Lettre 103, 16-17 juillet 1764 silhouet
Isabelle de Charrière / Belle de Zuylen, Oeuvres complètes, I, G.A. van Oorschot, Amsterdam 1979

103. Au baron Constant d’Hermenches, 16-17 juillet 1764

Que n’etes vous Charlatan ou comedien de profession, les talens ne vous auroient pas manqués et vous seriez ici peut-être. Je m’ennuye fort quelquefois de ne vivre jamais avec mes amis
Ce lundi soir
Voila un commencement qui depuis quatre jours attend une suite; je l’aurois dechiré apresent qu’il est si vieux, s’il n’etoit une bonne preuve que loin de vous oublier je vous desire, que je vous cherche dans la foule, que je me plains de ne vous y pas trouver. Je vous jure que j’ai pensé a vous prier de venir, si je ne l’ai point fait c’est pure delicatesse pour mes parens; apresent vous venez sans que je vous en prie, ce n’est pas ma faute, et je suis fort aise que vous veniez, mais suivez bien mes instructions. J’ai dit à la Veuve qu’il faloit vous recevoir, je l’en ai supliée et elle vous recevra. Ce sera jeudi matin. Vous aprendez chez elle peut-être si je suis en Ville ou non Vous ferez un tour a la foire, si vous m’y trouvez1) avec ma Mere tant mieux, si nous allons le soir a l’opera tant mieux encore. Nous causerons bien haut sans aucun mistere et l’on s’accoutumera a vous voir. Si ce jour là nous ne sommes pas en Ville, envoyez une carte chez nous a mon Pere qui surement y sera, dites que vous et Monsieur de Bellegarde nous viendrez voir a Zuylen dabord aprés diner, et puis venez effectivement voyez un peu le ton de la maison tachez de le prendre, je travaillerai je parlerai de mon ouvrage et vous aussi fort simplement, et puis un peu nouvelles a ma chere Mere, un peu raison a mon cher Pere, et puis tout ce que vous voudrez. Vous direz que vous venez pour accompagner votre ami, et pour voir la foire, et pour nous voir, et demandez ce que nous fesons le lendemain comme s’il alloit sans dire que nous vissiez2) tous les jours.
Adieu la cloche du souper sonne, je reviendrai vite. Il faut savoir que la Veuve n’a pu me donner votre lettre qu’aujourdhui.
Savez vous que la maison de campagne de mon Oncle1 est dans ce Village, il n’y a qu’a en agir comme son ami de tout tems, lui demander a diner pour Vendredi par exemple. Vous promettre que nous serons vous et moi a notre aise que nous nous promenerons un peu seuls, que nous pourons nous parler un peu bas, c’est ce que je ne puis faire, tout au contraire j’exige que vous ne le tentiez point. Si vous avez quelque chose a me dire ecrivez et donnez Votre billet a Me Geelvinck, je repondrai par la même voye De cette façon je vous avertirai si vous pouvez allonger votre sejour sans inconvenient pour moi, ou si c’est me rendre un service que de partir au bout de quelques jours. Nous attendons ici bientot Me de Schonenburg2 cousine de mon Pere femme d’un grand merite, d’un courage et d’une fermeté extraordinaires, avec sa belle fille epouse3) de ce malheureux Schonenburg condamné a mort; on est faché qu elle vienne, elle est jeune et belle4) on craint qu’il n’y ait une sorte de contraste entre ses manieres et sa situation; on souhaite qu’elle ne voye guere de monde chez nous, il ne convient pas de la beaucoup montrer. Si je vois que vos visites ici ne feroient pas plaisir quand elle y sera, je vous en avertirai avant qu’elle vienne. Ce n’est pas qu’elle soit le moins du monde coquette ni extravagante, elle est fort sage elle aime toujours son mari elle connoissoit peu son Pere, mais il faut bien du sens et de la delicatesse pour qu’une femme dont le mari a tué le pere ait une conduite assortie a l’excés de son malheur.
Ces5) instructions deviennent aussi longues que celles d’un plenipotentiaire mais n’importe, il y en encor6) un article important c’est que vous soyez prudent et discret vis-a-vis de la veuve, elle n’est point chez elle mais chez sa soeur, sa Mere y est aussi, je crois que son Pere y sera, si vous y allez souvent si vous paroissez empressé, ils seront trés mecontents, et elle sera trés embarassée. Voila qui est fini.
Il est six heure, je n’ai pas dormi je viens de me lever pour vous écrire. Ne dites plus que je suis une amie froide, capricieuse; ne dites plus pour louer mon coeur qu’il n’est pas tout-a-fait barbare; ne parlez plus d’oubli ni de degout. Cette refutation que vous nommez pedantesque m’a paru solidement pensée, exprimée avec feu et agrement. Je trouve que vous avez raison pour les trois quarts au moins, le reste meriteroit bien que nous en parlassions a notre aise quelque jour. Il n’est point d’homme qui ne veuille être estimé par ses semblables, il n’est point d’auteur qui n’ecrive pour plaire au public, mais est-on satisfait de se voir estimé quand on se mesestime, de plaire aux autres quand on se deplait a soi ? je crois que non. Si dans un siecle et dans tous les siecles a venir le Devin du Village devoit paroitre un mauvais opera et le Marechal ferrant3 un joli opera je ne ferois7) pas le Devin du Village mais je ne ferois pas le marechal ferrant. Si dans tous les siecles chez tous les hommes le stile de Rousseau devoit paroitre insipide et celui de Formey4 agreable, Rousseau je crois n’essayeroit pas d’écrire comme Formey. Dans mon enfance j’etois passionée pour toute espece de gloire, il n’y avoit rien de tout ce qu’on aplaudit que je n’enviasse, mais le consulat de Ciceron5 ne me paroissant pas glorieux les remerciements du Senat les acclamation du peuple ne me firent pas la moindre impression, je n’enviai rien a celui qui avoit sauvé sa patrie. Un homme superieur a tous les autres hommes mettroit son propre sufrage au dessus de tous les autres; et je ne sai s’il n’est pas absurde de dire que Dieu a créé des mondes et des hommes pour sa gloire. Ce sont là des objets de speculations fort curieux et fort interressants. Lisez the theory of moral sentiments du docteur Smith. Si vous ne le trouvez pas à la Haye parlez en ici de façon que je puisse vous l’offrir et vous le preter, ou bien je le donnerai a Me Geelvinck.
Au reste il est bien vrai Monsieur que ma comedie6 est ecrite dans le dessein de plaire aux autres, et bien lui en prend s’il lui est avantageux de n’être pas brulée encore; si elle n’etoit faite que pour me plaire elle n’existeroit plus car elle me deplait souvent. Quelquefois je voudrois qu’elle fut en vers et elle est en prose, quelquefois je voudrois qu’on la chantat, et il faudra la reciter, qu’elle fit rire et elle fera peut-être pleurer, les personnages valent mieux que moi cela me paroit quelque fois humilant quelque fois hipocrite.
Si j’avois su que M. Micheli fut votre ami je vous aurois plaint sans doute8) et je vous aurois ecrit. Quoique je ne le connusse pas un sort si etrange et si cruel m’a beaucoup touchée.
Je crois que M. de Bellegarde n’est pas un homme a marier c’est dommage, puisqu’il est si aimable il n’auroit qu’a me prendre pour sa femme en passant. Je m’ennuye souvent de l’etat de dependance. Si j’etois libre je vaudrois beaucoup mieux.
Au lieu de vous annoncer par un billet suposé que Jeudi nous ne soyons pas en Ville, venez plutot l’aprés diner tout droit chez mon oncle et puis chez nous.9)

