accueil de Madame votre Mere beaucoup plus favorable que nous ne l’esperions, la Veuve en avoit fait peur a mon ami tout en nous disant qu’il falloit y aller, les Moeurs de ce païs sont si etranges aux yeux de gens accoutumés a vivre dans le beau monde des autres païs qu’il est impossible de n’en être pas ou glaçé, ou beaucoup flatté pour peu que l’on recoive quelque prevenance et c’est toujours mon cas et cellui de mon associé:
Au reste que la grosseur de nos paquets ne vous inquietent pas vis a vis de la veuve, elle croit qu’il s’agit d’ouvrages d’esprit entre nous, et je l’y ai comfirmée:
Ce n’etoit pas asséz de manquer l’objet de ma course, de vous voir si peu, d’etre apostrofé inhumainement par vous, pendant ce peu de tems on m’a fait perdre le plus inique des proces contre un miserable qui revendiquoit des pretentions contre feu mon frere13 le plus droit et le plus genereux des hommes, j’ai essuié comme il m’arrive presque tous les jours les effets de l’aversion que me portent les sots, et les bêtes:
bonsoir injuste Amie, mais Amie que je regarde cependant comme un don du Ciel, entendons nous mieux a l’avenir, ne broïons que du couleur de rose, et surtout gardés vous que votre esprit n’use trop son envelope, votre existence sera toujours pretieuse a ceux qui vous conoitront, et quant a moi, elle est absolument essentielle a la mienne: je vous assure de mon respectueux et pationé devouement.
la haije ce Mardi 24e
J’ai eté faire ma cour hier a Mme votre Soeur,14 le son de sa voix m’a fait plaisir parce qu’il ressemble au votre.

NOTES
ETABLISSEMENT DU TEXTE Neuchâtel, BV, ms. 1314, ff. 22-24, orig. aut. Publ. Lettres à d’Hermenches, 79-81, avec coupures.
1) Lire exemple; 2) lire qu’ils.

COMMENTAIRE
1. Sans doute des invitations à l’occasion de la kermesse.
2. La soeur du marquis de Bellegarde, Charlotte-Eléonore-Aurore de Bellegarde, chanoinesse en Lorraine (1722-1780).
3. Le vienx château des Marches est aujourd’hui un centre psychiatrique pour femmes.
4. Cet hôtel existe rue Croix-d’Or, assez délabré et partagé en plusieurs appartements.
5. Le prince Charles-Jules-Armand de Rohan-Rochefort, né en 1729, maréchal de camp, marié en 1762 à Marie-Henriette d’Orléans-Rothelin, née en 1744.
6. Louise-Julie-Constance de Rohan, née en 1734, chanoinesse de Remiremont, veuve de Charles-Louis de Lorraine, comte de Brionne (1725-1761).
7. Jean-François IV Noyel de Bellegarde, comte de Saint-Romain, né en 1707.
8. Janus-Antoine Noyel de Bellegarde, comte d’Entremont (1697-1774).
9. Jean-Baptiste-François Noyel de Bellegarde, comte de Nangy (1701-1778).
10. James Edward Oglethorpe (1696-1785), général anglais, fondateur de l’Etat de Géorgie.
11. Eléonore-Louise-Constance, née en 1724, fille aînée de Charles de Rohan-Guemené, prince de Montauban, comte de Rochefort, avait épousé en 1742 Jean-Guillaume-Auguste comte de Mérode, marquis de Westerloo, né en 1772.
12. Partie de la lettre 99, que Belle avait envoyée à d’Hermenches le 22 juillet et contenant un passage sur la religion.
13. Le procès de Germain Philippe (1724-1756) qui avait été lieutenant-colonel d’un régiment suisse au service de Hollande. D’Hermenches dit dans la lettre III qu’il ne s’agissait que d’une somme de 127 florins résultant sans doute de difficultés dans la liquidation de ses engagements envers les sociétaires d’un des deux régiments dans lesquels il avait servi.
14. Johanna Maria de Perponcher.




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