NOTES
ETABLISSEMENT DU TEXTE Genève, BPU. ms. Constant 37/1, ff. 61-63, orig. aut., taché. Publ. Lettres à d’Hermenches, 65-69.
1) vous m’y trouvez, vous m’y sur j’y vai, trouvez en marge; 2) lire que vous nous vissiez; 3) en surcharge sur femme; 4) et belle ajouté au-dessus de la ligne; 5) en surcharge sur Mes; 6) lire il y a encore; 7) ne ferois en surcharge sur n’ecrirois, l’apostrophe n’a pas été biffée; 8) ajouté au-dessus de la ligne; 9) cette phrase se trouve en marge.

COMMENTAIRE A l’exception de quelques lignes écrites quatre jours avant ‘ce lundi soir’, cette lettre est une réponse à celle de Constant d’Hermenches du 14 juillet 1764. Nous l’avons donc classée à la date du lundi 16 juillet et non pas le 12.
1. Il ne nous a pas été possible de localiser cette maison.
2. Voir la lettre 54, note 3. [® ‘Isaac Steven van De(e)len, seigneur de Schoonenberg, fils unique de Nicolaes Hans W. van Delen tot Schoonenberg et de sa deuxième femme Dina Henriette von Crönstrom (fille de T.A.E. van Tuyll van Serooskerken et d’Isaac baron von Crönstrom) épousa en 1757 Margaretha van Brakell tot den Brakel. I.S. van Delen tua son beau-père et blessa sa belle-mère en 1761. Réfugié en Allemagne il fut tué par un garde-chasse en 1771 (Gedenkschriften, I, 181).’]
3. Opéra-comique en un acte, paroles de Quiétant et Anseaume, musique de Philidor (1761).
4. Jean-Henri-Samuel Formey, philosophe et écrivain allemand d’origine française, né et mort à Berlin (1711-1797).
5. Marcus Tullius Cicero (106-43 a. J.-Chr.), célèbre orateur romain, écrivain et homme politique. Au sommet de sa carrière, il déjoua comme consul la conspiration de Catalina.
6. Sans doute Justine. Voir lettre 94, note 2. [® ‘Sans doute Justine, dont il sera encore souvent question dans les lettres qui suivent. Le texte n’en a pas été conservé. Nous ne connaissons que les appréciations, toutes favorables, de quelques amis du professeur et écrivain R.M. van Goens, qui avait fait circuler le manuscrit. (J. Wille, De literator R.M. Van Goens, studiën over de achttiende eeuw, Zutphen. N.V. G.J.A. Ruys’ uitg-mij, 1937, I, 406-408).’]




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